Daniel Sibony : « Shakespeare est singulièrement universel » <!-- --> | Atlantico.fr
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Daniel Sibony publie "Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir" aux éditions Odile Jacob.
Daniel Sibony publie "Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir" aux éditions Odile Jacob.
©DRFP / NB / Odile Jacob / DR

Atlantico Litterati

« Avec Shakespeare, on se retrouve toujours autour d’une question simple et lancinante : par quoi est possédé cet être, qu’est-ce qui en lui le dépasse et par quoi il doit en passer ? Quel est son partenaire fantôme ou inconscient, avec lequel à son insu il est aux prises et joue la partie de sa vie ? », s’interroge Daniel Sibony dans son essai intitulé « Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir » (Odile Jacob), publié ces jours-ci.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Le philosophe accomplit une psychanalyse des principaux personnages des 37 pièces de Shakespeare, des plus célèbres auxmoins connues. Ce faisant, Sibony poursuit et approfondit le travail de réflexion accompli en 2003  dans son : « Avec Shakespeare » (Grasset).( « Etudiant sept piècesles plus illustres du répertoire- de Hamlet à Coriolan, de Cymbeline à Othello, de Lear à Jules César et Roméo et Juliette, Shakespeare a composé un théâtre des passion humaines dont aujourd’huila psychanalyse post-lacanienne a besoin. (…) Très intelligent, très amusant aussi… »nous disait alors la quatrième de couverture.Toujours aussi pertinent, maisenrichissant son propos, Daniel Sibony réalise uneprouesse littéraire. Il nous tend un miroir, et offre aux amateurs comme aux exégètesle décryptage des chefs- d’œuvres du plus grand dramaturge de tous les temps. « Shakespeare est multiple et unifié, nourri d’à peu près tous les problèmes qui nous agitent, – la violence et la guerre, la paix introuvable, l’amour sous tous ses angles, surtout le plus courant, l’amour-propre (le « narcissisme » dont il explore tant de facettes), (…)  Il éclaire nos problèmes sur un mode singulièrement universel ». Will (1564-1615) a le regard perçant  : en examinant ses œuvres avec les outils intellectuels de l’analyse Freudienne et son expérience de la pensée de Lacan, Daniel Sibony nous rapproche de ce que nous chérissons – l’art, la littérature, celle de Shakespeare par exemple. « Le théâtre de Shakespeare concerne le dialogue entre un sujet et son destin », précise Sibony. Une grille de lecture pour toutes les époques et plus particulièrement la nôtre, entre barbarie à tous les étages etbien-pensance sévissant dans les discours de la « moraline » d’aujourd’hui. « Shakespeare raille ceux quirêvent d’un monde sans différence, sans exclusion, sans conflit, un monde lisse où règnerait le tout amour qui n’est autre que lereflet de leur amour pour eux-mêmes. Sa texture est un travail émouvant et intense pour que les différences soient reconnues et non gommées, édulcorées ou déniées. Quand on entend sa passion de la différence sur fond de discours actuels fortement « universalistes » qui veulent prendre la voie directe du même « pour tous », en nous disant que la différence sexuelle est une pure construction, que la différence de dons entre deux individus est une pure injustice, que les différences de classes peuvent et doivent être effacées (…)on se dit qu’il y a une chute de la pensée, pour ne pas dire une déchéance, et l’on est tenté de relever le niveau avec Shakespeare » (Daniel Sibony, «  Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir »).

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Concernant les « questions d’amour », William Shakespeare vu par Daniel Sibony ne se berce d’aucune illusion, et comme s’il avait lu Barthes, « Belle du Seigneur » et Proust, le Grand Will a cette définition du sentiment amoureux :« L’amour fuit comme une ombre l’amour réel qui le poursuit, poursuivant qui le fuit, fuyant qui le poursuit. (Falstaff) Un résumé debien des dramaturgies fictionnelles et- malheureusement pour nous-, un condensé de la plupart des enjeux sentimentaux dans la vie. «  Là encore, l’amour est un révélateur de vérité ; chacun ne peut connaître la sienne qu’à travers l’épreuve de l’amour. Mais comme l’amour l’occupe, il n’a pas le temps d’intégrer ce savoir ; et quand l’amour est perdu, la confusion qui s’ensuit l’empêche aussi d’y accéder ».

Daniel Sibony définit le « pitch » de son livre : « J’analyse ici tout le théâtre de Shakespeare, pièce par pièce et globalement ; l’œuvre m’accompagne depuis longtemps, la sienne, avec celle-ci qui court depuis des décennies. C’est dire que, comme la Bible que je lis depuis l’enfance, elle est pour moi une source intarissable – d’écriture, de pensée et de vie».«Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir » s’impose comme l’un des meilleurs essais de cette rentrée littéraire. Nos affects et notre inconscient- enrichispar les points de vue (esthétiques, philosophiques, politiques) du Maître de Stratford-on-Avon sont à l’œuvre. Rien n’est sûr en amour ?« Ceux qui ne veulent pas de dépendance n’ont qu’à ne pas aimer »semble grommeler Shakespeare (du côté des pratiquants amoureux quant à lui ). Grâce à la grille de lecture de Daniel Sibony, nous voici avertis, Informés : éclairés ; dans cette lumière,le mystère d’autruiet le nôtre s’atténuent. Daniel Sibony réussit la prouesse de nous offrir par son regard d’écrivain et sa science du sujet Shakespearien une radiographie de tous les humains de tous les temps . L’écriture est d’une clarté égale à la pertinence du propos. Ils’agit déjà d’un classique, ce genred’ouvrage que nous lisons et relirons avec plaisir « Shakespeare est comme Dieu il fait ce qu’il veut »déclaraPhilippe Sollers (Le Nouvel Observateur).

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« Il est clair que ces trente-sept pièces intéressent quiconque aime les histoires mises en scène par une forte pensée. Et que faisons-nous, face aux histoires folles qui se jouent sur nos scènes planétaires ou locales, sinon tenter d’y déceler du sens, de suivre le jeu, de comprendre la mise en scène, et de voir s’il nous reste du jouable ? Ce en quoi la lanterne de Shakespeare, ce monstre théâtral de la pensée ne cessera jamais de nous guider ».

Éclairage pour Atlantico.      Annick GEILLE

Repères

Daniel Sibony est philosophe, psychanalyste, auteur d’une quarantaine d’ ouvrages parmi lesquels, chez Odile Jacob, De l’identité à l’existence, Question d’être, et le dernier : À la recherche de l’autre temps. Il a aussi écrit sur l’art, les religions, la clinique, le rire et la psychopathologie de l’actuel,entre autres thèmes.

EXTRAITS

1) l’auteur & son livre

«  Un mot sur la présentation. L’ordre canonique des pièces étant connu, j’ai préféré les ordonner en quatre parties dans une logique qui s’explicite progressivement.

D’abord « les jeux de l’amour », ce qui inclut les Comédies, dont c’est le thème essentiel, auxquelles j’ajoute trois pièces : Cymbeline, et deux tragédies, Roméo et Juliette et Antoine et Cléopâtre, parce qu’elles sont centrées sur l’amour.

Puis une petite deuxième partie, autour du don et de « la dette », thème crucial de Shakespeare, avec trois tragédies et une pièce intermédiaire, le Marchand de Venise.

Suit un groupe de tragédies « du symptôme et du destin ».

Enfin les Histoires, qui forment un bloc politique auxquelles s’ajoutent deux pièces majeures, Le roi Jean et Jules César. En somme, questions d’amour, de dette, de destin et de pouvoir. Autant de questions d’être.

Conclure le tout par La tempête est un signe à la tradition, et un choix qui fut aussi celui de Shakespeare : finir sur le pardon, sur ses méandres, sa folie, sa nécessité, et sur la création.

3. On trouvera nombre d’allusions à la Bible (Ancien Testament) ; le théâtre de Shakespeare en est très imbibé. Je ne développe pas cet aspect, mais je peux dire qu’en retour, il nous éclaire sur des enjeux essentiels de la Bible (A. T.), à prendre en compte qu’on soit athée ou religieux. Notamment sur les deux enjeux bibliques que sont la lutte contre l’abus et contre l’idolâtrie ; deux thèmes qui se déclinent amplement dans Shakespeare1.

(1. On pourrait montrer, mais ce n’est pas ici le lieu, en quoi le théâtre de Shakespeare est, dans le champ littéraire, le rebond le plus génial de la Bible (AT), dans l’esprit de sa lettre.)

Extrait 2

Question de pouvoir

« Shakespeare aide à penser l’événement : c’est quelque chose qui se met en travers de la route et qui par-là même interpelle ou fait appel. Dans Shakespeare, les personnages peuvent être ce qu’ils sont et leurs trajets se télescopent, d’où le conflit, mais ils peuvent aussi être atteints voire ciblés par le hasard et l’inconscient, il peut leur arriver des choses terribles venues à la fois de très loin et du fin fond d’eux-mêmes. Macbeth, il lui arrive la vision des sorcières qui est en soi un événement, au-delà de ce qu’elles annoncent ; il lui arrive une collision entre le réel et le fantasme, de sorte qu’il s’avance dans le fantasme et c’est pour lui du réel : ce serait bien que Banquo disparaisse, et il le fait disparaître ; ce serait pas mal non plus si Macduff, etc. ; et dès le début, ce serait bien que le roi disparaisse et il le tue dans un état semi hallucinatoire ; tout comme, plus tard, ils hallucine le spectre de Banquo, cette fois après l’acte. À tous les deux, il arrive quelque chose de surnaturel dans cette collision visible entre réel et fantasme. Pour Hamlet, on ne retient que la mission ou plutôt son contenu : venge-moi.

La Tempête : unerêverie repensant le politique

Enlevez à La Tempête sa féerie, et vous la mettez à plat : elle reste pleine de riches pensées mais sans attaches vraiment réelles. Rendez-lui sa féerie et le texte redevient réel, tendu, arc-bouté de toutes parts sur l’indicible à l’œuvre ; il s’allège, devient disponible, prêt à marcher avec vous, où vous voudrez ; prêt à vous porter sans cesse, à l’infini, tout en vous laissant libre. Le texte fait résonner vos pensées. Il y a des textes qu’il faut entendre en pensant à autre chose ; ils portent l’écoute des pensées inconscientes.

Rêve et réalité

La Tempête a l’étrangeté de certaines écritures qui jouent le va et vient entre rêve et réalité1 ; elle densifie cet entre-deux et Prospéro le dit : « nous sommes de l’étoffe dont sont faits nos rêves et notre petite vie est enveloppée dans un somme ». (…)

Dans la plupart des pièces de Shakespeare on a des anomalies, des points de crise ou de folie et, après tout, que fait la littérature sinon traquer l’anormal, l’anomalie du normal, qu’elle creuse plutôt qu’elle ne redresse ? Dans La Tempête, il n’y a pas de grand obsédé́ ni de symptôme déferlant ; même Caliban est conforme à ce qu’il représente, et les frères jouent leur rôle, ainsi qu’Ariel ou Sycorax ; seul Prospero est singulier, toujours en pleine magie, mais ça lui passera : Je vais rompre mes charmes, leur rendre la raison, et ils redeviendront eux-mêmes. À la fin, il abandonne sa magie et revient à l’humaine condition, dont la pièce a, entre-temps, revisité les points critiques. Sous forme théâtrale : un démiurge remonte en scène le monde, la genèse de l’amour, de la parole, des liens premiers. À sa façon ; ainsi l’apparition d’Eve est dûment inversée : ce n’est pas l’homme qui s’ébahit de voir la femme apparaître, mais la femme qui regarde avec des yeux ronds l’homme qui émerge.

Cette femme, Miranda, n’a jamais vu d’autre homme que son père. Elle ne peut qu’être amoureuse, la différence est si proche ; le familier soudain étrange. C’est tout juste si elle ne dit pas : voilà une chair de ma chair, comme Adam le dit d’Ève. Elle partait du couple unique père-fille, parfait mais un peu ennuyeux, et voilà l’émerveillement : cet homme a quelque chose du père, avec une sorte de jeunesse : ce sont des choses qu’elle voit pour la première fois, des choses qui sont la première fois, c’est la nouveauté de la rencontre qui fait l’amour ou qui le transfère.

Copyright Daniel Sibony : "Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir" ( Odile Jacob), 610 pages/ 28 euros.

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