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Control Freaks : ce néo-stoïcisme des milliardaires de la tech californienne qui envahit le monde
©David Becker / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

H€althy

Le fondateur de Twitter Jack Dorsey a récemment expliqué qu’il s’astreignait à un mode de vie monacal très strict, jeûnant par exemple tous les week-ends, et prenant des bains gelés tous les jours.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Cette mode qui s’apparente à une nouvelle forme de stoïcisme, philosophie romaine austère qui considère qu’il faut accepter le monde tel qu’il est sans en subir ses tentations gagne beaucoup de terrain chez les grands patrons de la Silicon Valley. Concrètement, qu'est-ce que le stoïcisme ?

Bertrand Vergely: Martin Heidegger a expliqué que toute la philosophie, depuis son origine, médite essentiellement sur l’être. Par être, il faut entendre la réalité mais plus encore l’existence. Qu’est-ce qui fait que la réalité existe ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes ici, là maintenant, et que nous existons ? Il n’est tout de même pas banal de vivre et qu’il y ait de la réalité. On devrait en avoir conscience. Quand on en a conscience, on voit le monde. On existe au sens fort. Pourquoi l’oublie-t-on ? Que faut-il pour ne pas l’oublier ?

Au VIème siècle avant Jésus-Christ, Parménide apporte une réponse à cette question à la suite d’une expérience proprement initiatique qu’il a vécue. L’être est parce qu’il ne peut pas ne pas être, indique-t-il. Il y a une puissance d’existence dans l’être qui va au-delà de tout. C’est ce que l’on appelle improprement le destin ou bien encore la nécessité, termes inadéquats parce que rendant mal compte de la puissance de vie qui se trouve dans l’être.

Toute l’Antiquité a médité sur cette parole de Parménide : « L’être ne peut pas ne pas être ». Les Stoïciens ont notamment médité sur elle en développant cette conclusion : il existe un ordre divin qui guide le monde. Si le monde est ce qui est, c’est parce qu’une puissance d’être proprement divine et nommée la  Providence le fait exister. Sinon, il n’existerait pas.

Malgré les vicissitudes de la réalité, ne nous laissons pas déstabiliser. C’est cet ordre divin qui est réel et qui est toujours réel. Concrètement parlant : méditions sur cette puissance d’être. Cultivons la mémoire de celui-ci. Ne soyons pas, comme le dit Heidegger, dans l’oubli de l’être. On demeure serein face à ce qui arrive. On ne se laisse pas désarçonner par les tribulations du monde. On dépasse la souffrance, c’est-à-dire la situation de servitude dans l’existence qui fait que l’on est esclave des événements parce qu’ l’on subit ceux-ci sans les comprendre.

La philosophie des Stoïciens est une philosophie proprement extraordinaire pour une raison simple : elle incarne la sagesse dans notre monde. Il n’y en a pas d’autre. Considérons toutes les sagesses, toutes disent la même chose. Être sage consiste à accepter le monde tel qu’il est sans une once de révolte. Plus précisément, être sage consiste à accepter le monde tel qu’il est, pour découvrir en toute événement présent dans l’espace et dans le temps une occasion de sagesse et de progrès intérieur. Ce qui donne beaucoup de sérénité, de sagacité  et, comme l’a vu Gilles Deleuze dans Logique du sens, beaucoup d’humour.

 Jack Dosey, fondateur de Twitter, jeûne et prend des bains glacés en menant une vie austère. Il n’est pas le seul. Cette mode fait fureur à la Silicone Valley. A-t-on affaire à du stoïcisme ? Non.

Quatre raisons guident ce régime de vie. Première raison, une raison banal : cela fait du bien. Deuxième raison, une raison intéressée : non seulement cela fait du bien, mais on est plus « performant » pour travailler, s’amuser avec des réseaux comme Twitter et gagner de l’argent. Troisième raison, une raison angoissée : on a peur de la mort et on se dit qu’en suivant un régime  on va vivre très longtemps en attendant que les nouvelles technologies fabriquent les moyens de créer un homme immortel. Enfin, une raison orgueilleuse : avoir un régime flatte l’orgueil intime. Alors que le monde autour de soi est mou et obèse faute de discipline, on est vigoureux et mince. Dans toutes ces raisons, pas une once de sagesse stoïcienne. Rien que des raisons très humaines faisant penser à des recettes de bien être que l’on trouve dans tous les magazines féminins et des recettes pour améliorer ses performances que l’on trouve dans tous les magazines masculins.  

Quand Jack Dorsey évoque son éthique, parle-t-il d’Épictète, de l’être, de l’ordre divin de l’existence, de la divine providence ? Non. Il parle de lui et de la façon dont il entend gouverner le monde.

On imagine toujours le stoïcien comme étant celui qui supporte la douleur en serrant les dents. Le sage stoïcien est tout autre. Quand il est sage, cela ne vient pas de ce qu’il est capable de supporter la douleur sans broncher mais de ce qu’il n’oublie jamais la présence de la providence en toute chose afin d’en tirer une leçon de sagesse et de liberté.  Spinoza explique que la philosophie consiste à savoir voir les choses avec les yeux de l’éternité. Avec les stoïciens c’est ce qui a lieu. Portons sur la vie, le monde et les hommes ce regard divin consistant à voir en toute chose un effet de la providence. On est dans l’éternité.

Edouard Husson : Ce n’est ni la première ni la dernière fois que le stoïcisme revient à la mode en Occident. C’est même, depuis la Renaissance, l’une des philososophies qui fascinent le plus ceux qui cherchent une alternative au christianisme. Dans le langage courant, nous disons d’un individu qu’il est resté « stoïque » quand il n’a pas bronché au sein d’événements compliqués, voire hostiles. Le stoïcisme, comme doctrine, est essentiellement fondé sur la distinction entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous ». Le sage est celui qui se concentre sur ce qu’il a le pouvoir de changer et qui accepte le reste, sans être troublé. Le philosophe stoïcien propose le bonheur au bout d’une acceptation du monde, tel qu’il est, dans toute sa complexité, ses interactions et ses successions de causes aux effets le plus souvent inattendus mais toujours rationnels. Le destin est rationnel et la sagesse passe par son acceptation.    

Comment expliquer cet attrait pour le stoïcisme chez ces grands fondateurs ou patrons d'entreprises de la Silicon Valley en particulier ?

Bertrand Vergely : Avoir un régime strict, se donner une discipline, vivre un peu à la dure, a un effet immédiat : en permettant de reprendre le contrôle de soi, cela stimule l’estime de soi dont la perte est un facteur de dépression.

Nous vivons dans un monde déprimé. Notre monde ne connaissant plus l’ascèse religieuse, celui-ci n’a plus d’estime de lui-même. Quand on se laisse aller à trop manger, à boire, à ne faire aucun exercice, quand on est mou, sans vigueur, sans rigueur, on n’a aucune estime de soi. Culpabilisant inconsciemment, on se déteste.  Se détestant, on est triste, maussade, sourdement en colère à l’égard du monde et de la vie. Quand on se met à avoir  un peu de discipline, l’effet est immédiat. On récupère de l’estime de soi.

Dans La République, Platon explique qu’il ne faut pas confondre sagesse et maîtrise de soi. La maîtrise de soi est une tyrannie et cette tyrannie, un esclavage. C’est vrai. La maîtrise de soi est un orgueil et cet orgueil est addictif. Les héros du marquis de Sade adorent la maîtrise de soi. Elle est la clef de leur  sadisme. Contrôler la jouissance sexuelle au lieu de se laisser emporter par elle ?  C’est le paroxysme de la jouissance.

Les leaders de la Silicone Valley aiment le jeûne et les douches froides. Rien d’étonnant à cela. Grâce au jeûne et aux douches froides, ils sont encore plus leaders, plus battants, plus performants.

Le sage n’est pas orgueilleux et l’orgueilleux n’est pas sage. Être sage, ce n’est pas avoir de la volonté. C’est arrêter de n’avoir que sa volonté. Ce qui demande d’avoir de la volonté et une volonté allant au-delà de cette volonté pour accepter la volonté des dieux et pas simplement la sienne propre.

Edouard Husson : Remarquons tout d’abord, le génie proprement américain, qui consiste à recycler la culture de l’Antiquité, régulièrement, sur un mode pratique. Au début du XXè siècle, c’était la redécouverte de la rhétorique anciennne et ce n’est pas un hasard si les Américains aujourd’hui sont les meilleurs orateurs du monde occidental. Tout au long du XXè siècle, les écoles de management ont transmis des sciences humaines et sociales dans un mode de fabrication fast food, facile à se procurer et à consommer. A présent, nous voyons comment Tim Ferris, investisseur à succès dans les technologies nouvelles et les écosystèmes d’innovation, a répandu la mode d’un nouveau stoïcisme, version californienne. Il aime répéter la formule de Sénèque, grand philosophe stoïcien, qui se donna la mort sous Néron plutôt que de subir la tyrannie: « Nous souffrons la plupart du temps dans l’imagination plus que dans la réalité ». Evidemment sa façon de mettre le stoïcisme en pilules à consommer en séances d’acceptation de ses propres peurs pour les surmonter, fera hurler les spécialistes de philosophie ancienne. 

Mais il faut se rappeler que le stoïcisme fut, en quelque sorte, la sagesse ultime du monde antique. Marc Aurèle, empereur de 161 à 180, est considéré comme le dernier grand philosophe stoïcien. Citons cette pensée: « Souviens-toi de la matière universelle dont tu es une si mince partie; de la durée sans fin dont il t’a été assigné un moment sicourt, et comme un point; enfin du destin, dont tu es une part, et quelle part ! ». On voit bien comment cette société en perpétuelle ébullition qu’est la Silicon Valley peut trouver dans le stoïcisme un moyen d’accepter des événements inattendus comme l’élection de Donald Trump, s’armer mentalement devant la concurrence chinoise croissante, se préparer à la prochaine crise financière etc....On ajoutera que le stoïcisme est essentiellement cosmopolite - l’humanité est un tout, profondément solidaire dans l’enchaînement des causes qui constitue la Nature: on peut en faire une arme de guerre contre les nationalismes et les frontières. Le stoïcisme est une philosophie de l’Empire ! 

L’obsession du contrôle, qui est au coeur du fonctionnement des entreprises de la Silicon Valley n’est-elle pas au coeur de ces modes ?

Bertrand Vergely : Vous voyez ? Qu’est-ce que je vous disais ? L’orgueil. La volonté toute puissante.

Le transhumanisme pense que, grâce aux nouvelles technologies, il va pouvoir parvenir à l’homme immortel. Si l’on surveille l’existence humaine grâce à des capteurs permettant d’intervenir à la moindre alerte sur celle-ci afin de la réparer, si l’on introduit dans le corps des dispositifs permettant cette auto-surveillance et cette autoréparation, il n’y a pas de raisons qu’on ne parvienne pas à un être humain qui vivra des centaines d’années. Par extension, si on surveille la société et si on répare celle-ci, il n’y pas de raison que l’on ne parvienne pas à supprimer les inégalités ainsi que toutes les déviances notamment les préjugés. Grâce à un régime ainsi qu’à de la discipline, il est possible d’être performant. Grâce à une technologie adaptée, il doit être possible de bâtir une société égalitaire, sans préjugés, pensant comme il faut.  

Aujourd’hui, nous sommes rentrés dans ce dispositif de contrôle global de l’existence. Regardez ce qui se passe autour de nous. D’un côté, nous avons affaire à des campagnes continuelles d’hygiène afin de nettoyer nos corps (campagne anti-tabac, écologie, mode vegan). Par ailleurs, les réseaux sociaux s’occupent de notre hygiène mentale en faisant la chasse à toute expression jugée déviante, raciste, sexiste, etc… Enfin, nous sommes filmés en permanence par des caméras qui sont dissimulées partout. La société postmoderne devient un grand corps social qui s’autocontrôle, exactement comme le leader de la Silicone Valley contrôle sa santé en permanence afin d’être performant.

Edouard Husson : Ce que Tim Ferriss ou Jack Dorsey mettent d’abord en oeuvre, c’est le contrôle d’eux-mêmes! C’est à la fois une façon de répondre aux critiques universelles contre la « superclasse ». C’est aussi une façon de sortir des années clinquantes de la Silicon Valley. Mais, plus profondément, c’est un retour au lien qui existe depuis l’origine entre acèse occidentale et capitalisme. Max Weber l’a repéré chez les patrons protestants d’Allemagne ou du monde anglophone. Mais c’est bien plus ancien: le capitalisme est né dans les monastère cisterciens et la bourgeoisie très catholique de l’Italie du Nord au XIIè/XIIIè siècle. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. C’est simplement le signe que l’on sort des années hédonistes du capitalisme de l’ère clintonienne. Ce n’est donc pas la question du contrôle des entreprises qui se posent d’abord mais de l’entrepreneur sur lui-même et sur son environnement. 

Que penser de ce stoïcisme ? N’est-il pas une façon de se déresponsabiliser à tous les niveaux ?

Bertrand Vergely : Emmanuel Levinas a fort bien parlé de la responsabilité quand il a expliqué qu’être responsable consiste à répondre à l’appel qui est lancé par la vie, les autres, le visage des autres, l’existence dans sa chair bouleversée et bouleversante. Qui a le sens d’un tel appel de la vie en y répondant de toute sa chair est dans la responsabilité.

Aujourd’hui, nous assistons à une crise de la responsabilité. Le responsable est soit le bouc émissaire que l’on accuse de tout, soit l’être tout puissant qui s’innocente de tout. C’est soit celui que l’on accable, soit celui que l’on excepte. Dans le soi-disant stoïcisme des apôtres de la Silicone Valley, est-il question de la responsabilité fondamentale que l’on éprouve dans sa chair ? Non. Il est question uniquement de la maîtrise de soi comme du contrôle du monde.

Il existe un mode réel et non artificiel de régulation de l’humanité. On le trouve à chaque fois que l’on rentre dans sa chair et que l’on se souvient, comme les stoïciens, qu’en toute chose il est possible d’acquérir de la sagesse.

 Saurons-nous dans l’avenir vivre une telle responsabilité ? Certainement, nous la vivons déjà. Heureusement. C’est elle qui conserve le monde en permanence.

Celle-ci va-t-elle gouverner le monde ? Non. Le monde a toujours été gouverné par le pouvoir, l’orgueil, la maîtrise, le contrôle. Il continue de l’être. Il n’y a pas de pouvoir intelligent, pas de pouvoir sage.

Regardez ce qui se passe aujourd’hui !  L’Intelligence artificielle est dangereuse pour la Démocratie, explique Laurent Alexandre dans une récente interview. Mais, si on ne la fait pas, si on se laisse dépasser dans ce domaine, on sera les valets des Chinois qui feront de nous ce qu’ils veulent. Quelle est la raison d’être de notre monde ? Le fait de faire quelque chose que l’on sait être mauvais mais de le faire quand même en expliquant qu’il vaut mieux que cela soit fait par nous que par les autres. Où est la sagesse ?

La sagesse existe. Elle se trouve dans le véritable stoïcisme qui ne consiste pas à prendre des douches froides, mais des bains de sagesse et de réelle pensée.

Edouard Husson : Il va falloir regarder de près l’évolution globale des mentalités dans le patronat américain. Comment ne nouveau stoïcisme s’articule-t-il avec le transhumanisme? Quel va être l’impact réel de Trump sur le patronat américain? Mais dans tous les cas, je ne crois pas du tout que ce nouvel engoument philosophique signifie que ses adeptes se détachent du monde ni des responsabilités. Je crois que c’est plutôt le contraire: on revient à la vieille idée que le patron, le chef, le leader doit être exemplaire. Et on peut faire le pari que les Pensées de Marc-Aurèle vont devenir un best-seller. Le nouveau leadership y trouvera, entre autres choses, une réflexion sur l’équilibre nécessaire dans le commandement des hommes. A suivre. 

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