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Complot ou vérité inavouée : les francs-maçons ont-ils vraiment déclenché la Révolution française ?
©REUTERS/Regis Duvignau

Bonnes feuilles

Les sociétés secrètes sont-elles le miroir du monde ? Laissez-nous vous conter leur histoire, leur organisation, leurs rituels, leurs relations au savoir et au pouvoir, mais aussi les personnages fondateurs ou emblématiques, les anecdotes, les faits marquants… En mettant ces faits en perspective avec le contexte historique dans lequel ces ordres sont apparus et en expliquant leur évolution, ces groupes de l’ombre sont très éclairants. Ils en disent long sur l’état – momentané ou pérenne – des sociétés dont ils se veulent la face cachée. Extrait de "Sociétés secrètes" de Dominique Labarrière, aux Editions Pygmalion (2/2).

Dominique Labarrière

Dominique Labarrière

Dominique Labarrière est écrivain, journaliste indépendant et conférencier. Il a publié des romans, des récits et des documents.

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Cette thèse est celle que l'abbé Barruel, jésuite et francmaçon, développe en abondance à partir de 1797 et qui servira de référence à ce que l'on a pu appeler « la science antimaçonnique ». Car si les illimunati sont le point de mire, c'est la franc-maçonnerie dans son ensemble que Barruel et ses continuateurs dénoncent. Là encore, l'amalgame est allé- chant : puisque l'ordre des illuminati a poursuivi des objectifs politiques et puisque ses membres les plus éminents sont eux-mêmes francs-maçons, il n'y a qu'un pas à franchir pour généraliser l'accusation de complot à l'ensemble de la francmaçonnerie. Le martinisme sera également désigné comme cause de la Révolution, notamment par l'historien – francmaçon – Louis Blanc qui voit dans les théories de Martinès de Pasqually, Papus et Willermoz « une doctrine au fond de laquelle la Révolution grondait sourdement ».

Le but d'Augustin Barruel et de ses très nombreux successeurs est évident : exonérer la monarchie de toute responsabilité ou culpabilité dans sa chute puisque ce seraient les forces du mal, incarnées par les loges, qui auraient causé cette chute. Ainsi, se trouve régénéré le thème de l'Antéchrist fauteur de chaos. Alors que pour Nietzsche, « la Révolution s'inscrit au contraire dans la tradition chrétienne, et ses principes de liberté, d'égalité et de fraternité ne sont qu'une version sécularisée des doctrines du christianisme  ».

En fait, l'essentiel de la thèse de l'abbé, et d'autres auteurs du temps comme l'écossais Robison, est tout entière dans ce mot : complot. Même là où il y aurait simplement communauté de pensée ou influence, Barruel s'ingénie à décrypter une conspiration préparée de longue main dans le secret des loges maçonniques. Il mêle bien évidemment Voltaire, les Lumières, les Encyclopédistes à ce complot, ainsi que Frédéric II de Prusse qu'il compare à Julien dit l'Apostat.

En réalité, affirmer que la franc-maçonnerie était à la base de la Révolution revenait à lui donner une importance historique qu'elle n'avait pas, du moins pas encore. Barruel, lui, voit une homogénéité, une cohérence idéologique, une vision stratégique, une assise disciplinaire qu'elle est loin de posséder, et qu'elle ne recherche probablement pas. Lui-même sait à quoi s'en tenir sur le niveau d'exigence des initiations de l'époque. Il se plaît en effet à raconter comment, alors qu'il n'aurait même pas été candidat, il s'est retrouvé initié et élevé dans la même soirée, au cours d'une seule et même cérémonie, aux trois grades bleus de la franc-maçonnerie : apprenti, compagnon, et maître. Cela en quelques heures d'horloge. C'est peu s'il s'agit d'intégrer de sublimes secrets et de se former à l'art de la subversion. De même, voir en Willermoz – pour ne prendre que cet exemple – le « haut sorcier lyonnais », l'homme aux treize années de prosternation dans un cercle de craie au milieu d'une chambre, un des possibles génies concepteurs de 1789 et du jacobinisme laisse perplexe.

Les loges anglaises, d'où tout est parti dans les premières années du XVIIIe siècle (nous y reviendrons), n'ont jamais contesté la monarchie et si, en leur sein, comme ce sera, avec quelque nuance, aussi le cas dans les loges françaises de cette période, le concept d'égalité y préside, celui-ci est bien différent du concept d'égalité jacobin et révolutionnaire. Barruel et ses continuateurs commettent là, nous semble-t-il, une erreur d'analyse, une erreur historique. L'égalité dans les loges anglaises, et par exportation et mimétisme dans les loges françaises du XVIIIe siècle, est une égalité horizontale. Des hommes du même monde, de milieux sociaux compatibles, se retrouvent à égalité de liberté de propos, de ton et de partage des idées au sein d'une communauté qui est la loge. On y est entre nobles, on y tolère quelques grands bourgeois. Que l'on ne s'y trompe pas : la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle est des mieux fréquentées. Et très cloisonnée. L'égalité qui s'y manifeste et s'y pratique est une égalité élitiste. C'est l'égalité de l'entre soi. Par exemple, certains rites vont prévoir que tous devront porter l'épée, alors qu'au dehors seuls les nobles y sont autorisés. Ainsi, au sein de la loge, tous, ayant l'épée au côté, seront égaux, mais égaux par le haut. D'autres loges peuvent d'ailleurs inverser la disposition et bannir l'épée pour tous les membres. L'égalité est alors moins aristocratique, en apparence seulement puisqu'elle n'abolit pas l'élitisme du recrutement. Cette égalité horizontale se retrouve d'ailleurs dans les loges constituées au sein des armées : il y a les loges pour officiers supérieurs et les loges pour grades inférieurs.

L'égalité jacobine est tout autre. C'est l'égalité verticale. L'égalité qui doit englober l'ensemble des populations, du sommet de l'échelle des classes sociales au plus bas échelon. C'est le nivellement dans la citoyenneté. C'est l'égalité sociale et politique. C'est l'affirmation révolutionnaire par excellence, celle qui nourrit et inspire la maxime suprême, la revendication extrême : « l'Égalité ou la mort. »

Si cette conception tellement différente peut effectivement apparaître comme le prolongement presque immédiat et naturel des thèses de Weishaupt et de ses illuminati de Bavière, on ne trouve aucune trace ou indication qu'elle ait pu être intégrée au sein des loges traditionnelles.

En revanche, il est évident que la maçonnerie et le courant politique de 1789 ont des affinités davantage affirmées autour de l'autre concept fondateur de 1789 : la liberté. Mais encore s'agit-il ici de la liberté dans sa conception « bourgeoise ». En ses commencements au moins, 1789 est en effet une insurrection bourgeoise, et parce que la franc-maçonnerie est elle-même d'inspiration libérale, nourrie des Lumières, voltairienne, elles se rejoignent. Mais l'une n'a pas décidé pour l'autre. L'une n'a pas dessiné le canevas de l'histoire que l'autre aurait cousu. C'est l'histoire qui les a assimilées l'une à l'autre dans ce mouvement et dans ce moment de ce que ni l'une ni l'autre ne nomment encore la lutte des classes.

Pour l'idéal bourgeois, aspirant à la liberté économique et au déverrouillage des carrières et des places, comme pour le maçon de l'époque, la Révolution est terminée au soir du 4 Août, avec l'abolition des privilèges. La monarchie peut rester en place pour peu qu'elle se fasse constitutionnelle ; personne ne songe à couper des têtes, et il ne reste plus qu'à doter le pays d'une charte intelligente, mesurée et prude telle celle que des maçons, dont certains de France, ont offert une décennie plus tôt à la jeune république des États-Unis.

Enfin, si la franc-maçonnerie a joué un rôle dans le déclenchement de la Révolution française, ce rôle ne dépasse guère le cautionnement de revendications libérales, même si, par la suite, certains maçons ont pu considérer qu'il serait plus glorieux pour leur ordre de revendiquer la paternité de ce grand bouleversement de notre histoire.

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