Cette présidentielle 2022 qui n’aura pas joué son rôle de soupape d’une France cocotte minute<!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants lors d'une journée nationale de protestation contre la vaccination Covid-19 obligatoire pour certains travailleurs le 21 août 2021.
Des manifestants  lors d'une journée nationale de protestation contre la vaccination Covid-19 obligatoire pour certains travailleurs le 21 août 2021.
©NICOLAS TUCAT / AFP

Sous pression

Durant cinq ans, une large frange de la population a été insatisfaite par la présidence Macron et cette nouvelle élection ne semble pas avoir canalisé les frustrations.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Le quinquennat Macron a été marqué par une grande insatisfaction d’une large frange de la population, pourtant au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, c’est de nouveau Marine Le Pen et Emmanuel Macron qui arrivent en tête. Face à ce “match retour” les insatisfactions qui ont surgi et mûri pendant cinq ans sont-elles vouées à perdurer ? La campagne a-t-elle cristallisé ces insatisfactions sans jamais les résoudre ? 

Luc Rouban : En quoi consistent ces insatisfactions ? Pour une grande partie de la population française, c’est bien la dureté et la complication de la vie quotidienne qui sont devenues insupportables. On pourrait en dresser une liste très longue qui dépasse, et de loin, la seule question du pouvoir d’achat. Mentionnons la disparition des services publics et privés, la surcharge des hôpitaux, l’absence d’effectifs de police suffisants, la dégradation du voisinage par le bruit et l’incompatibilité des modes de vie entre nocturnes qui font des « fêtes » et lève-tôt qui travaillent, la pénibilité des transports en communs qui fonctionnent souvent mal lorsqu’ils fonctionnent, la vie au travail dont personne à ma connaissance n’a parlé durant la campagne et qui génère l’épuisement ou l’usure psychique, etc. Les candidats radicaux de gauche et de droite ont cristallisé ces mécontentements diffus soit en se concentrant sur la hausse des revenus et des aides sociales à gauche soit sur la question de l’immigration et de la souveraineté à droite. Mais, au fond, on peut comprendre la parole des abstentionnistes lorsqu’ils disent que leur vie quotidienne reste largement absente de ces débats très généraux. 

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Donc, oui, ces insatisfactions vont demeurer car elles naissent de la mauvaise articulation entre des programmes et leur mise en œuvre concrète. La campagne a réduit la question politique à l’affrontement de deux groupes : ceux qui sont heureux de leur vie, qui ont confiance dans les institutions, qui pensent avoir profité d’un traitement juste dans leur vie professionnelle, qui se font vacciner et qui aiment le projet européen, soit les 28% qui ont voté pour Emmanuel Macron, et tous les autres qui, en fonction de leur niveau de diplôme ou de leurs valeurs culturelles ont choisi la protestation portée soit par Jean-Luc Mélenchon soit par Marine Le Pen. Ou, pour le dire de manière encore plus abrupte, le premier tour de la présidentielle de 2022 a institutionnalisé la contestation comme nouvelle forme d’alternance mais une alternance impossible car on ne peut vivre dans l’émeute perpétuelle.

Cette présidentielle est-elle, par conséquent, une occasion ratée de donner un nouveau sens politique aux Français ? Face à cela faut-il craindre une explosion en dehors du champ politique (mobilisations, violence, etc.) ?

La question reste posée de savoir si tous les Français veulent d’un nouveau sens politique. Le fait que l’abstention ait grimpé sensiblement, à la suite de plusieurs autres élections locales, montre que le statut de la démocratie représentative s’est délité car il s’agit moins d’envoyer des représentants présidentiels ou parlementaires défendre ses intérêts que de les défendre soi-même. Ce que l’on observe en 2022 n’est que la confirmation de ce qui était déjà là depuis 2017, à savoir la juxtaposition d’une vie institutionnelle en qui peu de monde a confiance et dans laquelle on investit de moins en moins et la prolifération d’engagements personnels ou collectifs dans des associations, au sein des entreprises ou des collectivités locales, dans des réseaux d’amis. Ce que l’on appelle « politique » aujourd’hui n’a plus la signification de ce que cela évoquait dans les années 1980 : l’affrontement d’idéologies et de classes sociales organisé par de grands partis où des militants pouvaient faire carrière. 

Le politique, aujourd’hui, c’est de savoir si les intérêts individuels sont mieux défendus par certains candidats ou par des actions hors démocratie représentative. La lutte de classe est devenue lutte de classement subjectif (où suis-je placé dans la hiérarchie sociale ?) et les partis avec toute leur ménagerie de professionnels sont abandonnés au profit de « mouvements » qui se constituent autour d’un leader et par un leader, ce qui donne une tonalité populiste à l’ensemble de la vie politique française. Cette individualisation conduit à considérer les candidats à la présidentielle comme des marchands de solutions auxquelles on peut en préférer d’autres. En d’autres termes, le « marché » politique s’est élargi et la gamme de l’offre s’est enrichie car elle inclut désormais les mobilisations violentes qui vont s’inscrire durablement dans le paysage. L’efficacité, prônée par le macronisme, est effectivement à l’ordre du jour. Mais elle peut conduire à rechercher ce qui est le plus directement efficace, comme faire peur aux bourgeois et menacer la paix civile.

Emmanuel Macron dit souhaiter une nouvelle méthode pour rassembler plus largement autour de sa candidature tandis que Marine Le Pen dit vouloir un gouvernement d’union nationale et réunir tous les anti-Macron. Malgré cela, peut-on vraiment espérer que les fractures se résorbent après l’élection ? Le politique va-t-il être le grand perdant au profit de modes d’expressions plus contestataires ? 

Les fractures ne pourront pas être réduites après l’élection car elles ne sont pas provoquées par l’activité politique mais bien par le fonctionnement de la société elle-même. Comme je l’ai montré dans mon ouvrage « Les raisons de la défiance », la crise de confiance profonde qui caractérise la société française à l’égard de son personnel comme des institutions politiques ne vient pas d’un défaut purement institutionnel ou juridique, comme le mode de scrutin, mais bien du sentiment que le jeu social est faussé, que le mérite n’est pas reconnu et que la nation n’existe pas. La crise des Gilets jaunes, celle de la Covid-19 et sans doute aussi les conséquences économiques de la guerre en Ukraine ont renvoyé à la société française sa propre image, celle d’une société où les ressources sociales et familiales comptent souvent plus que le travail pour réussir, où les diplômes sont et survalorisés dans le discours officiel et dévalorisés dans la réalité, où les origines géographiques sont plus importantes que les réalisations. Donc les idées de « rassemblement » et « d’union nationale » sont des slogans usés qui ne convaincront que les convaincus, suscitant le scepticisme chez les autres qui diront : on est tous égaux mais certains le sont plus que d’autres…

Au regard des résultats, les partis politiques ont-ils encore une chance de pouvoir catalyser cette grogne et éviter l’explosion de la cocotte-minute ?  

Non, la forme-parti à l’ancienne est morte. Elle s’était construite sur la notabilité de gauche et de droite : parcours intellectuel pour la gauche, parcours social pour la droite. Ils étaient devenus des machines à mobilité sociale pour de nombreux militants qui les utilisaient souvent pour contourner des origines modestes. C’est en grande partie ce qui a tué le PS dirigé par des hauts fonctionnaires et des intellectuels, parfois brillants, mais qui se sont coupés du monde ouvrier et employé, bien loin de la pratique socialiste d’un Léon Blum. Il en va de même de LR où les grands notables et les énarques pantoufleurs n’ont pas compris que l’héritage gaullien était par définition populaire dès l’origine. Il suffit de voir la composition du RPF créé par le général de Gaulle en 1947. Cette fermeture sociale fut clairement illustrée en 2007 lorsque Nicolas Sarkozy a célébré sa victoire au Fouquet’s avec les patrons du Cac 40, faute originelle dont il ne s’est jamais remis car il avait suscité un engouement populaire par sa gouaille et son franc-parler durant la campagne. Emmanuel Macron a bien repéré et compris les faiblesses des partis politiques en 2017 et il s’en ait servi. Mais sa stratégie consistant d’abord à se faire passer pour le représentant d’une gauche modernisée puis ensuite à se droitiser afin d’évider les programmes du PS et de LR a trop bien fonctionné. 

Car les partis traditionnels avaient une fonction de médiation des conflits très importante, permettant l’organisation des débats en interne, la canalisation et la hiérarchisation des demandes, l’articulation entre le niveau national et le niveau local. Désormais, c’est le face à face qui risque de s’imposer. Si Emmanuel Macron l’emporte au second tour, on voit mal comment LREM, qui reste un mouvement dédié à sa personne, pourrait servir de relais auprès des catégories populaires. Les cinq années de son futur mandat seront très difficiles. Et si Marine Le Pen l’emporte, elle se trouvera immédiatement placée sous une terrible pression d’amélioration de la condition économique des plus modestes dans une situation budgétaire déjà très tendue sur fond d’endettement abyssal. Le problème qu’elle devra résoudre est que le RN ne dispose pas des relais indispensables au sein des élites économiques ou européennes pour que son projet puisse s’inscrire dans la durée et inspirer confiance aux investisseurs étrangers. Elle-même pourrait se trouver confrontée à des explosions d’impatience ou de déception sans même parler des affrontements politiques que son succès déclenchera notamment avec les syndicats.

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