Cette lumière crue que le conflit chez TotalEnergies jette sur les petits arrangements du gouvernement avec la vérité énergétique et économique française<!-- --> | Atlantico.fr
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TotalEnergies.
TotalEnergies.
©Sameer Al-DOUMY / AFP

Pénurie d’essence dans les stations service

La pénurie d'essence sévit-elle en France ?

Jean-Yves Archer et Jean-Pierre Favennec

Jean-Yves Archer et Jean-Pierre Favennec

Jean-Yves Archer est économiste, membre de la SEP (Société d’Économie Politique), profession libérale depuis 34 ans et ancien de l’ENA.

Jean-Pierre Favennec est un spécialiste de l’énergie et en particulier du pétrole et professeur à l’Ecole du Pétrole et des Moteurs, où il a dirigé le Centre Economie et Gestion. 

Il a publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur des sujets touchant à l’économie et à la géopolitique de l’énergie et en particulier Exploitation et Gestion du Raffinage (français et anglais), Recherche et Production du Pétrole et du Gaz (français et anglais en 2011), l’Energie à Quel Prix ? (2006) et Géopolitique de l’Energie (français 2009, anglais 2011).

 

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Atlantico : Mercredi 5 octobre, Olivier Véran déclarait qu'il n'y avait "pas de pénurie" de carburant dans les stations-service mais que "des tensions" existaient dans l'approvisionnement de certaines d'entre elles. A l’heure actuelle, près d’un tiers des stations-service françaises rencontrent des difficultés d’approvisionnement et trois raffineries restent totalement à l’arrêt. Le gouvernement a-t-il manqué d’anticipation sur le sujet ?

Jean-Yves Archer : Décidément Olivier Véran n'est pas seulement porte-parole, il est, dans ce dossier des pénuries de produits pétroliers, un véritable porte-poisse. En effet, ses propos incohérents du 5 octobre n'ont ni calmé la base des grévistes ni calmé les automobilistes qui ont commencé à réaliser des achats de précaution ce qui, évidemment, a généré un impact additionnel sur les flux disponibles. En tenant un discours éloigné de la réalité et en trichant sur le nombre exact de stations alors déjà mises hors service, le gouvernement s'est tiré une balle dans le pied et a surtout compliqué la vie de millions de Français.

 Depuis le commercial grand rouleur à l'infirmière libérale (déplacements à domicile) en passant par les cars de ramassage scolaire. Plongés dans leurs dossiers plutôt qu'à l'écoute du terrain (grévistes et grand public), l'élite publique a effectivement manqué d'anticipation et refusé d'écouter des capteurs venant des préfectures ou des élus. Bref, toujours ce mépris insoutenable et stérile à valeur de surdité impériale.

Convaincu que tout ceci allait se résoudre d'un claquement de doigts, l'exécutif est tombé en panne de sens et a radicalisé le conflit social ce qui est hélas classique comme l'ont démontré, dans plusieurs ouvrages, les sociologues Alain Touraine et Raymond Boudon. Et ce, en partant d'hypothèses idéologiques distinctes et opposées.

La France, pour mille raisons, est déçue par l'équation politique que le président Macron a fait germer (il faut le faire de rater à ce point un scrutin législatif après une réélection plus que confortable) et elle est inquiète des contextes géopolitique et économique.

Est-il opportun et sage de la mettre à bout de nerfs pour quelques litres de super ou de diesel ? Hier soir, à 21 heures, une réunion était prévue autour de Madame Borne pour tenter de reprendre la main. Mieux vaut tard que jamais…

Jean-Pierre Favennec : Il n’y a pas de pénurie de carburants sur le territoire français tout simplement car en France comme dans les autres pays européens les opérateurs pétroliers doivent maintenir des stocks dits stratégiques qui correspondent à trois mois de consommation.

Physiquement ces stocks se trouvent sur une centaine de sites en France, dont les 8 raffineries, des dépôts répartis sur l’ensemble du territoire et des cavités salines souterraines dans la région de Manosque. En outre les opérateurs (les compagnies pétrolières) pour pallier l’arrêt de la production dans les raffineries procèdent à des importations. Nombre de ports français disposent d’importantes capacités de stockage. Mais une partie des sites est bloquée par la grève. Il est donc difficile pour certains distributeurs de s’approvisionner. Une telle situation, que l’on a déjà connue dans le passé, est difficile à anticiper. Les salariés de Total Energies et d’Exxon Mobil réclament leur part des profits très importants réalisés par les deux sociétés depuis le début de l’année

Cependant les difficultés rencontrées par de nombreux usagers, incapables de s’approvisionner, est très problématique et le rôle du gouvernement est de résoudre ces difficultés.

Dans quelle mesure la situation actuelle autour de TotalEnergies met-elle en lumière les manquements de l’État ? À quel point le gouvernement se retrouve-t-il confronté à ses contradictions?

Jean-Yves Archer : Le Gouvernement a subi la loi des injonctions contradictoires. D'un côté, il chérit ses relations avec les grands groupes pétroliers au point que tout ceci tourne à une drôle de connivence. De l'autre, il a parfaitement sous-estimé la vitesse de propagation de la pénurie qui vient d'une question d'accès physique aux raffineries et la délicate capillarité de la distribution d'un produit aussi décentralisé que l'essence.

Si le ministre du Travail ( Olivier Dussopt ) existait concrètement, il aurait tenté une table ronde entre les parties prenantes. Il aurait même pu inviter Clément Beaune, l'invisible de service, qui demeure néanmoins ministre des Transports.

Cette absence des ministres en charge démontre magistralement les limites de la centralisation en Macronie. On a rarement vu, dans les fermes, un canard sans tête prendre de bonnes initiatives.

Résultat, en ce lundi soir, le mouvement de grève a été reconduit jusqu'à mardi. Quant aux stations à sec, elles dépassent le tiers de tout le parc et ne se limitent plus aux seules situées sous pavillon TotalEnergies.

Plus conséquent encore, la pénurie frappe une vingtaine de stations sur autoroutes alors que les pétroliers ont précisément de strictes obligations de continuités de service sur ces infrastructures vitales.

Jean-Pierre Favennec : La décision de Total Energies de procéder à un rabais supplémentaire de 20 centimes par litre de carburant à partir du 1er septembre, rabais qui s’ajoutait à la remise de 30 centimes du gouvernement a perturbé la distribution de produits pétroliers en France. Les automobilistes se sont rués sur les stations Total au risque d’assécher ces stations alors que les stations voisines qui pratiquaient des tarifs supérieurs perdaient leurs clients.

Le refus du gouvernement et en particulier du Ministre des Finances de taxer les superprofits des compagnies qui avaient bénéficié de la crise (compagnies pétrolières mais aussi compagnies gazières, compagnies de transport) alors que d’autres pays européens l’ont fait est assez surprenant. Même le gouvernement américain dans les années 1980 taxait les « profits tombés du ciel «  (Windfall profits) dus à l’énorme augmentation du prix du brut.

Mais le problème essentiel reste l’impossibilité pour certaines professions essentielles (ambulances, transports de malades, transports scolaires, petites entreprises) de s’approvisionner mettant en grande difficulté ces secteurs.

Le comportement très prudent, voire timoré, du gouvernement qui annonce en permanence que tout va s’arranger alors que les difficultés sont réelles est étonnant.

La direction de Total Energies suggérait « 5,5 % de hausse en moyenne avec une prime de 3 000 euros pour 2023 ». Les syndicats demandent 10% d'augmentation des salaires. Alors que le gouvernement table sur une croissance positive en 2023 mais que beaucoup prédisent une récession, l’exécutif peut-il raisonnablement demander à Total d’augmenter plus les salaires ?

Jean-Yves Archer : Imagine-t-on une France sans essence ou une nationalisation des pétroliers ou je ne sais quelle invention de la LFi qui se dit solidaire ? La réponse est non. Donc votre question renvoie à la conclusion du rapport de forces entre syndicats et employeurs.

La CGT est au cœur de la bataille et considère qu'il faut 10% de hausse des salaires – dont le brut est actuellement de 5.000 €uros en moyenne – pour ceux qui travaillent dans les raffineries.

Sur ces 10%, 7% seraient un palliatif à l'inflation ( qui sera supérieure à 7% d'ici à la fin de l'année… ) et 3% viendraient des résultats exceptionnels de l'entreprise. Le premier chiffre est légitime, le second est plus périlleux car comme nous le savons tous, il est rare que le salaire baisse – dans un Groupe de cette taille – si les profits venaient à s'évanouir. De surcroît, le Haut Conseil des Finances Publiques ( HCFP ) a démontré les excès d'optimisme du Gouvernement pour ses prévisions de croissance en 2023. La Barclays Bank et d'autres voient une récession et une année clairement difficile notamment du fait de l'impact en 2023 des faillites d'entreprises lourdement pénalisées par la hausse des coûts de l'énergie et notamment du gaz.

Quels signaux cela enverrait-il au reste de l’économie ?

Jean-Yves Archer : Persuadés que le véhicule thermique, et notamment diesel,  allait se raréfier progressivement en Europe ( plan 2035 ), les majors du pétrole ont réduit leurs capacités de raffinage et ainsi cette grève est plus âpre que ses précédentes. Sur un secteur aussi stratégique, il est clair que le facteur travail risque de rafler la mise face à un Exécutif progressivement terrifié par la grogne des citoyens et pas seulement des automobilistes. La contagion de la grogne sociale est devant nous.

Néanmoins, si les hommes et les femmes opérant en raffineries l'emportent, il y aura un précédent et une tentation exacerbée de mimétisme dans bien d'autres secteurs que les chiffres trimestriels à venir de l'inflation viendraient encore accentuer.

Certains demandent au gouvernement une réquisition pour faire face à la crise. Le gouvernement n’a-t-il que des mauvais choix possibles ? Quelle est sa part de responsabilité ? 

Jean-Yves Archer : Contrairement à des épisodes différents (quinquennats Sarkozy et Hollande), l'actuel chef de l'État n'a pas les moyens d'une politique sociale de fermeté voire de culture du " clash ". Faute d'un Parlement docile et faute de relais favorables dans l'opinion (voir récentes baisses de popularité), le président Macron sait fort bien qu'il ne peut pas passer en force au risque de devoir affronter une coagulation des mécontentements et la multiplication des conflits sociaux. Pour adapté que puisse sembler à certains le processus de réquisition, il ne faut jamais omettre qu'il suppose un rapport de forces sérieux et durable.

Notre économie a déjà assez de crise d'offre pour ne pas se frotter avec des décisions brutales. En 2022 on négocie et on évite la réédition des mouvements type Gilets jaunes. Ce qui ne signifie pas reddition en rase campagne. Normalement dans toute scolarité à l'ENA, il y a un stage social…. Donc " calmez-vous, cela va bien se passer ! " comme a su le dire, sur un autre sujet, le Ministre de l'Intérieur et des Outre-Mer.

À quel point nous sommes nous placés dans une situation explosive sur le sujet des carburants ? Que peut faire l'Etat ?

Jean-Pierre Favennec : La situation actuelle est sans doute temporaire. La grève, apparemment terminée chez ExxonMobil devrait trouver une solution chez TotalEnergies. Mais le retour à la normale risque de prendre un peu de temps car le redémarrage de certaines raffineries ne sera pas instantané.

L’inquiétude pour les semaines à venir tient sans doute davantage au prix qu’aux disponibilités. La décision de l’OPEP le 5 octobre de réduire sa production dans les prochaines semaines pourrait faire monter le niveau des prix.

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