Cerveaux sous pression : surestime-t-on les capacités humaines à faire face au progrès technique ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Les capacités humaines pourraient être plus limitées qu'on ne le pense.
Les capacités humaines pourraient être plus limitées qu'on ne le pense.
©Reuters

Surchauffe

Les capacités humaines arrivent-elles à suivre la marche forcée du progrès ? Les multiples erreurs, notamment des économistes sur la crise et ses origines, laissent penser que l'humain a bien du mal à s'adapter intellectuellement au monde de demain.

Geneviève Bouché et Philippe Simonnot

Geneviève Bouché et Philippe Simonnot

Geneviève Bouché est consultante.

Elle est spécialiste de l'innovation et des nouveau médias. Elle est l'auteur de Je vais monter ma boîte (Editions d'organisation). Elle est vice-présidente, en charge des études, du think tank Le Club Jade.

Philippe Simonnot est économiste. 

Il publie régulièrement des articles dans la presse nationale française et suisse. Docteur ès Sciences économiques, diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, il a enseigné l’économie du droit aux Universités de Paris-Nanterre et Versailles.

En 2008, il crée l’Atelier de l’Économie contemporaine (études, conseils) et se spécialise en même temps dans l’Économie de la religion – qui étudie les religions sous leur aspect économique.

Voir la bio »

Atlantico : Les calculs de deux économistes sur lesquels se basaient la plupart des politiques d'austérité viennent d'être invalidés par trois chercheurs. Par ailleurs, un blog du quotidien britannique The Guardian a établi un lien entre la consommation de cocaïne par les traders et la crise financière. Sans accréditer cette dernière information, ces deux points renvoient à la question de la capacité humaine à faire face au progrès technique. Alors que nous sommes confrontés à des processus de plus en plus complexes, n'avons-nous pas eu tendance à sous-estimer la faillibilité de la nature humaine ?

Philippe Simonnot : Pour parler de ce que je connais, l’économie, je dirais que l’erreur de base, qui commande la plupart des prévisions fausses provient de l’idée que l’on se fait de la "science économique". Cette erreur consiste à appliquer à cette discipline les canons des sciences de la nature, fondés sur l’expérimentation.  Certes il est aisé de comprendre l’attrait des économistes  pour des sciences physiques qui permettent des prévisions chiffrées. Ils peuvent ainsi passer pour des "devins scientifiques" et monnayer leur savoir en espèces sonnantes et trébuchantes, et notamment à l'Etat, grand amateur de boules de cristal, quelle que soit la nature du régime (démocratie ou dictature). On connaît le dicton : gouverner c’est prévoir. Quelle blague dans notre domaine ! Les économistes ne peuvent que se tromper ;  et même si par  hasard leurs prévisions s’avéraient justes, ce serait pour une raison qu’ils n’auraient pas prévu. La science économique n’en est pas moins une science, mais d’une autre nature.

Geneviève Bouché : Le progrès commence dans la complexité. Néanmoins, une frange de la population peut s’en emparer. Puis l’usage permet de le démocratiser en le simplifiant. Nous serions impressionnés de conduire une des premières automobiles. Dans les premiers mois de l’Internet en France, l’installation d’un accès dans ma société a pris trois semaines ! La complexité est aussi une arme. Les institutions, la finance, mais aussi les mafias n’hésitent pas à s’en servir. Cette arme se retourne tôt ou tard contre ses auteurs. Par exemple, les lourdeurs de l’Europe ou celles de notre mille-feuille administratif deviennent un handicap.

Les mouvements erratiques des crises financières font l’objet de nombreuses interprétations. Ma préférée est celle de Jean Philippe Bouchard. Pour moi, ce ne sont pas les outils qui sont en cause, mais la raison d’être de ce métier actuellement. Les traders ne matérialisent pas ce qu’ils font. S’ils en prenaient conscience, ils cesseraient et travailleraient sur ce que va devenir leur métier en fonction des nouvelles options socioéconomiques, pour ne pas dire "idéologies", qui vont finir par s’imposer.

Lorsque j’entends les économistes du FMI, j’ai l’impression qu’ils croient dur comme fer que le budget d’un ménage, d’une entreprise ou d’une nation se gère de la même manière. Certes, chacun de ces budgets ont des entrées et des sorties, mais la comparaison s’arrête là, car chaque agent économique poursuit des finalités et un cycle de vie très différent. Ce qui est trompeur pour eux, c’est que l’idéologie dans laquelle ils ont grandi répond aux situations d’une époque qui n’existe plus. Loin de la vraie vie, ces économistes perçoivent mal le changement réel. Par ailleurs, l’offre en matière d’idéologie alternative est pauvre. Différents cercles de réflexion à travers le monde y travaillent, mais leur crédibilité reste à construire.

Comment expliquer que l'on reste malgré tout surpris quand l'erreur humaine en vient à se produire ? Pêche-t-on par orgueil - le progrès nous a-t-il fait oublier la possibilité de l'erreur - ou bien cela est-il dû au fait que les conséquences de ces erreurs sont fortement amplifiées par la complexité des environnements dans lesquelles elles se produisent ?

Philippe Simonnot : Pour rester dans le domaine économique, on est surpris parce qu’on ne connaît pas ce qu’est réellement la science économique. C’est une science contre-factuelle de l’action humaine. Par exemple : si la banque centrale augmente la masse monétaire de x%, je ne peux pas prévoir quelle sera l’augmentation des prix au bout du temps t. Je peux simplement dire que l’augmentation des prix sera plus forte que s’il n’y avait pas eu d’augmentation de la masse monétaire. Un point c’est tout. Et c’est déjà beaucoup. Ou encore je ne peux dire quel pourcentage d’augmentation du chômage sera généré par une hausse d’y% du SMIC. Mais je puis dire avec  certitude  que le chômage sera à un niveau plus élevé que celui qu’il aurait atteint sans augmentation du SMIC. De telles "lois" économiques sont absolues, valables en tout temps et en tout lieu.

Geneviève Bouché : Le progrès passe par des erreurs et des succès. Nous sommes surpris par les erreurs qui perdurent, alors qu’elles deviennent visibles. Les cigarettes qui tuent, l’obsolescence programmée qui surconsomme inutilement … Pour s’en prémunir, il faut se doter de contre-pouvoirs. La concentration financière étouffe les mécanismes prévus, nous menaçant même "d’écocide" ! En réaction, le désir de démocratie refait surface. Notre retour à la prospérité passera par la mise en place de nouveaux pouvoirs et des contre-pouvoirs adaptés.

Prenons-nous suffisamment de précautions ? Que ce soit en matière économique, scientifique mais aussi politique, agissons-nous avec la conscience de nos limites ?

Philippe Simonnot : C’est l'État, dans le domaine économique, qui est le plus mensonger. Par exemple, la récession actuelle était inévitable en France  à la suite des erreurs du début du quinquennat Hollande (forte hausse des impôts et pas de réelle réduction de dépenses publiques) et je me flatte de l’avoir annoncé dès novembre 2012 (cf. http://www.marianne.net/La-France-sera-en-recession-en-2013_a224416.html), mais Moscovici continue à mentir encore aujourd'hui, les yeux dans les yeux, si l’on ose dire.

Geneviève Bouché : Nous prenons trop de précautions, mais pas les bonnes ! L’innovation responsable est un concept généreux mais qui nécessite une maturité collective que nous n’avons pas pour le moment. Nos gouvernants actuels sont des personnalités du XXe siècle.  Nous sommes au XXIe siècle à présent, en période prérévolutionnaire et post-mondialisation. Ils n’y sont pas préparés, ni eux, ni ceux qui les ont fait "gouvernants". Nous avons beaucoup à leur dire, nous qui avons vécu les guerres économiques qu’ils ont niés et qui vivons les guerres des talents qu’ils ne perçoivent pas.

Certains secteurs ont-ils échappé à notre contrôle ? Lesquels en particulier ?

Geneviève Bouché : A peu près tous les secteurs sont concernés en France, en Europe et à travers le monde. Le numérique bouscule nos modèles économiques et nos institutions. Les basculements géopolitiques redessinent les flux de pouvoir. La fin du consumérisme ouvre de nouveaux champs qui ne débouchent pas que sur de la spiritualité … Quelle époque ! 

Philippe Simonnot : Aucun ! Le monde tel qu’il est actuellement n'est ni tout-à-fait opaque ni tout-à-fait transparent. Un monde qui serait ou totalement prévisible ou totalement imprévisible serait sans doute invivable.

Dans un monde globalisé où les capitaux circulent très vite, le système financier est-il toujours maîtrisable ? A-t-on tiré tous les enseignements de la crise de 2007 ?

Geneviève Bouché : Il n’y a pas que les capitaux qui circulent vite, il y a aussi les talents, les idées et les savoir. Les capitaux circulent inutilement et cette absurdité n’est pas loin de se saborder elle-même à force de faire des acrobaties. Ce qui compte désormais, ce sont les talents, les savoir et les matières premières.  Désormais, les nations doivent se rendre attractives. Elles doivent être efficaces et accueillantes, y compris pour attirer les capitaux, mais nous savons que les capitaux que l’on fabrique soi-même posent moins de problèmes que ceux que l’on emprunte. Ce sont donc bien nos talents et nos savoirs qui font notre richesse et qu’il faut désormais cultiver, pour le moment dans une posture de résiliant, le temps de réparer les dégâts des dernières crises.

Philippe Simonnot : Hélas ! On a très mal interprété la crise de 2007. Ce n’était pas du tout une crise du marché, mais bien une crise des États. Et de ce fait, on s’est enfoncé un peu plus dans cette crise. Les pyromanes se sont déguisés en pompiers.

Les catastrophes climatiques et industrielles tendent-elles à affaiblir cette impression que le progrès protège, voire immunise ?

Geneviève Bouché : Le "le mieux-être pour tous grâce au progrès" a été le crédo qui nous a permis de développer notre puissance industrielle. Aujourd’hui, nous développons de la défiance envers ce progrès devenu fou, sorti du champs des contre-pouvoirs.

A présent, nous voulons avoir une vie épanouissante. Bizarrement, ce ne sera pas le courageux travail des écologistes qui va reconfigurer notre civilisation, mais ce nouveau crédo. Il impose les nouvelles règles du vivre ensemble, y compris avec notre environnement écologique. Utopique ? Non : le désir collectif et plus fort que la marée des océans. La poussée révolutionnaire que nous vivons actuellement est en quelque sorte une nouvelle onde de choc du séisme qui a porté la Révolution française. A l’époque, il s’agissait de faire en sorte que l’énergie humaine et financière ne soit plus accaparée par des guerres, mais orienté vers le développement de l’industrie naissante.

A présent, il s’agit de faire en sorte que les talents ne soient plus accaparés par des technologies folles et une finance qui frise la délinquance, mais orienté au profit d’une civilisation plus mature et plus respectueuse de notre planète que nous aimons. 

L'extrême complexité du monde limite-t-elle ses capacités d'adaptation en le rendant difficilement réformable ? 

Geneviève Bouché : La complexité habite notre quotidien. Cessons de la traiter avec arrogance : la vie ne se modélise pas, elle n’entrera jamais complétement dans les textes de loi, les normes, ni dans les algorithmes de nos ordinateurs. La vie, c’est le mouvement d’une horloge qui ne revient jamais à son point de départ.

Justement, nos ordinateurs deviennent apprenants. Ce sont à présent les fondements de notre société qui doit devenir apprenants. Nous inventons le "crowdthinking" afin de prendre en compte, non plus seulement le point de vue du plus fort, mais celui des parties-prenantes.

C’est à des hommes nouveaux que s’adresse ce défi. Excitant non ?

Philippe Simonnot : C'est justement parce que le monde est complexe que le marché est probablement le moins mauvais mode de régulation de l'action humaine. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !