Cérémonie de remise des prix Nobel : petite mise à niveau sur les enseignements (contradictoires ?) des lauréats en économie de ces dernières années<!-- --> | Atlantico.fr
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Les prévisions des prix Nobel d'économie sont souvent contradictoires.
Les prévisions des prix Nobel d'économie sont souvent contradictoires.
©Reuters

Avec le recul

Alors que chaque année plusieurs économistes sont récompensés du prix Nobel de leur discipline et que leurs déclarations sur la conjoncture à venir prennent nécessairement une certaine dimension, comment tirer le meilleur de leurs prévisions souvent contradictoires ?

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Peut-on utiliser le stock (croissant) de prix Nobels d’économie généré à Stockholm pour prévoir le stock market (les actions) ou la macroéconomie de l’année prochaine ? Je dis : bof, oui et non.  D’un coté, mieux vaut sans doute s’adresser à Paul Krugman ou à Eugen Fama plutôt qu’à Jean-Pierre Gaillard. Les économistes prix Nobel disent le plus souvent des choses stimulantes et cohérentes sur les questions économiques, alors que c’est plutôt l’exception chez les non économistes. Appelons cela le principe "place aux professionnels", qui veut que mêmes les stars de la profession que je trouve insupportables (Stiglitz, Krugman, Rodrick, Rogoff, ces deux derniers n’ont pas le Nobel) ont quelque chose à nous enseigner qui vaudra toujours 100 fois ce que l’on nous montre dans la presse française aux ordres. Mais, dans le même temps, les études économiques se sont tellement professionnalisés depuis quelques décennies que le champs apparait très balkanisé ; en gros : un professeur de finance théorique n’a pas beaucoup de légitimité à parler des questions de finances publiques, et un spécialiste du commerce international n’est peut-être pas l’interlocuteur le plus pertinent pour des prévisions financières de court terme. Comme dans d’autres disciplines comme la médecine, la spécialisation tue la beauté du métier, mais c’est une rançon sans doute assez inévitable pour les progrès de la connaissance. On se retrouve alors avec des abus disons de "positions dominantes". Du bon usage des célébrités…

Sur les questions économiques, un prix Nobel contestable vaut mieux qu’un bon journaliste

J’exagère un peu car certains prix Nobel du passé (Myrdal…) ne valent strictement rien et leurs travaux encombrent les poubelles de l’Histoire, alors que des journalistes anglo-saxons (Martin Wolf, Ambrose Evans-Pritchard…) ou des économistes bloggeurs américains (Beckworth…) peuvent être utiles, captivants, drôles et à l’avant-garde de la recherche pratique. Je veux juste dire qu’on trouve bien plus de vérité chez un Lucas ou un Rogoff (même si comme moi on ne partage ni leur vision de la politique monétaire, ni leur vision de l’indépendance des banquiers centraux) que chez les chroniqueurs payés à la ligne. Prenez le moment dramatique de l’hiver 2008-2009, quand la civilisation allait bientôt s’effondrer et que les irresponsables des deux cotés de l’Atlantique (Tea Party, Bundesbank) prônaient la passivité monétaire absolue au nom d’une orthodoxie de bazar :

- La réponse de Lucas (un économiste qui, à ma connaissance, n’a jamais été traité de "non orthodoxe" ou de "complaisant vis-à-vis de l’inflation" !) est très nette. S’agissant du Quantitative Easing : il approuve l’initiative de la FED, au nom de l’urgence et compte tenu de l’avantage comparatif de la politique monétaire par rapport aux gros sabots de la politique budgétaire ; et il le dit, en amont, dans le temple des faucons, les colonnes du Wall Street Journal, le 23 décembre 2008 : “It is fast and flexible. There is no other way that so much cash could have been put into the system as fast as this $600 billion was, and if necessary it can be taken out just as quickly. The cash comes in the form of loans. It entails no new government enterprises, no government equity positions in private enterprises, no price fixing or other controls in the operation of individual businesses, and no government role in the allocation of capital…These seem to me important virtues”. C’est qu’en bon prof de Chicago il a été un peu sur les bords à l’école de Milton Friedman, un autre prix Nobel peu suspect de dérive inflationniste et qui avait déclaré en 2000, à propos du Japon : “Aujourd'hui, l’argument de la banque du Japon est “Bien, nous avons les taux d’intérêt à zéro ; que peut-on faire de plus ?” C'est très simple. Ils peuvent acheter des titres publics à long terme, et continuer à les acheter et à fournir de la monnaie centrale jusqu'à ce qu'elle provoque l'expansion de l'économie”. Et vlan !

Eh bien, voyez-vous, c’est le genre de chose qu’on peut lire chez les prix Nobel, de droite ou de gauche, et qu’on ne risque pas de lire dans les torchons de la presse allemande destinés à rassurer les petits bourgeois.

- La réponse de Rogoff ne manque pas de sel non plus. Le champion des banquiers centraux hyper-conservateurs (il avait commis en 1985 un article célèbre où il vantait les mérites d’une banque centrale non seulement indépendante mais dotée d’une préférence anti-inflation nettement plus stricte que celle de la société dans son ensemble, capable de faire notre bien malgré nous et recroquevillée sur un objectif d’inflation stable…) n’y va pas de main morte en février 2009, pour un désarmement monétaire massif face à la spirale déflationniste ; il déclare : “I’m advocating 6 percent inflation for at least a couple of years (…) It would ameliorate the debt bomb and help us work through the deleveraging process”. Oui, vous avez bien lu, 6%, et pas les 4% du modéré Olivier Blanchard en 2010 ou de votre modeste serviteur. Au même moment, le 20 février 2009, Nowotny, de la BCE, déclarait, pour refuser la politique américaine de baisse des taux (Zero Interest Rate Policy) : "I think ZIRP like the one currently in the US is neither necessary nor desirable“ (plus de 4 ans plus tard, la BCE se dirige progressivement vers la ZIRP, contre son gré mais parce que ce refus cause des millions de chômeurs et que cela commence à se voir donc à légèrement menacer son indépendance). Que voulez-vous, entre un grand économiste qui a dit des bêtises avec le troupeau académique dans les années 80 mais qui se reprend au moment du grand péril, et un apparatchik de la BCE qui supprime des milliers d’emplois à chaque fois qu’il ouvre la bouche, j’ai tendance à privilégier le premier. 

Je pourrais multiplier les exemples, qui me feront passer pour un odieux corporatiste, mais tant pis. Quand Stiglitz pourfend les "fonds vautours" dans le dossier de la dette argentine, c’est bon ; en quelques pages c’est bien meilleur que ce que les fonds en question produiront jamais comme recherche (et, pourtant, je n’ai aucune sympathie ni pour Stiglitz ni pour le gouvernement argentin, to say the less). On est bon ou on ne l’est pas, et en règle générale les prix Nobel d’économie sont plutôt bons en économie !!

Toutefois, quelques dérives monopolistiques et gérontocratiques…

Certains prix Nobel se servent de cette notoriété, de cette tribune, de cette présomption fatale de compétence universelle pour investir des domaines qu’ils ont fort peu côtoyés ; des journalistes paresseux tendent le micro, et le résultat n’est pas brillant, comme toujours avec les rentes de monopole. Par exemple, quand à propos des dettes des États et de la menace d’une nouvelle récession en 2014 Eugen Fama affirme à Reuters que "There may come a point where the financial markets say none of their debt is credible anymore and they can't finance themselves", soit la phrase a été sortie de son contexte, soit Fama prend ses rêves orthodoxes pour de (futures) réalités de marché. Le "point" dont il est question ici existe peut-être, mais un "point" non précisé (100% du PIB ? 200% ?) ne vaut rien, c’est typiquement une formule de café du commerce, une courbe de Laffer, trop de dettes tue la dette, hein, ma bonne dame. Et surtout, ce n’est pas très cohérent avec le cadre théorique que Fama a construit pendant des décennies à Chicago (et qui lui vaut son Nobel, d’ailleurs bien gagné) sur la rationalité des marchés, en ligne avec la pensée friedmanienne sur l’absence de free lunch : car si nous étions proche de ce "point", croyez-vous que le taux souverain 10 ans se situerait à 0,6% au Japon, autour de 2% en Allemagne ou en France, à 2,5% aux USA ? Les marchés obligataires ne sont pas irrationnels ou philanthropes au point de prêter à taux fixes à des pays sur le point de devenir insolvables en échanges de taux nominaux assez bas et de taux réels nuls ou négatifs pour une décennie. Il y ont des raisons (dangerosité des alternatives comme les actions, manque relatif d’actifs « sûrs » au sens de Solva 2 ou de Bâle III, et surtout faiblesse des perspectives inflationnistes dans le cadre de politiques monétaires restrictives…), le job de l’économiste (chevronné ou pas) est de travailler sur ces raisons, de les décortiquer, de les prévoir, pas de faire de la fiction avec une prime de risque pour défaut "imminente" que des milliers d’opérateurs décentralisés rejettent dans leur travail quotidien d’allocation d’actifs et de pricing, non seulement pour 2014 mais au delà. Je ne dis pas que l’économie ne peut pas rechuter en 2014, tout est possible avec Obama. Mais les finances publiques "façon Grèce" ne seront pas la cause : 2013 a été l’année budgétaire la plus restrictive aux Etats-Unis depuis la démobilisation après la guerre de Corée, or la croissance est de 2% et les actions font +25%. Je serai moins indulgent pour la zone euro, mais comme nous sommes de toute façon en récession depuis 2011, et même depuis 2008…

Cette dérive dans le café du commerce des prix Nobel est heureusement assez rare. Si je devais lui trouver une explication, je frapperais là où ça fait mal : l’âge. La vieillesse est un naufrage, même chez les économistes. Certes, les Samuelson, Hayek, Friedman ou Coase ont souvent écrit des livres passionnants au-delà de 90 ans, les exemples sont nombreux et même troublants. Mais il y a des exceptions, et là le processus d’attribution des prix Nobel d’économie est en cause : comme le prix a été crée tardivement (en 1969) et qu’il reste fort contesté aux deux extrêmes, il a fallu se concentrer au début sur de vieilles gloires ; par la suite l’effet entonnoir de la démographie (la "file d’attente") s’est heureusement dissipé (notamment, via plusieurs lauréats chaque année, comme dans les autres disciplines), avec un abaissement progressif de l’âge médian des récipiendaires ; mais il en reste quelques traces. Par exemple, on dit souvent que Barro ou a fortiori Romer ne peuvent avoir le prix car ils sont trop jeunes (à un âge où beaucoup de français sont déjà à la retraite), Schelling né en 1921 a été récompensé en 2005, la même année que Aumann né en 1930. En bref : dans les années 70 on récompensait la recherche des années 30 et 40, dans les années 80 la recherche des années 50, et de nos jours la recherche des années 70 ou 80. Du coup, si Fama (dont la thèse innovante sur la random walk des indices actions a été publiée en janvier 1965) s’y connait bien plus que la très grande majorité des commentateurs aujourd’hui, il n’est peut-être pas l’économiste le plus à la pointe de la recherche actuelle à l’échelle mondiale dans un domaine (l’économie financière) qui a beaucoup évolué.

Alors que faire ? Si l’on tient absolument à interroger des personnes vivantes (c’est une grave erreur, tout est dans les livres de Friedman !!), il faudrait que les journalistes s’intéressent un peu moins aux prix Nobel et un peu plus aux "Nobélisables", ces 30 ou 50 auteurs qui s’approchent de la récompense suprême mais qui sont encore assez en lien avec la recherche vivante. En clair : Ricardo Hausmann pour les questions internationales, Scott Sumner pour la politique monétaire (bien qu’il n’aura jamais le Nobel, alors disons Adam Posen), etc. C’est bien entendu un vœu pieux, l’effet "superstar" des prix Nobel l’emportera toujours sur le plan médiatique. Mais comme les rentes de monopole ont été finement analysées par des auteurs depuis longtemps nobélisés, l’honneur est sauf pour Stockholm.

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