Céline Laurens : « Si j’étais expédiée en enfer, on m’y obligerait à lire du Gracq pour l’éternité »<!-- --> | Atlantico.fr
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Céline Laurens publie "Là où la caravane passe" aux éditions Albin Michel.
Céline Laurens publie "Là où la caravane passe" aux éditions Albin Michel.
©Samuel Kirszenbaum / DR

« Là où la caravane passe »

Céline Laurens signe avec Là où la caravane passe (Albin Michel) un premier roman remarqué, de « La Croix » au « Figaro littéraire », de « Famille chrétienne » à « Marianne ». Elle a pour originalité de proposer un authentique univers romanesque, servi par une langue originale, cocasse, précise, faussement argotique. Son livre révèle surtout un écrivain qui n’écrit pas pour suivre la dernière mode, mais pour lancer celle qui vient.  Rencontre avec une jeune femme dont on va entendre parler.

Pauline de Préval

Pauline de Préval

Pauline de Préval est journaliste et réalisatrice. Auteure en janvier 2012 de Jeanne d’Arc, la sainteté casquée, aux éditions du Seuil, elle a publié en septembre 2015 Une saison au Thoronet, carnets spirituels.

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Céline Laurens

Céline Laurens

Céline Laurens écrit pour La Revue des Deux Mondes. Là où la caravane passe (Albin Michel, 2021) est son premier roman.

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Pauline de Préval : Votre premier roman est-il autobiographique ? Vous semblez n'écrire ni une autofiction, ni une exofiction, selon les deux modèles qui se sont imposés ces dernières années ... A priori vous n'êtes pas gitane !

Céline Laurens : Ce roman a en partie été écrit durant le premier confinement et je pense que la phrase de Cioran « Que faites-vous de vos journées ? Je me subis » est assez à propos compte tenu du contexte ! Certaines personnes peuvent ressentir le besoin d'écrire sur eux-mêmes ou sur leur vie. Personnellement plus je m'échappe de mon quotidien plus je me régénère et plus je trouve un sens au fait d’écrire. L’auto-analyse est partielle, j’aime l’universalité du processus d’invention. Ensuite, il y a évidemment de soi dans un texte même purement fictif, mais cela réside plus dans l'ossature du texte, dans la focale choisie, la morale sous-jacente : le sujet, l'humour, la langue. Le grand apport de l’imaginaire, c'est d'être amené à envisager des situations neuves, et palier l’écueil géographique et temporel de nos vies grâce des abords psychiques multiples.  Quant à « l'exo-fiction »,  je ne me sentirais pas à ma place dans cet exercice. Je peux comprendre que la nervure d'un personnage historique, la palette d’ambiance d’une époque, puissent être des appuis mais, pour ma part, j'aurais l'impression de piller le travail d’un historien et de ne pas m’attaquer à des sujets vivants. J’aime l’idée de m’éloigner au maximum du réel pour le restituer selon un nouvel angle, libre et purement imaginaire.

PDP : Justement, pour vous, l'écrivain doit-il s'inspirer du réel ? Le transposer ? Proposer une féerie ?

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CL : Les trois mon commandant ! Un livre qui ne serait qu’une fable onirique serait un exercice de style un peu vain, un livre entièrement réaliste s’apparente à l’exercice journalistique donc en mélangeant les deux on évite ces échardes ! Pour moi, je trouve le terreau du quotidien intéressant quand il est transmué en quelque chose d’existentiel. Je m’explique : parler d’une vie simple et de la valse des petits boulots c’est passionnant quand on pense aux Coups de Jean Meckert, à L’Amour au temps du choléra de Garcia Márquez, à Belle du Seigneur de Cohen, aux Noces dans la maison de Bohumil Hrabal ou à Tortilla Flat de Steinbeck ; cela donne à voir ce qui se joue dans l’arène d’un temps arrêté et ce quotidien peut se parer des oripeaux de la loufoquerie, de l’onirisme… Je pense que souvent la littérature contemporaine se bride en ne se cantonnant qu’à un seul registre au détriment du mélange de genres et de tons. C’est l’audace qui génère l’universalité et la pérennité d’œuvres qui ne ressemblent à aucune autres. On cite Balzac comme s’il s’agissait d’un classique figé inégalable mais on oublie de dire que dans Splendeur et Misère des courtisanes il fait s’exprimer l’un de ses personnages sur une dizaine de pages dans un allemand caricaturé hilarant après avoir fait dans Illusions perdues un pas de bourré du côté des presses et ridiculisé sous les traits de Naïs la bourgeoisie provinciale se piquant de lettres – tout cela greffé sur l’ossature classique du roman d’initiation. Quand on voit cette audace on dit « oui mais c’est Balzac il pouvait tout se permettre », non, c’est cette audace première qui fait qu’il est devenu Balzac. Et que dire de Melville, de Beckett, de Steinbeck, Kafka, de Dickens…

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PDP : Avez-vous un propos politique ? Votre livre présente ce paradoxe d'être à la fois borderline par son sujet et politiquement non correct par son traitement. Pour vous aussi, ne fait-on pas de bons livres avec des bons sentiments ? Ou est-ce le propre de la littérature ?

CL : L’outrecuidance qui consiste à faire croire que les lecteurs n’ont pas le temps de lire et qu’il faut leur mâcher le travail, leur donner ce qu’ils attendent me stupéfie. C’est une infantilisation incroyable, comme si on devait être tenu par la main, stimulé systématiquement pour ne pas laisser le livre sur une desserte car incapable d’attention prolongée. Mais qui croit à cela ? A quoi bon s’offrir un livre si on sait déjà ce que l’on va y trouver. Et que ce soit des bons sentiments ou du sordide de fait divers ! La surprise, l’étonnement, le fait de nuancer des sujets, de détromper, voilà ce qui me semble intéressant. Zoner, rêvasser, réfléchir. On ne lit pas pour se distraire mais parce que cela influe sur nos perceptions et jugements, parce que cela nous fait évoluer. Lire ce n’est pas tuer le temps, c’est le démultiplier pour pouvoir y chercher des réponses aux grandes questions. Qui pourrait être en désaccord ? Ce livre parle du monde gitan, sans misérabilisme ou manichéisme. Ce clan forme un organisme, un corps collectif ou la bonté et la générosité côtoient la loufoquerie, l’envie et la mesquinerie. Ensuite oui je ne m’en cache pas j’ai pour but de rendre hommage à la communauté gitane, forte par son choix de vie. J’aime écrire sur ceux que certains en termes paternalistes appellent les « marginaux » car ils permettent de s’arrêter et de mieux observer notre propre société avec ses rapports à la famille, au travail, ses injonctions à l’efficacité, au bonheur et à la vie saine. Je n'ai pas de propos politique, c'est plus l’angle socialo-existentiel qui m’importe : donner à voir un groupe ou un personnage que l’on catégorise facilement car il ne correspond pas à la voie la plus empruntée et repartir de zéro en le dépeignant dans toute sa complexité et dans le choix qui est le sien de choisir sa propre cadence et ses valeurs. 

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PDP : Autre trait marquant de votre livre, le style. Vous évoquez assez celui de Louis-Ferdinand Céline. Pourquoi ce choix d'un argot recomposé ? 

CL : Eh bien pour un compliment ! Casse-Pipe, quel chef d’œuvre…Que ce soit chez Céline, Jehan Rictus, chez Francis Carco, je me suis toujours intéressé à la musique du style argotique et à l’imaginaire que cette langue véhicule. Ensuite, cela m’intéresse surtout de le mélanger à des lexiques châtiés et familiers. Châtié pour les descriptions ou en fonction de celui qui s’exprime, familier quand on est dans la tête du personnage, argotique selon les dialogues. J’aime ce mélange et que le livre se fasse l’écho de différents milieux poreux les uns aux autres. J’ai du mal avec la linéarité du ton, l’effet de style qui souvent dissimule mal la vacuité de personnages falots tout comme je n’apprécie pas qu’un personnage s’exprime forcément de telle ou telle manière en fonction de sa catégorie sociale. J’aime être surprise par des psychologies et des situations et souvent, sous prétexte de style, l’auteur se repose en fait sur des poncifs liés à l’âge de ses protagonistes et aux ambiances qu’il dépeint. « L’adolescent et la mer déchainée », « le choix moral et hop la fièvre, le délire, l’étiolement et le confessionnal » « le premier amour : le soleil et les orangers, sera-t-elle brune et passionnée ou blonde pure et angélique ? ». Pour pallier cette idée de décorum, j’évite toujours la troisième personne. Avec le « je », il y a cette idée de liberté, le lecteur chemine avec le personnage et ne sait pas en avance ce qui va advenir. Pour illustrer mon propos, si j’étais expédiée en enfer, on m’y obligerait à lire du Gracq pour l’éternité… 

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PDP : Il y a une grande part faite à l'émotion dans votre roman. On passe des rires aux pleurs. 

CL : Je prends cela pour un très beau compliment. Une certaine école littéraire à la française, très intellectualiste, méprise l’émotion. Il se murmure que ce serait : « pour les bonnes femmes ». C’est facile cela permet de rester en superficie de son propre texte en ânonnant de vagues idées (remâchées ou neuves et adolescentes) qui ne sont pas passées au crible de l’expérience. Dans ce cas autant lire de la philosophie. C’est pourtant essentiel l’émotion, c’est la moelle du texte. Sans cela un ouvrage formellement parfait mais non habité ressemble à l’Eve future de Villiers de l’Isle Adam, une très belle création sans âme. De l’apparat, du bon goût, rien qui ne froisse ou qui innove. Quel intérêt ?

PDP : Dans votre livre, la question chrétienne semble au centre, l'action se déroulant à Lourdes, comme l'est la compassion. On a vous a d'ailleurs comparée à Flannery O'Connor.

CL : Flannery O’Connor est immense, Les braves gens ne courent pas les rues, mais surtout La sagesse dans le sang ! Tant de nuances, cette ambiance poisseuse, l’analyse de l’exaltation et des petitesses. Un régal ! Oui, la question chrétienne est au centre du livre à savoir la religion est-elle quelque chose de social ou une mise à l’épreuve quotidienne. Est-on chrétien car on suit le message des hésychastes : on observe, on ne juge pas, humilité et générosité, ou chrétien par habitude, parce que l’on a été éduqué dans cette religion. Le message du Christ est trop souvent évincé par l’odeur du poulet dominical non ?

PDP : Cocteau ou Lorca ont également écrit sur les Gitans ? Par qui avez-vous été marquée ?

CL : Pour les livres je suis portée par l’univers de Gary dans Les Enchanteurs et La tête coupable, La danse de Gengis Cohn, Le vin des morts. J’aime aussi L’île des chèvres d’Ugo Betti, Un roi sans divertissement de Giono, Mes amis d’Emmanuel Bove, Premier amour et Molloy de Beckett, Ubu roi de Jarry, Monsieur Jadis de Blondin, Sauvés d’Edward Bond, Les grandes espérances de Dickens, La chevelure sacrifiée de Bohumil Hrabal, Stig Dagerman dans Ennuis de noces et tout Marcel Aymé !

PDP : Parmi les écrivains vivants, qui appréciez-vous ? Dont la démarche vous semble similaire ? Et s'il ou elle est mort(e), quel dialogue imagineriez-vous avec lui ou elle ? 

CL : Parmi les écrivains actuels, j'aime beaucoup Pierre Michon, Sylvie Germain. Je ne pourrais pas établir de dialogue avec un grand auteur mort car je ne m’y sentirai pas à ma place. Ce processus m’obligerait à un moment donné à parler de moi. D’ailleurs, cela peut être considéré comme un défaut, mais je ne lis pas la correspondance des auteurs que j’affectionne, je préfère me cantonner à leurs textes et à l’aspect purement fictif.  Mais partager un verre avec Dylan Thomas, Stig Dagerman, Bohumil Hrabal, Beckett, Albert Cohen, Romain Garry, alors ça oui !

PDP : Si une jeune femme venait vous demander des conseils pour publier son premier livre, que lui diriez-vous ? 

CL : Analyse tes défauts et au lieu d’essayer de les gommer sers t’en car c’est là où réside ta singularité. D’ailleurs je pense que ce devrait être la base de tout bilan de compétences. « Je suis rigoureuse, persévérante » oui merci comme quatre-vingts pourcent de la population, cela ne fait pas avancer le schmilblick. Par contre « je suis misanthrope, méticuleuse à l’excès », eh bien tu es faite pour l’école des Chartes et sinon les philatélistes et les numismates embauchent ! Blague à part, je lui conseillerai modestement de ne pas essayer de se brider pour entrer dans un courant. Si tu n’es pas de la veine Stendhal, fait du Aymé.

Propos recueillis par Pauline de Préval

Céline Laurens publie "Là où la caravane passe" aux éditions Albin Michel

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