75% des Français estiment que le pays a perdu sa boussole morale. Mais comment (ou qui pour) la retrouver ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron parle devant un écran montrant une manifestation de "Gilets jaunes" lors d'une interview au palais de l'Élysée à Paris. 15 décembre 2021
Emmanuel Macron parle devant un écran montrant une manifestation de "Gilets jaunes" lors d'une interview au palais de l'Élysée à Paris. 15 décembre 2021
©LUDOVIC MARIN / AFP

Perte de repères

Selon le baromètre de la confiance politique publié ce lundi 24 janvier par le Cevipof, jamais les français ne se sont sentis aussi méfiants envers la politique

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Un des indicateurs du baromètre de la confiance publié par le Cevipof montre que 75% des Français estiment que le pays a perdu sa boussole morale. Comment comprendre cette donnée ? Surtout, comment comprendre qu’autant de Français soient concernés ?

Luc Rouban : Effectivement, de tels niveaux ne permettent plus de louvoyer ou d’éviter la question de l’autorité comme la question de l’horizon de sens du pays. Cette réponse est partagée par 78% des catégories populaires, 76% des catégories moyennes et 72% des catégories supérieures. L’âge ne change pas grand-chose à l’affaire sauf chez les 18-24 ans où cette réponse atteint encore 62%. Mais elle est clivée sur le plan politique. Cette proportion atteint 71% chez les électeurs potentiels de Jean-Luc Mélenchon, 62% chez ceux d’Anne Hidalgo comme chez ceux d’Emmanuel Macron, 64% chez les électeurs de Yannick Jadot, mais passe à 84% chez ceux de Valérie Pécresse, 88% chez ceux de Marine Le Pen et 93% chez ceux d’Éric Zemmour. Autant dire, que cette boussole morale ne signifie pas forcément la même chose pour tout le monde. 

Cependant, on peut trouver dans le Baromètre plusieurs indicateurs qui viennent éclairer cette réponse, sinon dans ses objectifs politiques du moins dans son principe. Le premier d’entre eux, et non le moindre, car il explique en grande partie le niveau de confiance dans les institutions politiques et l’attachement à la démocratie représentative, tient à la très faible part (25% seulement) des enquêtés qui répondent avoir le sentiment d’appartenir à la communauté nationale. Bien plus, lorsqu’on leur demande comment ils se représentent la France, 40% répondent qu’elle constitue « une nation assez unie malgré ses différences » alors que 56% répondent en revanche qu’elle est devenue « un ensemble de communautés qui cohabitent les unes avec les autres ». Nul besoin de longues démonstrations pour souligner le fait que plus les enquêtés défendent la thèse de la nation unie et plus ils ont confiance dans le système politique et ses institutions. En fait, pour une majorité d’enquêtés le corps politique s’est désagrégé car son univers de référence historique a disparu. Cet univers c’est celui d’une République, souvent autoritaire mais assez égalitaire, nourrie de philosophie positiviste, qui œuvre pour l’émancipation des citoyens mais aussi des autres peuples, ambition révolutionnaire qui a pu provoquer quelques soucis à partir de 1792. La défiance comme le malaise démocratique ne proviennent pas d’une mondialisation économique qui ferait perdre le contrôle de la situation aux autorités nationales. Du reste, on voit que 28% seulement des enquêtés désirent voir la France se fermer davantage sur le terrain économique. La crise démocratique ne vient pas de l’extérieur mais du tissu social français lui-même. Ce qui est en jeu, c’est bien l’unité nationale et le sens d’un destin. 

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Bertrand Vergely : Emmanuel Kant a admirablement défini la morale quand il a expliqué qu’elle réside dans le sérieux absolu et avec lui dans la plus haute pensée qui soit. C’est ce que veut dire la formule de l’impératif catégorique ou impératif absolu qui, selon Kant, définit la morale et que nous appelons  le sens du devoir : « Agis de telles façon que ta maxime particulière devienne une loi universelle », parole qui veut dire : « Agis de telle façon que tu fasses penser à l’occasion de l’action qui est la tienne ». 

On croit que la morale consiste à agir et non à penser. La morale réside exactement dans l’inverse. Elle consiste à penser et à faire penser et non à agir. Des gens qui agissent, il y en a plein. Des gens qui font à penser à l’occasion de l’action, on en cherche. Gandhi a été une grande figure de la morale au 20ème siècle. Il a été une telle figure non pas parce qu’il a été non violent mais parce qu’il a fait penser à l’occasion de la non violence. Des militants non violent, il y en a plein. Des militants non violents qui font penser, on en cherche. 

On est donc moral quand on agit de tout son être en étant mû par la plus haute pensée qui soit afin de faire exister la plus haute pensée qui soit. Nous en faisons l’expérience quand  nous rencontrons des actions morales qui donnent à penser en donnant envie de penser. 

Nous assistons aujourd’hui à une perte de la morale. Aussi curieux que cela puisse paraître, cette perte ne vient pas tant de la perte de toute morale que de l’hyper-moralisme voire de l’hystérie morale qui règne 

Quand on est moral, on ne parle pas de morale. On vit la morale en étant moral. Nous faisons l’inverse. Au lieu de vivre la morale en étant moral, notre monde passe son temps à parler de morale en faisant la morale sur le mode du hurlement vengeur et de la vocifération punitive et revendicatrice. 

Il n’est pas très difficile de se donner une allure morale. On remarque ce qui ne va pas dans la vie quotidienne. On note les travers de ses contemporains. On recense les malfaçons, les malversations, les divers détournements de l’honnêteté et de la vérité. Et on crie au scandale en endossant la toge du lanceur d’alerte. Comme on a très vite de l’audience, on en remet. Comme on en remet, l’audience s’élargit. Résultat : on n’est pas dans la morale. On est dans le spectacle moral. 

Les medias en raffolent. De quoi vivent ils ? Des scandales et de l’indignation. On en a eu un exemple flagrant dernièrement. On ne sait pas quoi dire. On manque de sujets parce qu’il n’y a pas eu un scandale affriolant depuis quelques jours. On va en dénicher un. Un ministre passe ses vacances à Ibiza durant les congés de Noël. On crie au scandale en réclamant la démission du ministre. Quelle est sa faute ? Quand on est un ministre, on passe ses vacances Marne la Coquette en étant un français moyen, pas à Ibiza, symbole de la décadence chic pour bobos friqués. 

Tout le monde parle de morale à tout bout de champ en jugeant et en condamnant sans cesse. Personne ne s’occupe de vivre moralement en cultivant une véritable expérience de la conscience morale. 

Dans les années soixante dix Sartre s’est employé à fonder une morale sur la responsabilité Inventer ses valeurs. Être responsable et authentique. Admirable programme !  Qu’a fait Sartre ? Il n’a pas résisté à la tentation de juger, de condamner, de dénoncer, en s’adonnant à une morale vengeresse contre la bourgeoisie et le capitalisme. Dans les années quatre-vingt Foucault, même chose. Invitant au souci de soi et au recul à l’égard de la morale qui surveille et qui punit, il ne résiste pas à la tentation ‘aller lui aussi dénoncer et condamner. 

Avec les mouvements qui luttent aujourd’hui pour toutes sortes de droits, on ne sort pas de cette logique. Beaucoup de colère, de cris, de dénonciations. 

Ô combien de marins, combien de capitaines sont partis un jour pour des courses lointaines et n’en sont jamais revenus. Ô combien de nos sages censés nous éclaire sont partis un jour pour être des Caton vertueux avant de devenir des Fouquier-Tinville de la morale déguisés en procureur  général siégeant au tribunal permanent de l’humanité. 

Très peu de morale voire aucune morale. Une fois de plus, on n’est pas moral. On attend que les autres et le monde  le deviennent.  

On s’étonne que 75% des Français pensent que la France a perdu sa boussole. Comment ne pas être déboussolé quand le moralisme vengeur est partout et la vraie morale nulle part ? 

La boussole morale peut être un terme très vaste, qu'est ce que les Français signifient derrière cela ? Quelles réalités cela regroupe-t-il pour eux ? Est-ce la même pour tout le monde ? 

Luc Rouban : L’idée que le pays a perdu sa boussole morale renvoie à deux problèmes contigus. Le premier, c’est qu’on a perdu le nord. Cela veut dire qu’il existe une attente forte pour une autorité politique qui indique le cap à suivre pour les prochaines années. En contrepoint, cela signifie que la politique « managériale » qui se contente de gérer le pays comme on gère une PME ne suffit pas. Emmanuel Macron l’a bien compris en réorientant sa politique de l’horizontalité des débuts vers la verticalité étatique de la fin de mandat. C’est en cela que les Français restent sans doute plus attachés à la monarchie qu’au libéralisme. Les Français vivent désormais dans la nostalgie du passé, qu’il soit gaulliste, mitterrandien ou même imaginaire. C’est en ce sens que l’on peut comprendre le succès assez étonnant d’Éric Zemmour qui a joué sur cette carte nostalgique même s’il dénature la réalité des faits historiques. Mais les thèses d’Éric Zemmour ont surtout un intérêt en ce qu’elles montrent un déficit de sens au sein de la société française d’aujourd’hui qui a perdu confiance en elle-même. Et cette perte de confiance est liée à l’épuisement des formules sociopolitiques volontaristes qui avaient construite l’identité nationale : la lutte contre des envahisseurs étrangers, la défense d’un mode de vie et de consommation mis à mal par la crise environnementale et culturelle, le leadership des « pays non alignés » s’opposant aux grands blocs continentaux, le progrès social qui semble devenir désormais de plus en plus difficile à réaliser pour une partie de la population.

Le second problème, c’est que la dimension morale implique une réciprocité : pourquoi s’engager et faire confiance à un système considéré comme inique et injuste, qui ne reconnaît pas votre mérite, où la réussite dépend moins de son travail et de ses résultats que de ses ressources sociales, familiales et politiques ? Prenons seulement deux chiffres dans l’enquête : en moyenne, 63% des enquêtés pensent que la société française est injuste. Lutte des classes ? Pas du tout, car l’analyse montre que si 68% des catégories populaires disent que la société est injuste, il en va de même de 49% des catégories supérieures. De la même façon, 69% des enquêtés estiment que « beaucoup de gens qui sont en haut de l’échelle sociale ne le méritent pas vraiment ». Et cette position est défendue par 70% des catégories populaires mais aussi par 63% des catégories supérieures. 

Dans quelle mesure ce résultat est-il la conséquence de 40 ans de déconstruction de l’autorité et d'affaiblissement de toutes les structures traditionnelles (la famille, la religion, l’éducation nationale, les partis politiques, les appartenances culturelles, etc.) ? 

Luc Rouban : La crise des institutions n’est pas la cause de ce phénomène mais plutôt la conséquence de celui-ci. Certes, on met souvent en avant la déchristianisation, l’affaiblissement de la cellule familiale traditionnelle, la crise des partis politiques, la concurrence d’autres cultures. Mais ces phénomènes sont les mêmes dans d’autres pays. On les observe, par exemple, de la même façon en Italie. Or la proportion d’enquêtés italiens (que nous avions interrogés l’année dernière) ne se reconnaissant dans aucune communauté, et se retrouvant donc en situation d’anomie, est plus faible qu’en France. Par ailleurs, il ne faut pas idéaliser le passé : les partis politiques français étaient également en crise profonde sous la IVᵉ  République et même au début de la Vᵉ, ne redevenant des acteurs politiques que dans les années 1970, la France est le pays de la Révolution, de la constitution civile du clergé et de la laïcité conquérante, les familles n’ont jamais été le temple du bonheur absolu pour tous et l’irrespect pour l’éducation nationale était sans doute plus fort en 1968 qu’aujourd’hui. Ces structures ne sont fortes que pour autant qu’elles s’inscrivent dans un système considéré comme juste car leur autorité est alors légitime. Or trois facteurs jouent de manière décisive sur la défiance. Le premier, est le sentiment d’être reconnu pour ce que l’on fait, question cruciale dans une République qui se veut méritocratique. Et là, vous avez l’immense chantier de l’accès aux élites et de l’ouverture des parcours professionnels en dehors des chemins bien balisés et parfois sclérosés. Le second, c’est de considérer que vous appartenez à une communauté nationale où tout le monde joue le même jeu, ce qui donne du sens à la solidarité qui doit être une réelle réciprocité et non pas seulement un slogan pour augmenter les impôts tout en vidant les espaces ruraux de leurs services publics et privés. Le troisième c’est de ne pas opérer de confusion entre ce qui est public et ce qui est privé et cela dans les deux sens. La structure génétique d’un système républicain et démocratique est de séparer les deux sphères, pas de les mêler, car la confusion ouvre la voie au soupçon de conflit d’intérêts, de corruption mais laisse aussi entendre que le pouvoir n’a pas de limite, question qui reste posée dans la crise sanitaire et qui va se poser encore plus fortement pour faire face à la crise environnementale.

Chantal Delsol : C’est une conséquence assez naturelle des derniers siècles que nous venons de vivre. Nous sommes dans un moment de rupture civilisationnelle. A partir du XIX° siècle et même avant, la boussole (pour reprendre votre mot) constituée par le christianisme depuis le IV° siècle, commence à s’effacer. Là-dessus, dans les pays européens largement touchés par l’agnosticisme, des idéologies s’imposent, rapidement totalitaires, puis s’effondrent, plus ou moins vite selon les cas. Mais ici il s’agit de religion, puis d’idéologie. Qu’en est-il de la morale elle-même ? Dans le judéo-christianisme, depuis l’époque mosaïque, la morale dépend de la religion (Dieu donne à Moïse les Tables de la loi). Quand cette religion s’efface, elle laisse sa morale, débarrassée de la transcendance mais bien reconnaissable – il suffit de regarder les procédures d’auto-accusation dans le communisme pour lire aussitôt l’héritage du christianisme. Ensuite, quand l’idéologie marxiste s’effondre à la fin du XX° siècle, la morale autrefois religieuse puis communiste se redéploie sous les formes de ce qu’on peut appeler l’humanitarisme, lequel a été analysé par maints auteurs depuis cinquante ans. La nouveauté avec cette morale, forme dénaturée des héritages successifs, c’est que dans l’absence désormais des religions et idéologies, elle devient elle-même une religion. Regardez les cérémonies d’auto-accusation du wokisme aux EU, vous y retrouverez les formes religieuses. Les idéaux d’égalité, de solidarité et de fraternité, qui dominent notre époque, sont des principes évangéliques repris et maquillés. 

Quelle est la gravité de ce phénomène ? En quoi est-il grave de vivre sans boussole morale ? 

Bertrand Vergely : Une boussole sert à trouver sa route. On trouve sa route en sachant où est le Nord. D’où l’expression « Ne pas perdre le Nord » pour indiquer la condition nécessaire afin de ne pas être perdu.

 Moralement, la boussole qui permet de ne pas être déboussolé réside dans le discernement. Le sérieux absolu tel que Kant le définit permet d’avoir du discernement. Il y a ce qui est sérieux. Cela s’appelle la Loi avec un L majuscule, cette Loi étant la loi de la raison. Et il y a le reste à savoir ce qui  prend la place du sérieux et de la raison. 

Nous vivons dans un monde dominé par l’individualisme égoïste vaguement libertaire qui pour prendre le pouvoir  fait croire 1. que la morale est relative. 2. que chacun a sa morale. 3. que chacun doit pouvoir a sa morale. Pour notre monde, la morale n’est pas ce qui relève du sérieux. Elle est ce qui relève de l’individu. Elle ne revoie pas à la pensée. Elle renvoie au fait d’appeler morale ce que l’on veut. Forcément, on est perdu. On l’est parce que, quand l’individualisme moral a pris le pouvoir, impossible de parler autrement de la morale. 

Essayez donc d’expliquer à ce monde que la morale se fonde sur le sérieux absolu. Très vite le service d’ordre de l’individualisme va vous remettre en place. Vous avez parlé du sérieux absolu comme étant la morale. Qui dit cela ? C’est vous. C’est votre morale, non la morale. Donc taisez vous et cessez de parler de la morale. Contentez vous de parler de votre morale. Vous pensez que la morale réside dans le sérieux ? C’est votre morale. Ne l’imposez pas aux autres. 

La morale du sérieux qui est la morale est devenue une morale, tandis que les morales individuelles sont devenues la morale. 

On se demande pourquoi notre monde est déboussolé en matière de morale. On a la réponse. On ne peut plus parler de morale. L’individualisme libéral libertaire qui entend être l’absolu en matière de morale lui interdit de parler. 

Chantal Delsol : On ne peut donc pas dire qu’il n’y a plus de morale, puisqu’au contraire nous avons une morale omnipotente et omniprésente, qui nous empêche de prononcer certains mots ou d’énoncer certains jugements, ainsi que de nous livrer à certains comportements qui étaient autrefois permis ou au moins tolérés. Ce que l’on peut dire, c’est que ces impératifs sont désormais imposés sans boussole, et c’est sans doute la cause de l’angoisse. Pourquoi une firme proposant des aides ménagères ne peut-elle plus divulguer une publicité en donnant un exemple de prénom algérien sans être accusée de racisme – ce qui est aujourd’hui l’un des pires crimes ? Pourquoi un homme ne peut-il plus faire passer une femme devant sans être accusé de machisme – ce qui est aujourd’hui un délit terrible ? Au nom de quelle boussole ? On se le demande. Ainsi, il ne faut pas croire que nous ne savons plus que faire ni où aller. Les instances supérieures (l’Etat, les élites ?) nous disent comment se comporter, mais nous ignorons pourquoi, au nom de quoi.

Il reste que l’effondrement du christianisme a provoqué l’effondrement de la conscience personnelle, déjà fortement ébranlée par les totalitarismes qui avaient mis en service le positivisme juridique (est bien ce que l’Etat dit être bien, et inversement). Aujourd’hui notre contemporain ne sent plus bouger en lui quelque chose comme la conscience personnelle, l’instance d’Antigone : il réclame que les lois posent les barrières partout, afin de ne pas avoir lui-même à prendre des décisions en cas tragiques (d’où par exemple l’appeler aux lois sur l’euthanasie). Cet effondrement de la conscience personnelle laisse notre contemporain dans un état d’hébétude quant à la direction du bien : il attend que l’Etat lui désigne la voie, comme les Chinois (partout sauf chez les judéo-chrétiens, c’est l’Etat qui dicte la morale). Nous n’allons certainement pas devoir nous passer de morale, cela n’existe pas et n’en prend pas le chemin. En revanche, nous aurons de plus en plus un Etat prescripteur de la loi morale.

Est-il aujourd’hui possible de restaurer une boussole morale au pays ? Quels seraient le ou les chemins à prendre pour tenter de le faire ?

Bertrand Vergely : On ne restaure pas la boussole d’un payas. On restaure la boussole d’une pensée. C’est dans la pensée qu’il faut agir et pas ailleurs. 

Quand on est moralement stupide, on pense que la morale consiste à imposer un ordre par la force en surveillant que l’on obéit bien à cet ordre. Le christianisme  s’y est employé par le passé. En pratiquant ainsi la morale, il a fait prospérer la soumission peureuse des uns et la haine des autres à son égard. Aujourd’hui, l’islamisme pense pouvoir établir un ordre moral en utilisant les mêmes méthodes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il provoque la soumission peureuse des uns et la haine des autres à son égard.

L’individualisme libertaire est né d’une révolte contre l’autoritarisme religieux et moral. Au lieu de produire la liberté, il est en train d’installer un nouvel ordre autoritaire à la fois conformiste, légaliste et punitif. 

Va-t-il être possible de restaurer une boussole morale dans notre pays ? Cela ne va-t-il  pas être trop difficile ? Personne n’en sachant rien, il est impossible de répondre à une telle question, 

Il se peut qu’il y ait une pensée qui redonne envie de vivre moralement en faisant l’expérience de la droiture que donne la morale pensée comme sérieux absolu. Il y a bien eu un De Gaulle de la politique appelant à résister à la domination nazie. Depuis la Révolution Française, le terrain de la morale est occupé par un nihilisme libertin, libéral, libertaire, relativiste et individualiste.  Peut être y aura-t-il un jour un De Gaulle de la morale invitant à se libérer de cette domination.  En tout cas, si cela se fait, ce ne sera nullement sur le mode d’un ordre moral autoritaire mais d’une morale inspirée.

 La vie morale est une vie extraordinaire. Les Anciens en ont eu conscience. Tout au long de l’histoire, rien n’a jamais autant marqué les esprits que certaines grandes figures morales. La culture retrouvera sa boussole morale quand elle redécouvrira come bien la morale est passionnante. 

De qui peut venir cette reconstitution de la boussole morale de la France ? L’expérience historique semble montrant que cela ne peut pas émaner de l’Etat, alors d’où cela pourrait-il venir ? 

Bertrand Vergely : Nous avons pris une mauvaise habitude. Nous regardons trop le politique. Nous attendons trop de la politique et des politiques. Nous ne cessons de scruter l’État en attendant que celui-ci fasse régner le Bien sur la terre. Nous attendons de lui qu’il soit une Église et que cette Église soit celle des saints. La politique et les politiques sont comme la plus belle femme du monde : ils ne peuvent donner que ce qu’ils ont. L’État est une machine à administrer. C’est une grande administration. Quand nous allons à la mairie chercher un document administratif, nous n’attendons pas autre chose qu’un document administratif. Depuis la Révolution Française, nous attendons du politique qu’il fasse le bonheur du monde. En prétendant qu’ils vont le faire, les politiques ne nous aident pas. Ils nous font davantage plonger dans nos illusions. On ne veut pas que la morale s’occupe de politique. Que le politique ne se mêle pas de morale. Et que l’on revienne sur terre. 

On se lamente à propos de la perte de la morale dans notre pays. On aimerait que celle-ci soit de nouveau pratiquée ? Fort bien. Qu’attend on  pour montrer l’exemple ? 

 Au lieu d’être moral, on attend que le monde et les autres le deviennent.  La vraie morale se moque de la morale, comme le dit Pascal. La vraie morale qui vit la morale n’a que faire du bavardage moral. Nous sommes dans le bavardage moral. Arrêtons de bavarder et vivons, la morale redevenant passionnante le monde commencera à redevenir moral. 

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