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Théâtre : "Le suicidé, vaudeville soviétique", l’humour : la politesse du désespoir
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De : Nicolaï Erdman Traduction : André Markowicz Musiciens : Anthony Caillet, Marion Chiron, Benoit Prisset Mise en scène : Jean Bellorini Avec : François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durant, Ank Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Olivieri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza AlegriaNdikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Mathieu Tune, Damien Zanoly

Mathilde Cazeneuve pour Culture-Tops

Mathilde Cazeneuve pour Culture-Tops

Mathilde Cazeneuve est chroniqueuse pour Culture-Tops. Culture-Tops est un site de chroniques couvrant l'ensemble de l'activité culturelle (théâtre, One Man Shows, opéras, ballets, spectacles divers, cinéma, expos, livres, etc.).

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THÈME

Nous sommes dans un appartement communautaire de la Russie soviétique de la fin des années 1920, Sémione Sémionovitch est un chômeur à plein temps qui vit au crochet de sa femme Macha, qui elle, se tue au travail… Ce qui ne l’empêche pas de la réveiller un soir, pris d’une soudaine envie de manger le saucisson de foie qui doit rester dans le frigidaire…• S’enquérant de cette tâche, Sémione Sémionovitch disparait, et Macha réveille sa mère ainsi que tout le voisinage, persuadée que son mari est parti se suicider. De ce quiproquo va naître une satire burlesque et grinçante de la société soviétique. Alors qu’une farandole de personnages, représentant chaque pan de la société, veut s’approprier le suicide de ce pauvre homme pour défendre sa cause, et se transformer en héros de la Grande Révolution, ce « suicidé » va se prendre au jeu malgré lui et se laisser séduire par cette gloire posthume qu’on lui fait miroiter. 

Mais c’est justement au moment où la mort approche qu’un souffle de vie vient le réveiller et qu’il va peu à peu se détacher de la masse pour s’individualiser. Quand on va mourir, on ne risque plus rien, on est prêt à tout ...

POINTS FORTS

La scénographie paraît sobre, presque vide sur cet immense plateau ; pourtant, grâce à la formidable création lumière de Jean Bellorini, les espaces apparaissent, disparaissent, se créent au fur et à mesure que les comédiens se meuvent, pour faire naître des tableaux drôles, créatifs et magistraux.

Pour la première fois, Jean Bellorini use de la caméra dans sa mise en scène, artifice qui semble dorénavant incontournable au théâtre et qui peut lasser, mais qui, là, trouve son utilité et apporte tantôt un effet comique, tantôt dramatique, dans un noir et blanc contrasté particulièrement beau.

La musique, comme toujours dans le théâtre de Jean Bellorini, est présente tout au long du spectacle, comme un personnage indissociable de la troupe de comédiens, qui deviennent tous à tour de rôle chanteur soliste, ou bien forment un seul et même chœur dans une parfaite harmonie. Lors de la grande scène du banquet, où la vodka coule à flot à la santé du futur suicidé, celui-ci, dans une dernière danse vitale, terminera en slip blanc sur la table, micro à la main, et livrera une interprétation mémorable de la chanson Creep de Radiohead.

Le théâtre de Jean Bellorini est un travail de troupe, et cela fait grand bien de voir au plateau treize comédiens - à l’énergie et à la loufoquerie débordantes, portés par trois merveilleux musiciens - se démener dans cette course effrénée et macabre pendant plus de deux heures.

Nicolaï Erdman dresse un portrait noir et désespéré de cette société où la corruption et la bureaucratie ont gangréné la révolution au profit de quelques dirigeants qui se rangent derrière les ambitions d’un tyran. Et pourtant, il écrit un texte éminemment drôle et philosophique, sans sombrer dans le pathos, mais au contraire chercher l’espoir dans la farce. Évidemment, ce texte résonne aujourd’hui très fortement avec la politique intérieure Russe actuelle, et éveille en nous un sentiment d’urgence…à se révolter.

QUELQUES RÉSERVES

A trop mettre l’accent sur la farce et le rire, on peut regretter ne pas être touché ou ému comme on pourrait l’être avec un tel texte.

ENCORE UN MOT...

La pièce, écrite en 1928, fut interdite avant même d’être jouée, et victime du régime politique autoritaire et répressif. Persécuté, Nicolaï Erdman ne reviendra plus à la dramaturgie, et n’écrira que des comédies pour le cinéma, gardant toujours en lui « une peur éternelle ». 

Cette peur, Sémione Sémionovitch, l’anti-héros du Suicidé en est pétri et nourrit chacun de ses monologues métaphysiques. C’est en mourant que l’on devient “enfin“ quelqu’un… Derrière la comédie grinçante se tient une réelle réflexion sur le sens de l’existence que dépeint Nicolaï Erdman. Les “suicides“ actuels de personnalités russes contre « l’opération spéciale » sous le gouvernement de Poutine résonnent ainsi de façon glaçante.

UNE PHRASE

« ARISTARQUE DOMINIQUOVITCH : « C’est écrit là. “ Si je meurs, n’accusez personne. “ Et c’est signé : Podsékalnikov. » Podsékalnikov, c’est vous ? SÉMIONE SÉMIONOVITCH. C’est moi. […] 

ARISTARQUE DOMINIQUOVITCH. […] Ça ne se fait pas. Ça ne se fait pas, ça, citoyen Podsékalnikov. À qui ça rapporte, dites-moi, s’il vous plaît, « n’accusez personne » ? Au contraire, vous devez accuser, condamner, citoyen Podsékalnikov. Vous vous tuez. Magnifique. Splendide. Tuez-vous tant que vous voulez. Mais tuez-vous, je vous prie, avec une conscience sociale. N’oubliez pas que vous n’êtes pas seul, citoyen Podsékalnikov. […] À l’époque où nous sommes, citoyen Podsékalnikov, ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire. »

[…]

SÉMIONE SÉMIONOVITCH : « Abordons la seconde sous l’angle philosophique. Qu’est-ce que c’est, une seconde ? Tic-tac. Oui, tic-tac. Et, ce qu’il y a, entre ce tic et ce tac, c’est un mur. Oui, un mur, c’est-à-dire le canon du revolver. Vous comprenez ? Donc, le canon. Là, c’est le tic. Là, c’est le tac. Et donc, le tic, jeune homme, c’est encore tout, et le tac, jeune homme, c’est déjà rien. Rien du tout. Vous comprenez ? […] Tic – et voilà, je suis encore avec moi, et avec ma femme, et avec ma belle-mère, avec le soleil, avec l’air et avec l’eau, ça, je comprends. Tac – et voilà, je me retrouve sans ma femme… encore que, sans ma femme – ça, je comprends aussi, je me retrouve sans ma belle-mère… bon, ça, je comprends même parfaitement bien, mais alors, que je me retrouve sans moi – ça, je ne comprends absolument pas. Comment ça, je suis sans moi ? Vous comprenez, moi ? Moi, personnellement. Podsékalnikov. Un homme. »

L'AUTEUR

Nicolai Erdman est né à Moscou en en 1900, et mort en 1970 dans la même ville. C’est un dramaturge et scénariste soviétique principalement connu pour sa collaboration avec Meyerhold dans les années 1920, dont sa première pièce satirique, Le mandat, sera jouée plus de 350 fois sur les plus grandes scènes de Russie.

Sa deuxième pièce Le suicidé aura un tout autre destin (voir plus haut) et Nicolai Erdman se verra peu de temps après déporté et assigné à résidence pendant trois ans à Ienisseisk. Après sa libération il tire un trait sur sa carrière de dramaturge pour devenir scénariste de cinéma.

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