Superman, l'icône gay-friendly reprise en main par un auteur homophobe à pulsions fascistes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Superman a été inventé en 1938 par Jerry Siegel et Joe Shuster.
Superman a été inventé en 1938 par Jerry Siegel et Joe Shuster.
©DR

Pop culture

Le héros de comics américain, icône gay, va être repris par un auteur... homophobe.

Cela a peut-être échappé à certains d'entre vous, mais Superman, l'Homme de Fer, le Héros de l'Amérique conquérante, est… une icône gay. Cela a d'ailleurs été ces dernières années le sujet de plusieurs articles aux Etats-Unis, patrie du super-héros fictif. Non seulement car Superman a tendance à avoir un goût prononcé pour les vêtements serrés et les collants, mais – plus sérieusement – car Clark Kent a.k.a Superman est le symbole de l'homme qui mène une double vie, cachant une part importante de sa vie au monde entier. Comme l'expliquait en 2006 le magazine Advocate, consacré à la cause gay, et qui faisait sa une sur le super-héros à l'occasion de la sortie du film "Superman Returns" (réalisé par Bryan Singer, réalisateur… gay) Superman est une icône gay car "comme tous les enfants homosexuels  [il] doit garder sa "différence" secrète". Le magazine ajoute un peu plus loin : "soyons francs, il est [aussi] très sexy". Le premier super-héros moderne créé par Jerry Siegel en 1938 est, comme le rappelle leGuardian, le représentant de "la vérité, la justice et de l'American Way". Et du mariage pour tous ? Pas certain…

Le hic, c'est que Orson Scott Card vient d'être embauché par DC Comics pour écrire la nouvelle série dédiée à l'homme de Fer. Or cet auteur de bande-dessinée célèbre et expérimenté, qui est également l'auteur du roman de science-fiction "La Stratégie Ender", est un homophobe convaincu.

Mormon très pratiquant et membre du bureau de la National Organization of Marriage, Card a été très prolifique et agressif dans sa campagne contre les homosexuels, ses opinions étant résumées dans un livre de 2004 intitulé "Mariage homosexuel et la Civilisation" où il écrit : "L'obscure secret de la société homosexuelle – celle qui n'ose pas dire son nom – est que la plupart des homosexuels ont pénétré dans ce monde après une expérience de séduction bouleversante, ou bien un viol, ou une agression sexuelle".

Ce qui gêne peut-être le plus dans le choix de Orson Scott, ce n'est pas seulement que Superman soit "super gentil" et que le "super gentil" ne devrait pas haïr les homosexuels, mais comme le note The Atlantic dans un article passionnant, car Superman tire ses traits d'une longue tradition de héros veillant sur la société et usant de la violence... une tradition initiée par le Ku Klux Klan. Et car "une violence employée au nom du bien n'est souvent pas dirigée contre l'injustice, mais contre l'impuissant" note le journal américain. En un mot, Superman n'est pas qu'un fantasme de la bonté, mais aussi celui de la puissance, et donc comme l'explique The Atlantic, du fascisme. Cette autre lecture, plus profonde, du personnage de bande-dessinée explique que beaucoup soient réticents à ce qu'il tombe entre les mains d'un auteur aussi intolérant.

Une pétition a déjà été signée à plus de 12 000 exemplaires, appelant à ce que DC Comics n'engage pas Card, tandis que de nombreuses voix se sont élevées pour appeler au boycott des comics Superman. Reste à savoir si la pensée de Card va se ressentir dans l'œuvre. Après tout, il a déjà scénarisé plusieurs épisodes d'Iron Man, un héros de Marvel Comics, l'éditeur de Spider-Man et autres X-Men et plus connu pour son progressisme que DC Comics…

La série, publiée sur Internet, devrait sortir en avril.

Ce qui est sûr qu'il y a peu de chances de voir ce genre d'images avec Orson Scott Card aux manettes :

Scénariste de bande dessinée, conférencier et traducteur, Jean-Marc Lainé a rédigé plusieurs essais consacrés à la bande dessinée américaine, dont Super-héros : la puissance des masques. Son dernier ouvrage, Stan Lee : Homère du XXe siècle, vient de sortir aux Moutons électriques. Il répond à nos questions.

Atlantico : Superman est-il selon vous une icône gay ?

Jean-Marc Lainé : Je ne crois pas que Superman soit une icône gay. C'est une icône, tout court. Une figure de proue de la culture populaire du XXe siècle. Et comme toutes les icônes, comme par exemple Jésus ou Che Guevara, il est récupéré, détourné, parodié. Ce qui me semble normal, après tout : des figures de l'imaginaire comme lui se prêtent à toutes les métamorphoses, à tous les avatars. Wonder Woman fait davantage figure d'icône gay, me semble-t-il. Présente sur des tee-shirts dans des boutiques du Marais, son imagerie arc-en-ciel se prête bien à un univers visuel gay. Elle présente en plus une figure de femme forte, très féminine mais légèrement androgyne (ou masculine).

Comment ces figures de l'imaginaire que sont les super héros inspirent la société et sont récupérées par toutes les" chapelles" ?

Peut-être simplement parce qu'elles n'ont pas de chapelle, à la base. Les premiers super-héros (et, historiquement, Superman est souvent considéré comme le premier de tous, en tout cas comme le personnage qui a créé le genre en 1938) sont des figures archétypales, mais sont aussi des fourre-tout dans lesquels tous les lecteurs peuvent se reconnaître. Et les plus grands super-héros répondent à cette définition : ils sont comme les lecteurs, les lecteurs sont comme eux, et fatalement si les lecteurs se reconnaissent en eux, c'est qu'ils y projettent un peu d'eux-mêmes. Captain America, qui a été créé en 1941, était dans l'esprit de ses deux créateurs, Simon et Kirby, l'Américain idéal. Spider-Man, qui a été créé en 1962, porte un masque intégral de sorte que tout le monde peut s'imaginer à sa place, quelle que soit sa couleur de peau. Superman c'est la même chose : il incarne le rêve américain, l'immigrant venu d'une autre planète, élevé à la campagne dans la tradition du fermier-pionnier, et qui fait carrière dans la grande ville par la seule valeur de son talent. Il symbolise donc l'Américain idéalisé, là aussi. Mais ce point de vue ne fait pas consensus. Les anti-impérialistes et les gauchistes y voient un instrument de la politique américaine voire une expression d'un fascisme déguisé. Goebbels [le ministre de la propagande du Troisième Reich, NDLR] y voyait un parangon de la juiverie internationale. Alors, Superman : bras armé du gendarme du monde ou bien fasciste, aryen de l'espace ? Un Juif Errant ? Un Golem ?

En fait, ce que l'on met dans les personnages va dans deux directions : soit on veut les rallier à ce que l'on est en projetant sur eux nos caractéristiques et nos choix, soit on veut en faire un objet de dénonciation en projetant sur eux nos détestations, nos haines. Dans les deux cas, on politise le personnage. Je répondrai donc à la question par une autre question : est-ce que l'on ne risque pas de passer à côté de l'essentiel, à savoir de bonnes histoires ?

Est-ce que l'idéologie de Card peut influencer le comics ?

Là encore, je répondrai à la question par une autre question : est-ce que son idéologie a influencé ses précédents romans et ses BD ? Les fins connaisseurs, ceux qui décortiquent et regardent les détails, vous diront que oui. Le "cycle d'Ender" propose le thème de l'élu, une créature fruit d'un programme génétique et militaire, une sorte de messie créé. Face à la race humaine, on trouve une race insectoïde qui vit selon un esprit de ruche, bref, qui incarne la peur du collectif telle qu'on la trouve dans l'imaginaire américain depuis soixante ans. On se doute bien que ces thèmes proviennent de ses choix politiques et religieux, de ce qu'il croit au quotidien. Mais ça n'entache pas la qualité narrative et dramaturgique de ses récits. De bons romans ingénieux, de bonnes BD.

Sa BD "Ultimate Iron-Man", qui propose une réécriture des origines de Tony Stark, parle aussi d'un élu, de l'expression d'un potentiel individuel, mais parle également de l'enfance bafouée et manipulée, de la jeunesse sacrifiée pour les combats des adultes, ce genre de choses. Et c'est pétri de bonnes idées SF. N'est-ce pas ce que l'on attend d'un auteur, qu'il soit romancier ou scénariste de BD ?

Si l'auteur avait été ouvertement antisémite ou "suprématiste", aurait-il pu être embauché de la même façon par DC Comics ? Qu'est-ce que cela révèle de la société américaine ?

Ça révèle aussi une certaine ouverture d'esprit des éditeurs, qui ne s'arrêtent pas aux propos des gens, mais s'intéressent à ce qu'ils écrivent. À titre de contre-exemple, je m'arrêterais sur le cas de Frank Miller, qui s'est exprimé contre plein de choses, de l'islam à Occupy Wall Street, et dont les élans font qu'il n'est plus tellement publié par les gros éditeurs, notamment DC. C'est donc sans doute le côté ingérable des auteurs qui font qu'ils ne sont pas publiés. Une chose que les éditeurs n'aiment pas, c'est que l'auteur et le militant se confondent. Mais quand l'auteur se contente de raconter des histoires sans faire de ses récits une tribune, tout se passe pour le mieux.

Une autre chose qu'il faut voir : Card est un romancier à succès. Les éditeurs cherchent à faire des coups médiatiques en embauchant des romanciers (ou des cinéastes comme Kevin Smith ou Joss Whedon) pour écrire des comic books. Brad Meltzer a travaillé sur la "Ligue de Justice", Stephen King sur "American Vampire". La plupart des romanciers qui font de la BD ne restent jamais longtemps sur les séries. Six à huit numéros d'affilée, et ensuite, ils repartent écrire un roman. Par exemple, la série  "Ultimate Iron-Man" de Orson Scott Card fait 10 numéros : son nom était écrit en très gros sur la couverture du recueil, pour que Marvel Comics puisse le vendre dans les librairies qui ne sont pas spécialisées dans la BD. Card, Meltzer, King, ce sont des lecteurs de comic books, ils aiment la BD, mais ce n'est pas leur métier premier.

Donc il faut voir cette annonce comme un coup : dans peu de temps, Card sera reparti, en ayant laissé une histoire, qui sera sans doute remplie de bonnes idées de science-fiction. Dans quelques mois, tout le monde aura oublié cette polémique.

Est-ce la première fois de l'histoire des comics que l'idéologie d'un auteur fait polémique ? Les comics sont-ils une exception ?

Non ce n'est pas la première fois, l'exemple de Frank Miller en est un. L'idéologie anarchiste d'Alan Moore [à l'origine des séries "Watchmen" ou encore "V pour Vendetta", NDLR] a créé des tensions entre lui et DC également. Mais il arrive bien souvent que les scénaristes soient capables de mettre leurs convictions de côté. Chuck Dixon, qui écrivait "Birds of Prey" (les aventures d'un groupe entièrement constitué de femmes) avait un jour été interrogé sur la possibilité que certaines soient lesbiennes. Parce que, là encore, il y avait une récupération partielle des personnages. Et Dixon avait expliqué que pour lui, l'homosexualité était une aberration, mais que ses convictions n'avaient pas à entrer en considération, et que, pour éviter toute polémique, il n'abordait pas la question dans ses récits. On a par exemple du mal à trouver des figures négatives d'homosexuels chez Dixon, même si ce dernier affirme lui-même être un conservateur de la meilleure farine. Donc, somme toute, la polémique est en général évitée : les auteurs animent des personnages et les font vivre.

J'aurais même tendance à penser que cette polémique autour de Card sert surtout les intérêts de l'éditeur. Mais ce n'est pas aujourd'hui que l'on verra Superman embrasser Batman ou inversement faire du "gay-bashing".

Superman, c'est un mec "normal", c'est-à-dire qu'il est dans la norme : ni riche ni pauvre, il vit en couple avec une collègue, n'a pas de religion affichée (mais on peut l'imaginer protestant, vu ses origines du Kansas). Il n'est pas pratiquant, n'est pas militant (il aime le bœuf bourguignon donc il n'est pas végétarien). Sans aspérité, sans choix affiché, à part une volonté de respecter les choix des autres.

C'est ce personnage que Card est amené à écrire. Il ne va sans doute rien bouleverser, c'est son nom seul qui génère beaucoup de réactions enflammées. Quelqu'un disait un jour que "Superman résiste à tout, même aux mauvaises histoires", donc je ne m'inquiète pas.

Là où la polémique pourrait se justifier (et encore), c'est si Card avait été commissionné pour écrire les aventures de Northstar (le X-Man qui s'est récemment marié avec son compagnon), du Rawhide Kid (un personnage de western présenté il y a quelques années comme homosexuel) ou d'Apollo et Midnighter, deux membres d'Authority qui, en plus d'être des détournements de Superman et Batman, sont gay, mariés, et pères d'une petite fille adoptive. Là oui, on pourrait comprendre. Et encore, ça pourrait même être intéressant, peut-être… Mais Superman, allons donc…

Les comics ne sont pas (que) pour les enfants : les X Men parlent de la discrimination et de l'intégration, Spiderman de la difficulté à assumer ses choix ("un grand pouvoir incombe de grandes responsabilités") et tout simplement à grandir : les comics sont-ils toujours des moyens valides pour évoquer des sujets de société "sensibles" ?

Bien entendu, plus que jamais. Récemment, l'un des X-Men, un garçon, a épousé son compagnon. Les séries de super-héros sont toujours là pour parler de la société, de ses mutations, de ses inquiétudes, de ses réussites, de ses échecs. Que ce soient Green Lantern et Green Arrow, ou Spider-Man, qui parlent de drogue en 1972, Lois Lane qui parle de la condition de la femme noire dans les mêmes années, Captain America qui parle du pacifisme en 1975, les X-Men qui parlent de camp de la mort pour les mutants dans les années 1980, Daredevil qui parle des SDF dans les égouts de New York vers 1982, ou l'équipe d'Authority qui parle de droit d'ingérence dans la géopolitique en 2000, les super-héros ont toujours parlé du monde réel. La génétique, l'atome, l'informatique, l'état policier, les dérives des médias, ce sont des occasions d'exploiter le potentiel "sérieux"  des comic books.

L'auteur qui confronte le héros aux problèmes de société n'apporte pas des réponses mais pose des questions. Et poser des questions, c'est la meilleure manière d'enseigner.

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