Salman Rushdie : « Répondre à la violence par l’art »<!-- --> | Atlantico.fr
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Salman Rushdie, photo d'illustration AFP
Salman Rushdie, photo d'illustration AFP
©JOEL SAGET / AFP

Atlantico Litterati

Salman Rushdie a été victime d'une tentative d'assassinat il y a deux ans. Le 18 avril 2024, il publie "Le Couteau" aux éditions Gallimard, un ouvrage autobiographique à ce sujet.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Salman RUSHDIE a été attaqué au couteau lors d’une tentative d’assassinat islamiste le 12 août 2022 à  Chautauqua, dans l’état de New York. Après une longue période durant laquelle sa vie ne tint qu’à un fil (voir Atlantico-Litterati du 18 avril) l’obligeant à subir des interventions douloureuses suivies de plusieurs mois de rééducation, l’écrivain anglo-américain- natif de Bombay- ayant « retrouvé les mots » ( ce qui fut son souhait le plus cher, son obsession = les mots, retrouver les mots, pourrait-il un jour retrouver les mots ? L’écrivain souffrit plus de ce doute que de tout le reste, c’est pourquoi il lui fallait publier ce » reportage en enfer pour recouvrer son  son imaginaire et sa liberté d’écrivain. D’où, et nous en profitons aussi « Le  Couteau » (Gallimard).  Un reportage en enfer, un voyage au bout de la (presque) mort.  (« Je revois encore l’instant au ralenti. Mes yeux suivent la course de l’homme qui jaillit du public et vient vers moi. Je distingue chaque pas de sa course  effrénée. Je me vois me lever et me tourner vers lui. (Je continue à lui faire face. Je ne lui ai jamais tourné le dos. Je n’ai aucune blessure dans le dos). Je lève la main gauche dans un geste d’autodéfense. Il y plonge le couteau. Ensuite,  je reçois de nombreux coups, au cou, à la poitrine, à l’œil, partout. Je sens que mes jambes me lachent et je m’écroule » ( « Le Couteau »/Page14)…  On pleure aussi du bonheur de lire une fois de plus Salman Rushdie. «  Vivons, aimons, admirons »,  tel est le message du rescapé, qui ayant perdu  l’œil droit et l’usage de sa  main  gauche, refuse de s’apitoyer mais incarne malgré lui la littérature menacée par la« décivilisation »qui semble partout à l'œuvre. C’est-à-dire « L’effacement de la culture conduisant à la barbarie, donc à la violence, à la haine, à la guerre de tous contre tous » disait Renaud Camus auteur en 2011 de « La décivilisation » (Fayard), vocable qui  depuis qu’il fut repris par Emmanuel Macron a  fait  florès :« La société devient de plus en plus brutale, non seulement violente et délinquante, criminelle, mais à tout moment grossière, agressive, mufle, incivile, à mesure qu’elle est plus idéologiquement et médiatiquement bien-pensante : comme si l’idéologie la libérait de la morale. » disait à ce sujet Renaud Camus. Pour Rushdie que la Faculté donnait comme mort dans l’hélicoptère qui l’emportait vers les services hospitaliers d’urgence, le calvaire commençait : «  Au cours des mois suivants, il y aurait de nombreuses autres humiliations de cette nature. En présence de graves blessures, votre intimité corporelle cesse d’exister, vous perdez l’autonomie de votre moi physique,, le contrôle du vaisseau sur lequel vous voguez. Vous l’acceptez faute d’alternative. Vous renoncez à être le capitaine de votre bateau pour lui éviter de couler. Vous laissez les autres faire ce qu’ils veulent de votre corps, presser, drainer, injecter, suturer et inspecter votre nudité, afin de vivre. » (Page 33/ Le Couteau). 

Le lecteur de Rushdie va découvrir ce qui protège de la mort : « l’ange de la vie », la poétesse et photographe Rachel Eliza Griffith, devenue Eliza Rushdie, une poétesse afro-américaine que le narrateur et l’auteur du « Couteau » a rencontrée  cinq ans plus tôt lors d’une réception à Manhattan (nous sommes admiratifs : les photos de Rushdie sont belles et intelligentes). Elles expriment admirablement la force de l’écrivain, son humour et sa subtilité narquoise. Salman Rushdie nous confie le choc que la beauté et l’intelligence d’Eliza fut pour lui. Du coup, distrait par la vision de celle qu’il aima tout de suite, le narrateur  se casse le nez contre une porte de verre, saignements, vertiges : Eliza proposa d’accompagner chez lui le blessé. « Eliza rentra chez elle à Brooklyn alors que le soleil se levait. «  Il m'apparaît désormais  que cette scène de comédie romantique présente d’étranges ressemblances avec la scène de l’agression : les lunettes cassées ,le sang (beaucoup moins, mais tout de même, du sang), la chute au sol dans une sorte d’étourdissement, les gens qui se rassemblent et me surplombent. C’est une sorte de préfiguration comique. »

« Une des pistes les plus importantes qui m’ont permis de comprendre ce qui m’est arrivé et la nature de l’histoire que je suis en train de raconter ici c’est qu’il s’agit d’une histoire dans laquelle la haine, le couteau comme métaphore de la détestation, obtient comme réponse l’amour, et c’est lui l’emporte. Peut -être la porte de verre coulissante est-elle une analogie du «  coup de foudre ». Une métaphore de l’amour »(page 47).

Le narrateur s’interroge sur ce qui fonde la barbarie (comment un humain parvient-il à ôter la vie à quelqu’un ? Quels ressorts psychologiques peuvent-ils animer cet assassinat de quelqu’un que l’on n’a jamais vu, avec qui l’on n’a jamais parlé et que l’on décide de massacrer ?) et ce qui déclenche puis construit l’amour au sein du couple (avec des voyages dans le passé, l’enfance, afin de mieux comprendre les autres et soi-même).  « En ce qui me concerne je ne m’entendais pas bien avec mon père, qui était devenu, entre autres choses, un alcoolique irascible » note l’auteur au passage. Autre bon moment du livre : les entrevues imaginaires avec le « surineur » auquel sa victime Salman Rushdie vient poser des questions, transformant son verbe en couteau. Le tueur refuse de donner un nom de sorte qu’il demeure en tous cas dans son imaginaire, un inconnu, personne, un petit néant. « C’est un jeune homme à l’air sérieux mais la plupart des gens auraient l’air sérieux si on les photographiait juste après leur arrestation. Peut- être en privé est-il un joyeux camarade, peut-être raconte-t-il des blagues. (…) (…)Il n’a exprimé aucun remords. Je ne suis pas venu pour qu’il s’excuse. Je me demande vraiment  ce qui se passe dans sa tête, maintenant qu’il a eu du temps pour réfléchir. A-t-il eu des hésitations ? Ou est-il fier de lui ? Est-il prêt à recommencer ? Il y a en Iran une fondation qui lui a offert une récompense. Est-ce qu’il espère purger sa peine puis aller en Iran toucher son prix ? » (page 184/ Le Couteau)

La scène finale est superbe : l’autofiction de Salman Rushdie brille de tout son éclat romanesque. Salman et Eliza sont revenus à Chautauqua, enlacés sur la scène de cette salle de conférence à présent vide. «Debout sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, je connaissais la réponse. Oui, nous avions reconstruit notre bonheur, même s’il n’était pas parfait. Même par cette journée de ciel bleu, je savais que ce n’était plus le ciel sans nuages que nous avions connu. C’était un bonheur blessé, et il y avait, il y aurait peut-être toujours une ombre dans un coin du tableau. C’était néanmoins un bonheur solide, et alors que nous nous serrions dans les bras, je savais que cela suffirait ».  Salman RUSHDIE/ Le Couteau ( Gallimard). 

Repères Salman RUSHDIE

Biographie

Né en 1947 à Bombay, Salman Rushdie est un écrivain britannique naturalisé américain. Son œuvre comprend une vingtaine d’ouvrages, dont « Les enfants de minuit » ( Stock 1983)/Folio 2010) , couronné par le Booker Prize, et La Honte (Plon 1985 ; Folio 2011), prix du Meilleur Livre étranger. Suite à la parution des « Versets Sataniques » en 1988, une fatwa est édictée contre lui.  « Le Couteau » livre événement, signe l’entrée de Salman Rushdie dans la collection du « Monde entier » ( Gallimard)

Œuvre

Grimus(JC. Lattès) 1977 (science-fiction)

Les enfants de minuit/ Stock/, 1983/Folio 2010 (livre couronné par le Booker Prize)

La honte  (Plon 1985/ Folio 2011),prix du Meilleur Livre Etranger.
Les versets sataniques (1988) (livre qui vaudra à l’auteur cette fatwa édictée en Iran)

Le Dernier Soupir du Maure(1999/Folio)

La Terre sous ses pieds, Plon, 1999/Folio

Furie2001/Folio

Franchissez la ligne (2003)

Haroun et la mer des histoires (2004)Folio

Shalimar  le Clown (2005)

L'Enchanteresse de Florence, Plon/Folio 2008)

Deux ans,huit mois et vingt huit nuits, Actes Sud, 201La maison Golden (2018)

Quichotte (2019)

Langages de vérité (2022) Actes Sud2022, trad. Gérard Meudal, 

La cité de la Victoire (Actes Sud,2023 ) trad. Gérard Meudal

Le couteau. Réflexions suite à une tentative d'assassinat, (Gallimard 2024), trad. Gérard Meudal.

COPYRIGHT : Salman Rushdie « Le Couteau » (Gallimard/23 euros/270 pages/ Toutes Librairies et « La Boutique » à partir d’aujourd’hui, 18 avril.

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