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Retard, où est ta victoire ?
©Capture d'écran Iceland

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Hélène L’Heuillet publie « Eloge du retard /Où le temps est-il passé ? » (Albin-Michel). L’homme de l’hypermodernité subit chaque jour davantage la pression des délais. Peut-il résister sans « faire main-basse sur le temps de l’autre » ?

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Que faire pour échapper à la tyrannie du temps ? « L’échine courbée par la fuite en avant, l’homme pressé ne voit pas plus loin que son cadran », note Hélène L’Heuillet dans « Eloge du retard ». En conflit ouvert avec le réel, le citoyen du monde court après le temps, qui lui échappe forcément. « Tout rapport de force est un rapport au temps », souligne l’auteure, face à cet hyper individualiste en guerre avec les horloges du décalage horaire généralisé, comme le fut -en son temps- le personnage (tragique) de Charlie Chaplin dans « Les Temps modernes » 1936) ; sauf qu’au XXI siècle, la mondialisation, la révolution numérique, les chaines d’information en continu provoquent une formidable accélération de tout. En ce glissement de la postmodernité vers l’hypermodernité, malheur à celui qui perd la cadence. Il coulera, vite oublié. Dans la société contemporaine, comme dans l’écriture du roman, le « présentisme »  règne. Il amène la plupart des auteurs à produire une littérature du présent. Nouvelle doxa narrative,  ce « présentisme » très mode est notre miroir grossissant. Nous sommes pressés, je dirais - rincés, essorés, par la dictature des échéances. Chacune de nos journées est une course contre la montre, quels que soient nos métiers. « Le réel exige de nous une efficacité et une vitesse croissantes, en un présent singulier extrêmement saccadé ». Avons -nous le pouvoir et le droit de nous opposer à cette réalité qui décide à notre place des destinées ? Pierre Guyotat, qui vient de nous quitter, hélas, dénonçait en quatrième de couverture de son dernier roman « Idiotie » Grasset/Prix Médicis 2018) son « rapport conflictuel à ce qu’on nomme le réel”. Mots qui trouvent une résonnance particulière en chacun d’entre nous, d’abord par la mort de Pierre Guyotat, et aussi parce que nous ressentons tous cet affrontement douloureux avec ce réel que dénonce l’écrivain. Affrontement qui d’abord caractérisé par la pression des délais. Conflit fondamental, au centre de cet « L’Eloge du retard ». Hélène L’Heuillet nous avait déjà impressionnés par son remarquable essai : « Du voisinage, Réflexions sur la coexistence humaine », ou la mesquinerie ordinaire des copropriétés. Point d’idéologie déformant les faits, mais un regard acéré sur les faits, rien que les faits. Et une analyse pertinente des pistes à suivre par tout un chacun pour tout changer, de sorte qu’Hélène L’Heuillet est devenue une force de proposition(s).« Le travail de culture se présente comme une mise en récit », rappelle-t-elle expliquant comment la lecture s’étiole, car lire exige du temps retrouvé et non perdu). Cet « Eloge du retard » fait le bilan de nos erreurs vouloir toujours aller plus vite pour suivre le rythme) et propose une stratégie prônant l’art du retard comme première victoire sur soi-même. Il ne s’agit pas de se mettre en danger, en risquant l’échec professionnel, ni de mépriser le temps d’autrui (cf. le « retard princier »), mais plutôt de nous interroger. Nous avons la hantise « d’être en retard ». Pourquoi ? « Le retard est le contraire du « trop tard » mélancolique »A quoi et à qui voulons- nous échapper ? Et pourquoi courons-nous, au fond ? Après qui, après quoi ? La seule certitude, « c’est que nous parviendrons à un moment donné sur la ligne d’arrivée ». Aurons–nous couru assez ? Et dans la bonne direction ? »Le problème n’est pas le travail, c’est le timing ». L’auteure nous permet de prendre un peu de recul avec la norme, les règles, the schedule(s), ces agendas et emplois du temps des vies surmenées. « A quoi reconnaître que l’on est arrivé si l’on ne s’arrête jamais », nous avait prévenus Paul Morand (1888-1976) dans « l’Homme pressé ». D’abord, en prenant conscience de notre peur de la lenteur. La lenteur est devenue le signe de l’incompétence, alors qu’en fait, la lenteur choisie, narquoise, peut être une respiration dans nos vies saccadées, fragmentées, heurtées. De même que le désir qu’accentua la durée) est le contraire de la pulsion exigeant une satisfaction immédiate), la lenteur nous permet de reprendre un peu de distance. Rêverie, profondeur, la lenteur nous permet de penser. « L’intolérance au vide est un symptôme grave de l’homme contemporain ». Une méditation sur le décalage qui s’accentue entre notre demande de temps « retrouvé » le temps pour soi) et celui, perdu, haché, volé de nos vies débordées. Ce temps imposé que nous devons respecter, sous peine de mort sociale. Sur la scène professionnelle, le « temps mort » est l’ennemi de la cadence heureuse. Le temps mort, c’est l’échec, il faut l’éviter, le combattre, le transformer en ce temps utile qui améliore le rythme général. « Quand on ne peut plus supporter les temps morts ces interstices temporels qui font palper le vide inhérent à la condition humaine, c’est alors qu’on meurt vraiment », prévient l’auteure. Et quid de ces êtres doux- cf. sensibilité et langage- que nous sommes par notre humanité, en conflit avec une réalité de plus en plus dure ? Comment éviter le rétrécissement de la conscience, notre bien le plus précieux ? « Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous l'homme affranchi de l'ordre du temps », affirme Marcel Proust dans « Le temps retrouvé » (1927).Et s’il faut courir toute la journée, après quoi courons-nous, au fond, se demandent sociologues, anthropologues et chercheurs. Hélène L’Heuillet répond. Face à cet émiettement et cette fragmentation imposés par l’époque, « toutes les excuses sont bonnes pour faire de la résistance en adoptant le tempo du retard », préconise-t-elle. Mais quel retard et quand l’utiliser comme remède au temps perdu, sans nuire aux autres et à nous-mêmes ? « La question de savoir ce après quoi nous courons, c’est le début de la guérison », répond l’auteure.

Hélène L’Heuillet fait œuvre de moraliste Elle construit ses piliers de la sagesse, via les penseurs de la Grèce antique, traduits par Lacan. Madame L’Heuillet reprend en effet en ses meilleures pages ET la théorie du banquet de Platon ET sa traduction lacanienne concernant l Agalma(« L'agalma désignait tout ouvrage travaillé avec art, et offert à un dieu, qu'il fût ou non placé dans son temple. Les statues des dieux pouvaient être des « agalmata » ; « agalma » est aussi un substantif qui signifie « exulter, ressentir une joyeuse fierté de ce que l’on a accompli » On le trouve chez Homère, plus tard chez les poètes, et en prose. (…)Chez Pindare, il désigne, à propos des dieux, le fait de se réjouir, de glorifier »). Reprenant ce concept, Jacques Lacan appelle amalga (a) notre objet de désir, inconscient ou pas- concernant la « valeur de la vie » de nos vies). « Toute créativité, tout travail obéissent à une logique de l’inconscient », confirme Hélène L’Heuillet. Cette énigme que nous ne savons pas nommer, ce mystère qui nous anime et fabrique notre élan vital, incarne ce après quoi nous courons, car nous sommes ce que nous aimons, ce qui à nos yeux, est le sel de la terre, la valeur de la vie, de notre « agalma », avant nos actifs et possessions. « Notre âme est tout entière langue, mais nous ne sommes pas qu’âme. Nous ne sommes pas qu’occupation culturelle. De l’origine, de l’a-parlance, de l’abîme, du corporel, de l’animal, de l’insublimablepersistent en nous», dit Pascal Quignard dans « Le sexe et l’effroi « Gallimard/ Folio, 2001), et « Vie secrète »

« Comme tout acte manqué le retard est le début de la guérison », conclut Hélène L’Heuillet. » La guérison consiste à tenir sa propre temporalité comme on tient sa propre vie ». (…) La conscience de notre finitude est tout ce qui peut nous permettre de ralentir. Vivre c’est supporter le vide qui nous fait vivre »… L’écriture de cet « Eloge du retard » avait- t-elle une visée thérapeutique ? C’est la question que souhaiterait poser tout lecteur reconnaissant !) d’ »Eloge du retard » à Hélène L’Heuillet. » Nul ne peut répondre à cette question : l’écriture n’estpas un choix, c’est un symptôme », répond Lacan.    

Eloge du retard d'Helène L’Heuillet / 178 pages / 15 euros

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