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Raphaël Gaillard : notre cerveau et l’art
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Raphaël Gaillard publie « Un coup de hache dans la tête » chez Grasset

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Selon Diderot, tout artiste a «un petit coup de hache dans la tête». Le  normalien et psychiatre Raphaël Gaillard - qui dirige le pôle hospitalo -universitaire de psychiatrie de l’hôpital Sainte Anne et de l’université de Paris - s’interroge  dans ce brillant essai sur les relations existant - ou pas - entre création artistique et troubles mentaux : «  l’œuvre d’art  serait l’or pur de cettedéchirure ». Utilisant tantôt sa science de psychiatre, tantôt sa passion des arts et lettres, l’auteur nous offre une réflexion extrêmement fine et totalement inédite sur le mystère non élucidé de nos vies psychiques,  et cette « trahison du réel » qu’impose le fait de penser. Passionnant et singulier.


Extrait 1

L’accès à la conscience

« C’est par le truchement des neurosciences  que nous avons tout d’abord abordé la question centrale de la conscience.
L’accès à la conscience,avons-nous dit, correspond à l’activation coordonnée d’un vaste réseau cérébral qui distribue sur cet espace de travail neuronal global les informations constitutives d’une  représentation mentale. La fine coordination des modules cérébraux distants requiert des phénomènes de synchronisation que de simples perturbations de connectivité peuvent profondément fragiliser. Nous avons montré que c’est ce qui se produit dans la schizophrénie, trouble mental qu’il nous faut donc associer à cette faculté essentielle que constitue l’accès à la conscience. Il nous faut désormais considérer cette faculté non pas indépendamment de ses bases cérébrales mais pour ce qu’elle permet en soi, ou peut-être pour ce qu’elle nous impose davantage qu’elle ne nous le permet.

La conscience constitue la scène sur laquelle prennent vie nos représentations mentales. Ce que nous avons qualifié de propension à nous représenter le réel, la constitution d’une réalité empirique, est intrinsèquement lié à la conscience. Le terme de scène que j’utilise ici n’a rien du théâtre cartésien dénoncé par le philosophe Daniel Dennet (cf. « La conscience expliquée »(Odile Jacob/1993). Ce dernier souligne que l’hypothèse d’un théâtre ou d’un écran de cinéma sur lequel se projetteraient nos représentations mentales est indissociable de l’hypothèse d’un homoncule, une sorte d’homme en miniature de soi, qui en serait le spectateur. Or, nous avons montré qu’il s’agit d’une aporie, puisqu’elle implique qu’au sein de l’homoncule, un mini-homoncule observe son comportement, à la façon des poupées russes sans limite possible à ce raisonnement par récurrence. Lorsque j’utilise le mot scène, je ne fais donc pas référence au théâtre, pas plus que je ne cherche  à réanimer le spectre de Descartes,  je cherche à souligner que c’est  sur un espace virtuel que se joue notre vie psychique. Ici aussi la notion de jeu ne doit pas nous tromper, il faut comprendre que c’est là une mise en jeu au sens d’une possible mise à mort. Ne pas parvenir à donner naissance à cette vie intérieure, sous la forme de l’accès à la conscience, conduit à l’anéantissement. Il s’agit bien de tourner le dos non seulement au théâtre, mais également au dualisme de Descartes puisque notre vie psychique est  ainsi fondée  dans notre biologie : c’est la matière même de notre cerveau, et partant, du corps, qui conditionne l’émergence de cette vie.

Si la conscience constitue la scène sur laquelle prend naissance notre vie psychique, il faut dans le même temps prendre la mesure de la rupture que constitue l’accès à la conscience. Il constitue en soi un arrachement. L’accès à la conscience n’implique pas seulement notre vulnérabilité à la schizophrénie, il procède du même mouvement : s’affranchir du réel. Il y a en effet dans la constitution d’un milieu interne représentant le réel un processus de transformation qui de fait nous en sépare. Etre conscient, c’est tout aussitôt être conscient de quelque chose, suivant la règle de transivité de la conscience( je suis conscient de), par opposition au caractère intransitif de l’éveil (je suis éveillé) qui constitue en quelque sorte la condition préalable à la conscience et n’a pas d’objet. Cette transitivité, Husserl lui donne le beau nom d’intentionnalité. 

« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que  cette particularité qu’a la conscience d’être consciente de quelque chose, de porter en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même » ( l’action de penser, le cogito, porte son contenu, ce qui est pensé :  le cogitatum), écrit-il dans les « Méditations cartésiennes ». Il faut ajouter que ce « quelque chose » dont je suis conscient n’est plus le réel, mais sa représentation. »

Extrait 2

Cette sublime trahison du réel  qu’est l’œuvre d’art 

 « Il n’est pas besoin de la pipe de Magritte pour constater que, quelle que soit la peinture contemplée, elle nous trompe en même temps qu’elle nous aimante. Elle nous ravit, au sens du plaisir que nous y trouvons mais aussi du ravissement, de l’enlèvement. Magritte donne à sa toile le beau titre de « La trahison des images ». Les images n’en sont pas l’apanage ! La même mécanique s’impose quels que soient les sens qui s’y risquent. Dès lors que nous prenons conscience d’une représentation, nous avons perdu l’accès à ce qu’elle représente. Cette trahison du réel est le fait de notre condition humaine. L’œuvre d’art lui donne toute son ampleur, elle déploie pleinement ce que le seul exercice de pensée porte en germe. Voilà ce qui relie entre eux les termes de notre réflexion : les troubles mentaux procèdent de la même trahison du réel que le seul exercice de pensée, et l’œuvre d’art serait l’or pur de cette déchirure. Davantage encore qu’une parenté entre créativité et troubles mentaux, il s’agit des deux facettes d’une même faculté, celle de se représenter le monde, faculté qui nous condamne simultanément à créer et à nous égarer.

A la trahison des images et plus généralement de toute représentation, il faut ajouter un fauteur de trouble : les émotions soufflent dans les voiles du frêle esquif des représentations mentales, leur faisant prendre le large au-delà de leur seule dérive. Le hiatus entre notre vie psychique et le réel prend alors toute son ampleur, déchaînant les passions et les éléments. Pomme de discorde, fauteur de trouble, voilà ce qui ne saurait nous surprendre sur le chemin de notre représentation des troubles mentaux. A ceci près, et la différence est de taille, que les émotions se jouent de nous jusqu’au point de rupture.

En écrivant ces mots me vient ainsi le souvenir des heures passées à écouter les Quatre Saisons de Vivaldi, et tout particulièrement son orage, au cœur de l’ Été. La force d’évocation est saisissante, avec une ediversité des rythmes qui est aussi celle des couleurs. C’est ainsi qu’un sens convoque à sa guise les autres sens- la couleur des saisons, la touffeur d’un été comme l’étirement du temps dans le froid de l’hiver, l’odeur que la terre exhale après l’orage,-pour nous prendre à bras le corps. Saisissement, ravissement au sens plein, avons-nous déjà dit, c’est-à-dire celui de l’enlèvement. Je pourrais tout aussi bien évoquer la sidérante douleur du mouvement lent du quatuor de Schubert « La jeune fille et la mort »- je pense aux mots de Musil (cf. Journaux Vol. 1 / 1981/ Seuil/ P. 317)-ou encore l’effroi, cette rencontre de l’au-delà, avec la voix basse et accusatrice dans le Don Giovanni de Mozart. Chacun dispose de son panthéon pour y faire entrer, ou plutôt sonner, ce qui l’ébranle au plus profond, et ainsi les mots de Musil ne se rapportaient pas à ce que je considère moi-même comme au plus près de la douleur. Ce que je veux faire entendre, ce n’est pas seulement la puissance des émotions, c’est leur liberté. »

Copyright Raphaël Gaillard / « Un coup de hache dans la tête » / Grasset/255 pages/ 19 euros 50

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