Radioscopie du malaise corse : ce qui va bien, ce qui ne va pas du tout sur l’île de Beauté (et la faute à qui ?)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le port de Bonifacio.
Le port de Bonifacio.
©PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Analyse

La Corse connaît d'importantes tensions depuis l'agression mortelle du militant indépendantiste Yvan Colonna, le 2 mars, à la prison d'Arles (Bouches-du-Rhône). Un malaise imputable en partie à des difficultés structurelles de l'île, sur le plan économique, social et démographique.

Paul-François Paoli

Paul-François Paoli

Paul-François Paoli est l'auteur de nombreux essais, dont Malaise de l'Occident : vers une révolution conservatrice ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Pour en finir avec l'idéologie antiraciste (2012) et Quand la gauche agonise (2016). En 2023, il a publié Une histoire de la Corse française (Tallandier). 

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico : Sur le plan économique, social et institutionnel quelles sont les difficultés structurelles de la Corse ?

Paul-François Paoli : La Corse reste une des régions françaises les plus pauvres et les plus structurellement frappées par le chomage. Le taux de chomage est, en Corse, superieur à la moyenne nationale et ce dans une région où les deux principales sources d'emploi sont le tourisme et la Fonction publique. Il y a en Corse près de 100 agents publics pour 1000 habitants. Autrement dit l'Etat est le principal employeur de l'ïle. Les Corses ont, depuis la III eme République, developpé une prédilection pour la fonction publique. Ils ont été administrateurs aux Colonies, gendarmes, policiers, douaniers et biensûr militaires de carrière, tout cela est trop connu pour que nous insistions. Ces cinquantes dernières années la Corse a connu un développement significatif au niveau du tourisme, en particulier à travers l'hôtellerie et la restauration. Le nveau professionnel de ces secteurs s'est considérablement amélioré. Si les prix restent très élévés, les vins corses sont de qualité mais chers, la qualité des services est devenue très correcte. Un des autres point faibles de la Corse est la demographie. La Corse est faiblement peuplée avec un peu plus de 350 000 habitants. La majorité des Corses vivent sur le continent et ce depuis très longtemps car la Corse a longtemps été un pays d'émigration avant de devenir un pays d'immigration; ce qui inquiète aujourd'hui moults Corses qui ont l'impression que leur pays leur échappe. Si la Corse était assez peuplée avant 1914, la guerre a produit un grave déficit démographique. Les femmes corses ne font pas beaucoup d'enfants, elles sont dans la moyenne nationale et en 1950, avec 150000 habitants, la Corse était un pays vide. En réalité ces handicaps sont assez semblables à ceux des régions périphériques françaises. Les analyses de Jérome Fourquet s'appliquent à la Corse, région où prolifèrent de grandes surfaces comme Leclerc ou Carrefour, qui permettent à la partie de la population la plus précaire de subvenir à ses besoins. Le fléau spécifique à la Corse est l'emprise d'un milieu criminel qui a developpé ses tentacules sur l'Ile à partir des années 1980, notamment à travers les fameux gangs de la Brise de Mer. Autrefois les voyous corses essaimaient à Paris et à Marseille principalement mais aussi aux Colonies. D'une certaine manière le milieu criminel corse a recentré ses activités sur l'ile. Si bien que certains spécialistes n'hésitent plus à parler d'emprise maffieuse.

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Charles Reviens : Rappelons d’abord que la Corse constitue un morceau de la France qui fait elle-même face à de nombreuses difficultés structurelles (déficits publics et extérieurs massifs et durables, désindustrialisation, perte de compétitivité économique, appauvrissement relatif) qui même s’ils sont tout à fait évidents ne semblent pas beaucoup intéresser la majorité des candidats à la prochaine élection présidentielle ni semble-t-il pas davantage les Françaises et les Français au vu de la structure à date des intentions de vote. C’est le « malheur français » décrit par Marcel Gauchet pour lequel notre pays devient « le dernier des premiers » à partir d’une situation tout à fait enviable à la fin du cycle de Gaulle-Pompidou.

On devrait donc retrouver pour partie les difficultés structurelles hexagonales en Corse mais il y a bien sûr des spécificités qui sont analysées dans une note de l’école de commerce IESEG principalement sur la base de données Eurostat.

Concernant la démographie, l’ile est habitée par 345 867 habitants au 1er janvier 2020 et connait selon l’INSEE une croissance démographique trois fois supérieur à celle de la France hors Mayotte. Ce dynamise démographique n’empêche pas la Corse d’avoir une population plus âgée que la moyenne nationale : 31 % de plus de 60 ans contre 27 % pour la moyenne française.

 La Corse est par ailleurs un territoire peu dense avec 39 habitants par kilomètre carré pour les deux départements qui la composent, à comparer avec une densité française moyenne trois fois supérieure avec 118 habitants au kilomètre carré. L’économiste des territoires Laurent Davezies souligne dans son dernier ouvrage qu’une telle situation induit un sentiment d’inégalité territoriale même si les pouvoirs publics distribuent des dotations par habitant comparables entre tous les territoires.

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Le PIB corse s’établit selon la note IESEG à 8,8 milliards d’euros en 2020 soit 0.38 % du PIB français. Cela induit un PIB par habitant en deçà de 8% du PIB par habitant de France métropolitaine et place même la Corse à la dernière place des régions métropolitaines.

 Deux tableaux de comparaison des structures productives sont particulièrement instructifs dans la note IESEG. Le premier comparer la Corse et la France. On y voit la quasi-absence de l’industrie en Corse (alors même que l’affaissement français est déjà considérable), l’importance du secteur de la construction et plus encore celui des administrations publiques (10 points de plus que la France à 33 % de la valeur ajoutée brute).

 Cette importance des transferts est encore davantage soulignée dans le tableau comparant la Corse avec l’Ile de Malte qui est indépendante : le secteur public y est deux fois plus petit et on constate une spécialisation de l’économie maltaise sur le numérique (10 % de la valeur ajoutée brute contre 2 % en Corse), l’industrie financière (idem), et les services privés (18 % contre 8 %). La puissance de l’économie productive privée de Malte est ainsi sans commune mesure avec celle de la Corse, avec en miroir une énorme dépendance de la Corse aux activités publiques et donc en dernier ressort aux considérables transferts d’argent public venant de la métropole et accessoirement de l’Union européenne.

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Enfin les chiffres de chômage et d’emploi ne sont pas massivement différents de ceux de la France dans son ensemble, à part une proportion plus élevé « d’autres inactifs ».

Quelle part est attribuable à une mauvaise gestion de l'Etat central ? Quelle part est imputable aux administrations locales corses et à la population locale ?

Charles Reviens : En la matière la simple observation de l’histoire de la Corse sur les cinquante dernières années conduit à éviter de donner des leçons trop faciles et au contraire à faire preuve d’indulgence vis-à-vis de l’Etat et des pouvoirs publics.

On peut ainsi rappeler tout une série de fait lié à l’activisme des indépendantistes et des autonomistes corses qui n’ont AUCUN équivalent sur le territoire national qu’à l'exception de la situation en Nouvelle Calédonie :

-la mort de deux gendarmes lors de l’assaut le 22 août 1975 contre la cave Depeille occupée par l'Azzione per a rinascita di a Corsica (ARC) dirigée par Edmond Simeoni, action suivie de violences qui conduiront quelques jours plus tard à la mort d’un CRS ;

-la perpétuation pendant de multiples « nuits bleues » d’attentats contre des bâtiments abritant les services de l’Etat : préfectures, prisons, perceptions, camps militaires ;

-l’assassinat du préfet Claude Érignac le 6 février 1988, plus grave atteinte à l’autorité de l’Etat qui sera suivie un an plus tard par l’affaire tragicomique de l’incendie des paillotes impliquant gravement le préfet Bernard Bonnet, successeurs de Claude Érignac ;

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-le 2 mars 2022 les conditions tout à fait particulières de l’agression en prison d’Yvan Colonna, condamné pour l’assassinat du préfet Érignac.

Il est clair que les affaires corses constituent pour tous les Présidents de la République, les Premiers ministres et plus encore les ministres de l’intérieur un domaine d’action où on fait au mieux du « damage control » et qui peut très rapidement se transformer en vallée de larmes. Le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, alors en pleine dynamique politique positive, l’avait ainsi appris à ses dépens quand le référendum qu’il avait lancé sur la fusion des deux conseils généraux avait été perdu (Nicolas Sarkozy avait alors été médiatiquement sauvé par l’arrestation d’Yvan Colonna dont la date, deux jours avant le vote, tombait particulièrement bien). Gérald Darmanin se trouve à son tour dans le marais corse en mettant sur la table l’enjeu tabou de l’autonomie de la Corse face aux violences faisant suite au décès du même Yvan Colonna dont le destin a ainsi régulièrement percuté la politique nationale française.

Donc il y a peu de joies et beaucoup de peines et de risques pour les responsables publics français qui doivent pourtant se coller à la question corse. Raymond Barre avait lui aussi brisé un tabou en déclarant en 1996 « Si les Corses veulent leur indépendance, qu'ils la prennent ! », l’enjeu de l’indépendance ayant fait l’objet d’une contribution Atlantico il y a quelques années.

Paul-François Paoli : Comme l' a très bien souligné Charles-Henri Filippi dans son livre paru recemment La Corse un problème français (Gallimard) l'Etat s'est longtemps desinteressé de la Corse, une région jugée structurellement archaique par le pouvoir parisien. Si les Corses ont été gagnants d'un point de vue personnel en connaissant une forte ascencion sociale sous la Troisième République notamment en devenant journalistes, avocats ou homme politiques, la Corse, elle, est restée sous developpée, tout particulièrement au niveau des infrastructures routières et des transports, un problème majeur dans une région où les villages sont très enclavés. Le développement de la Corse va commencer dans les années 60 et 

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,paradoxalement, c'est aussi durant ces années que se développe le mouvement autonomiste. Le pouvoir gaulliste va commettre une erreur psychologique majeure en offrant des conditions très favorables aux rapatriés d'Algérie pour développer leur agriculture et ce au dépens des agriculteurs corses qui se sont sentis depossédés. Ce qui expliquera en partie, en aout 1975, l'explosion de l"affaire d'Aléria qui fera apparaitre Edmond Simeoni comme le leader de la revendication corsiste. L'autonomisme  corse de ces années là ne propose pas de rupture avec la France mais une reconnaissance de la spécificité corse. Toutefois le ver est déjà dans le fruit, car en demandant la reconnaissance du "peuple corse" par l'Etat, les autonomistes allaient ouvrir la voie au nationalisme indépendantiste qui allait apparaitre sur la scène en 1976 avec la création du FLNC. Autonomistes et nationalistes allaient remettre en cause le système des clans politiques traditionnels, de gauche à Bastia ou de droite dans le sud de l'Ile. En Corse la politique est très personnalisée et les votes sont parfois moins idéologiques que sur le continent. La fonction du Clan était de proteger les membres d'une clientèle en favorisant l'accès à l'emploi. Ceux qui en bénéficiaient devenaient des soutiens électoraux et concourraient au maintien des hommes politiques en place.   

A l'inverse, quelles sont les forces du territoire ? Comment se sont-elles construites (et grâce à qui) ?

Paul-François Paoli : La grande force de la Corse réside dans l'extraordinaire beauté  de ses sites et dans la qualité de vie qu'elle offre à ceux qui y résident, même si leurs moyens sont modestes. Les Corses ont developpé des formes de tourisme qui ont preservé en partie leur environnement. Des zones entières de la côte corse restent sauvages et constituent un véritable paradis écologique, notamment au Nord ouest entre les calanques de Piana et le Cap Corse. Les nationalistes ont fait du souci écologique un de leurs leimotivs, ce qui leur a permis d'acquerir une légitimité chez des gens qui n'étaient pas sensibles à la thématique independantiste. Une partie de la jeunesse insulaire réussit désormais à vivre dans les villages et donc à revitaliser l'intérieur de l'Ile.

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Charles Reviens : Un point tout à fait marquant concernant la Corse tient à la puissance du sentiment d’appartenance, donc à une forme de nation corse, sentiment qui demeure beaucoup plus fort que pour les autres territoires avec forte culture régionale historique : Alsace, Bretagne, Pays basque (songeons ainsi que le mot Alsace a disparu des dénominations administratives françaises opérant sur le territoire alsacien : Grand Est, Haut-Rhin, Bas-Rhin). Tout cela se voit clairement dans les résultats électoraux sur l’Ile de Beauté.

La communauté corse semble par ailleurs maîtriser parfaitement un bon niveau de captation d’argent public extérieur, qu’il s’agisse de ressources métropolitaines ou provenant de l’Union européenne, comme l’atteste le poids du secteur public dans l’économie insulaire.

La Corse a clairement un potentiel économique important notamment pour le tourisme et les activités d’hospitalité. Toutefois la valorisation de ce potentiel fait l’objet d’une opposition très forte des milieux autonomistes et indépendantistes qui réclament la limitation des infrastructures touristiques et des politiques favorables au tourisme, ainsi que le respect strict des normes des permis de construire et de la loi littoral.

Enfin la Corse est riche des Corses, dont on constate qu’ils ont essaimé avec succès hors de Corse en peuplant durablement l’administration coloniale jusqu’aux années 1960. Les grands succès individuels sont nombreux, à l’instar d’André Santini, maire d’Issy les Moulineaux d’origine corse et qui a constitué depuis sa première élection de 1980 la seconde zone tertiaire d’Ile de France, et il y a bien sûr de multiples personnalités corses dans l’histoire (ou la légende) française du crime organisé.

Alors que les Corses revendiquent une plus grande autonomie, à quel point les faiblesses de la région seraient-elles handicapantes voire indépassables ?

Charles Reviens : Il y a à mon sens une contradiction fondamentale entre l’aspiration à l’autonomie d’une partie importante de l’opinion publique corse et la dépendance extrêmement forte à l’argent public émanant massivement de la métropole.

A ce titre la situation de la Corse est extrêmement différente de celle du Pays basque espagnol qui combine une forte identité régionale avec la mise en place d’une économie régionale devenue dans la durée particulièrement productive et prospère.

Paul-François Paoli : La Corse ne connaitra jamais, du moins il faut l'esperer, un développement touristique anarchique à l'italienne car la population y est très opposée. De ce point de vue l'ennemi de la Corse n'est pas "l'Etat français" comme le rabâchent à volo des gens qui vivent parfois eux mêmes de l'argent public mais les milieux affairistes criminels qui pénétrent le tissu économique de l'Ile. Par ailleurs s'il est un domaine où les Corses sont unis, toutes tendances confondues, c'est bien dans le souci de preserver l'île des excès du consumérisme touristique.   

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