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Pourquoi les gouvernements ne comprennent rien aux contestations sociales qui embrasent la planète
©Manan VATSYAYANA / AFP

Nouvelles révoltes mondiales

Les contestations sociales se multiplient à travers le monde notamment à Hong Kong, au Chili ou en Iran. Branko Milanovic revient sur les difficultés rencontrées par les gouvernements face à ces mobilisations.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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"Le spectre hante [le monde]. Le spectre de ...[quoi ?]". Alors qu'en 1848 Marx et d'autres observateurs savaient plus ou moins exactement ce qui hantait l'Europe, nous n'avons aucune idée de ce que les révolutions de 2019 signifient. Certains comme Yascha Mounk et Thomas Friedman, les anciens combattants des rêves des années 1990, aimeraient voir en elles un avatar des révolutions nationalistes (qui leur paraissaient démocratiques) qui ont fait tomber le communisme. Mais les révoltes d'aujourd'hui et les régimes auxquels elles sont confrontées sont si hétérogènes que l'on ne sait pas exactement ce qu'elles pourraient faire tomber. D'autres associent ces révolutions au printemps arabe, tout en espérant qu'elles aient une issue plus favorable.

Les nouvelles révoltes mondiales n'ont pas grand-chose en commun avec les périodes révolutionnaires plus anciennes, que ce soit 1848 ou 1968, même si nous essayons astucieusement de les rapporter à ces dates. Nous assistons à la première révolution de l'ère de la mondialisation. Comme les révoltes s'étendent sur un vaste espace et touchent différents pays et continents, elles ne peuvent pas avoir, contrairement aux révolutions  géographiquement limitées de 1968, de nombreuses choses en commun les unes avec les autres. Elles partagent, je pense, premièrement, la capacité de s'organiser par le biais des réseaux sociaux et, deuxièmement, des revendications politiques qui peuvent peut-être se résumer à l'aversion des hommes politiques au pouvoir et au désir de se faire entendre et d'être inclus dans le processus politique.

Les révoltes d'exclusion unissent les gilets jaunes et les manifestants algériens. La révolte contre la corruption des élites politiques unit les manifestants libanais et colombiens. La révolte contre la hausse des prix, décrétée avec insouciance pour les pauvres, unit les manifestants iraniens et chiliens. Le désir d'indépendance unit les manifestations catalanes et hongkongaises. La haine des régimes qui tirent sur les manifestants unit les mouvements de masse boliviens et vénézuéliens.

Tenter de trouver des points communs idéologiques entre ces révoltes est un exercice qui a manifestement des limites. Yascha Mounk voit dans le renversement du régime bolivien, un désir de démocratie. Mais en réalité, c'est un coup d'État militaire à l'ancienne, très probablement préparé des mois à l'avance, qui a ramené au pouvoir une élite oligarchique raciste. Par conséquent, la gauche privée de ses droits va devoir recommencer son combat pour la démocratie. Mais au Venezuela et au Nicaragua, c'est le contraire : la droite tente de renverser les anciens révolutionnaires de gauche qui ont décidé de ne jamais quitter le pouvoir et d'asphyxier les autres.

Les manifestants à Hong Kong sont qualifiés de "démocratiques" par les médias mainstream. Mais en réalité, ce sont des sécessionnistes qui utilisent la démocratie comme slogan, parce que les demandes de démocratie, peu susceptibles de s'étendre au reste de la Chine, ne peuvent se réaliser que si Hong Kong est au préalable indépendant. Ils ressemblent donc aux manifestants catalans qui croient aussi que la démocratie réelle implique le droit à l'autodétermination. Tous deux posent une question à laquelle, depuis au moins 1918, lorsque Woodrow Wilson et Lénine ont essayé de proposer leurs solutions, le monde n'a pas donné de réponse : qui a droit à l'autodétermination ? Est-ce un droit démocratique fondamental ou non ? Peut-elle être exercée si d'autres membres d'un État donné s'y opposent ? Nous ne sommes tout simplement pas en mesure d'y répondre aujourd'hui dans ces deux cas, car nous ne pouvons rien dire de significatif sur l'indépendance kurde ou palestinienne, ou sur le Kosovo et l'Abkhazie. Le monde est donc plein de conflits "gelés" qui éclatent de temps en temps et représentent autant de points qui pourraient conduire à des guerres beaucoup plus importantes.

Considérons ensuite les manifestations chiliennes et iraniennes. Les deux mouvements ont été déclenchés par une évolution économique apparemment anecdotique : l'augmentation du prix de l'essence (qui est d'ailleurs aussi à l'origine du mouvement des gilets jaunes) et la hausse du prix du métro. Les deux régimes ont réagi avec une violence inhabituelle : plus de 100 personnes auraient été tuées en Iran et plus de 20 au Chili. Mais ces deux régimes sont très différents : l'un est une démocratie néolibérale qui a des racines constitutionnelles marquées par une dictature d'extrême-droite ; l'autre est une théocratie quasi-démocratique dont l'origine est un mouvement révolutionnaire qui a combattu une dictature de droite. Pourtant, dans les deux cas, les gens ne se sont pas levés uniquement en raison de la hausse des prix ; ils semblent être poussés par quelque chose de plus fondamental : le mépris des régimes pour les droits des citoyens, l'ignorance totale de vastes groupes de personnes (les pauvres au Chili, les jeunes sans emploi en Iran).

La répression la plus violente a eu lieu en Irak. Mais le monde s'est tellement habitué à la violence et aux massacres en Irak depuis que le "changement de régime démocratique" y est arrivé en 2003 que le nouveau cycle de violence de masse attire très peu l'attention. Beaucoup de ceux qui ont soutenu l'invasion de l'Irak, arguant qu'elle conduirait à l’émergence de la deuxième démocratie (après celle d'Israël) au Moyen-Orient, disent très peu de choses sur ces manifestations : elles sont si difficiles à intégrer dans leurs plans. S'ils les soutenaient, ils accuseraient indirectement le "régime démocratique" qu'ils ont contribué à instaurer en 2003. Alors ils ne disent rien.

Les révolutions de 2019 annoncent un nouveau genre de révolutions mondialistes. Elles ne font pas toutes partie d'un même courant idéologique facilement reconnaissable.

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