Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.
Nouvel ordre mondial
Le monde s’achemine vers une démondialisation. Mais laquelle ?
Alors que le caractère central et incontournable de l'Occident dans la mondialisation est remis en question, la guerre en Ukraine pourrait bien accélérer ce processus et remettre en cause l'équilibre que nous connaissons actuellement
Barthélémy Courmont
Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter
Jean-Marc Siroën
Atlantico : Dans les conséquences économiques de la paix, John Maynard Keynes racontait la vie de la classe de loisirs londonienne qui pouvait commander depuis son lit des produits du monde entier et qui, surtout, “estimait cet état de chose comme normal, fixe et permanent, bien que pouvant être amélioré ultérieurement, jusqu’à ce que la guerre de 1914-1918 éclate et fasse voler en éclat ces certitudes. Avec la pandémie, mais surtout la guerre en Ukraine, est-ce ces mêmes certitudes, 100 ans plus tard, qui volent en éclat ?
Jean-Marc Siroën : Keynes constatait la fin du Monde d’hier (pour reprendre un autre grand témoin de l’époque, Stefan Zweig) mais déplorait surtout l’incapacité des vainqueurs à construire un nouvel ordre mondial. On le sait, le livre de Keynes écrit en 1919 dénonçait le Traité de Versailles et la dureté des conditions imposées à l’Allemagne. Que ce soit à cette époque ou aujourd’hui, les questions géopolitiques et les questions économiques sont étroitement liées et c’est bien ce que dit Les conséquences économiques de la paix. L’économie est une fin en soi, mais c’est aussi un instrument pour affaiblir l’adversaire.
J’ignore bien sûr ce que Keynes nous dirait aujourd’hui sur la guerre d’Ukraine, mais s’il est nécessaire de revenir à l’histoire et d’y rechercher des analogies éclairantes, les deux conflits n’ont ni la même ampleur ni les mêmes enjeux. Si on considère par exemple la forme de la mondialisation, ce n’est pas tellement la « classe de loisirs », de Londres ou d’ailleurs qui accède aux produits du monde entier mais les classes moyennes : vêtements bon marché, smartphones, Netflix, automobile, etc. Une remise en cause de la mondialisation n’atteindrait donc pas que les classes supérieures. Ce qui est remis en cause par la Première Guerre mondiale, c’est aussi un certain ordre orchestré par des puissances impériales rivales sous domination britannique. Ce qui est en question aujourd’hui c’est l’ordre post-rooseveltien fondé sur le multilatéralisme, le droit international et les organisations internationales. Cet ordre avait résisté à la guerre froide malgré le partage du monde en zones d’influence et il s’était renforcé après la chute du mur de Berlin. On a pu alors croire, à tort, à un monde unipolaire et à une fin de l’histoire telle qu’annoncée par le philosophe Francis Fukuyama. La stratégie de dissuasion nucléaire a pu être délaissée puisque la globalisation est censée créer des interdépendances qui rendent les guerres trop coûteuses. La coopération finirait par s’imposer comme régulateur des crises. Il est vrai que lors de la crise de 2008, cet ordre n’a pas si mal fonctionné sous l’égide, notamment, du G20. Le désastre des années 1930, consécutif à la crise de 1929, a ainsi été évité. Mais, depuis, il a été de plus en plus sévèrement écorné non seulement par la Chine et la Russie mais aussi, à sa façon, par les Etats-Unis, une nouvelle fois tentés par les sirènes de l’isolationnisme. Qui pense aujourd’hui à faire appel au G-20 (avec ou sans la Russie…) ?
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La guerre en Ukraine confirme surtout ce que l’on soupçonnait depuis un certain temps : la globalisation ne garantit pas la paix et la démocratie. Les interdépendances qu’elle crée ne suffisent pas à empêcher les guerres. Les pays ne sont pas « rationnels » en ce sens qu’ils sont prêts à assumer des pertes (économiques, humaines, etc…) pour réaliser d’autres objectifs qu’économiques, nourris par l’idéologie, le nationalisme, les frustrations, la haine de l’autre et je ne sais quoi encore. Dès lors, l’interdépendance, qu’on pourrait appeler tout aussi bien « dépendance réciproque » que génère la mondialisation ne peut plus être considérée comme une garantie suffisante pour maintenir la stabilité du monde et donc la paix et la prospérité.
Quels sont les indicateurs actuels que la démondialisation est en cours ?
Jean-Marc Siroën : Si on se limite au commerce, on ne peut que constater une rupture depuis une dizaine d’années : le commerce mondial croit au même rythme que le PIB mondial alors que depuis les années cinquante on s’était habitué à ce qu’il augmente deux ou trois fois plus vite. Il y a néanmoins une part d’illusion statistique dans ce constat due à l’évolution même des échanges. Les produits que consommaient les Londoniens aisés il y a un siècle n’étaient peut-être pas tous anglais, mais ils avaient une origine : France, Inde, Etats-Unis... Ce n’est plus vrai aujourd’hui. La Chine exporte des smartphones qui ne contiennent qu’une part minime de valeur ajoutée chinoise. En fait, si ralentissement du commerce il y a, il a commencé dans les années 1980 avec la fin des trente glorieuses mais il a été masqué par le développement des chaînes mondiales de valeur. Je prends un exemple simple. Supposons que l’Allemagne exporte une automobile 100 % Made in Germany ne contenant donc aucune pièce importée et qu’elle la vende 20 000 $ aux Etats-Unis, les exportations allemandes comme les exportations mondiales augmenteront de 20 000 $. Mais supposons maintenant que la firme allemande importe des pièces de Chine, du Japon etc.. pour 10 000 $. Les exportations allemandes seront toujours de 20 000 dollars, mais les exportations mondiales passeront à 30 000 $. En d’autres termes, les statistiques du commerce international enregistrent plusieurs fois la même chose ! Finalement, le PIB mondial (qui n’enregistre que la valeur ajoutée) ne bouge pas mais le commerce mondial augmente de 50 %. Le ralentissement de la croissance du commerce mondial constaté s’explique ainsi en grande partie par le fait que, depuis une dizaine d’années, la fragmentation de la chaîne mondiale de valeur a atteint ses limites. Reste à savoir si la prise de conscience des risques de l’interdépendance et les relocalisations sont susceptibles de la faire régresser.
Les experts s’accordent à dire que, quelle que soit l'issue du conflit en Ukraine, on assistera à une démondialisation. Au vu des tendances que l’on observe actuellement, à quoi pourrait ressembler la démondialisation qui s’annonce? Le scénario de deux pôles, avec un orient autocratique se divisant progressivement d'un Occident démocratique morcelé est-il le plus probable ?
Jean-Marc Siroën : Je ne suis pas certain que les experts soient aussi consensuels et affirmatifs.
La démondialisation économique est une chose, l’ordre politique en est une autre. Les deux sont évidemment liés et c’est justement sur les formes de ce lien qu’il faut s’interroger. Peut-on continuer à échanger des biens, des services, des capitaux avec des pays qui ne partagent ni les mêmes valeurs, ni les mêmes règles économiques basiques ?
On parlait autrefois d’un monde tripolaire. Il ne s’est jamais vraiment concrétisé. Va-t-on renouer avec un monde bipolaire où les éventuels conflits se régleraient en interne ? Mais qu’entend-on par-là : deux grandes régions autosuffisantes ? Difficile pour la Chine qui dépend autant de ses exportations que de ses importations. Les « routes de la soie » contredisent d’ailleurs cette perspective. La Russie reste un nain économique qui ressemble davantage à un fauve blessé qu’à une grande puissance protectrice. Quid de l’Inde, ennemi de la Chine mais certainement pas disposée à entrer dans le giron occidental, etc. ?
Ce qui peut accréditer la thèse de la démondialisation c’est moins la « rationalité » économique que la montée des nationalismes entretenue par la nostalgie des anciens Empires, un sentiment exacerbé de déclin — du pays, des classes moyennes, …. - et un certain déni des dangers à venir (épidémiques, climatiques, financiers,…). C’est une spirale qui échappe vite à tout contrôle puisque le nationalisme des uns provoque presque mécaniquement le nationalisme des autres.
Cette évolution est-elle inéluctable ? Et irréversible ? Que pourrait-on faire contre ?
Jean-Marc Siroën : Même si la situation actuelle peut laisser croire à une démondialisation accélérée, on ne se débarrassera pas si vite des interdépendances y compris entre d’éventuels blocs ou alors avec des coûts difficilement acceptables dans les démocraties, du moins.
Rien ne serait pire qu’un monde aux responsabilités éparpillées. La Russie aurait-elle déclaré la guerre à l’Ukraine si les Etats-Unis n’avaient pas affiché leur désintérêt pour l’Europe … ? Pour revenir à Keynes et à l’après Première Guerre mondiale, il y a pire que la dislocation du monde d’avant : la déstructuration du monde d’après. La construction d’un ordre mondial post-Traité de Versailles a certes été tentée (la Société des Nations) mais impuissant, du fait, notamment, du retrait des Etats-Unis, ce qui avait laissé le champ libre aux Hitler, Staline, Mussolini …
Après la Seconde Guerre mondiale, le nouvel ordre soutenu par les Etats-Unis avait pour but explicite de ne jamais revivre les années 1930. Pour y arriver, les Etats-Unis imposèrent un certain partage des rôles au sommet du monde avec un succès mitigé dû à la guerre froide et aggravé par les hésitations ou les erreurs de l’hegemon. Mais qui pourrait aujourd’hui inspirer un élan qui mettrait sur la table les grandes questions qui conditionnent l’avenir : la paix et la stabilité économique, bien sûr, mais aussi le changement climatique, le risque épidémique, les entreprises hyperpuissantes, la maîtrise de la finance mondiale, etc.…? On ne voit pas très bien.
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