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L’Ocean Viking et les migrants : peut-on vraiment parler de « sauvetage » ?
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Immigration

L’ONG « SOS Méditerranée » vient d’annoncer fièrement dans un communiqué repris par l’AFP que « 106 personnes ont été secourues (…) dans les eaux internationales à 28 milles nautiques des côtes libyennes ».

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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La presse française relaye gaillardement cette information. Seul le titre diffère légèrement, ce qui donne pour Le Monde : « L’Ocean-Viking effectue un troisième sauvetage en 48 heures et secourt 106 personnes » et pour Le Figaro : « Migrants : troisième sauvetage en 48 heures pour l'Ocean Viking ». 

Ce terme de « sauvetage » est-il toutefois bien adapté ? On pourrait d’abord ironiser sur la dimension profondément religieuse qui sous-tend ces opérations, ainsi que sur l’ambiguïté du sauvetage en question : s’agit-il de sauver ces gens de la noyade… ou de l’enfer de leur pays, auquel cas l’ONG pourrait se voir accusée de véhiculer un complexe de supériorité très occidentalo-centré. 

Mais si le terme de sauvetage suscite un certain malaise, c’est surtout parce que celui-ci ne semble pas bien adapté. Certes, on ne peut que se réjouir de savoir que des personnes ont échappé à la mort. Il reste que, normalement, un sauvetage correspond à une situation bien précise : c’est lorsqu’on va aider quelqu’un qui se retrouve en difficulté alors que tel n’était pas son but initial. Or, ce n’est pas le cas avec les migrants puisque ceux-ci se lancent délibérément dans des expéditions hautement périlleuses, pour lesquelles leurs chances de succès sont quasiment nulles, la stratégie reposant presque exclusivement sur l’arrivée rapide des secours que les passeurs prennent souvent soin de prévenir à l’avance. 

On pourrait évidemment répondre que les migrants ne sont pas les seuls à se retrouver dans des situations périlleuses pour lesquelles une intervention est nécessaire. On songe par exemple à des activités telles que la spéléologie ou l’alpinisme, activités qui sont elles aussi à haut risques et qui conduisent souvent à faire appel à des secouristes. 

Toutefois, cette comparaison ne fonctionne pas vraiment. Les alpinistes et les spéléologues se livrent certes à des activités dangereuses, mais ils prennent justement toutes les précautions pour ne pas mettre leur vie en danger. En principe, le risque est évalué et contrôlé ; il ne dépasse pas un certain seuil ; il ne tend pas vers la certitude. Et si le malheur s’abat sur eux, ce sera de manière non intentionnelle, parce qu’un événement imprévu aura malencontreusement surgi. Dans leur cas, le sauvetage va donc se présenter comme une opération non programmée qui n’aurait pas dû se produire. C’est pourquoi le sauvetage suppose un imprévu, un aléa ; il fait suite à une rupture dans le fil des événements qui conduit à faire basculer une aventure maîtrisée vers un drame potentiellement mortel auquel les victimes auront tout fait pour échapper.

Ce schéma ne fonctionne pas dans le cas de l’Océan-Viking. Ici, le péril est au contraire une composante à part entière de l’opération. Les chances de survie sont pratiquement inversées : on sait dès le départ que les risques sont immenses et que, sans l’intervention d’une aide extérieure, la probabilité d’en réchapper est très faible. L’action du sauveteur n’est donc plus de même nature : il n’est plus celui qui intervient pour palier un éventuel échec, il est celui qui crée les conditions de réalisation du risque. 

L’action qui est engagée par les migrants se différencie donc très fortement d’une banale activité à risques : c’est une opération vouée à l’échec qui lie étroitement sa réussite à l’intervention d’un tiers. Sans cette aide extérieure, la survie se trouverait sérieusement compromise. 

Avec cette manière de concevoir le risque, la signification même du sauvetage se trouve modifiée. Le sauveteur n’est plus un intervenant qui se prépare à venir rectifier un dysfonctionnement aléatoire ; il se transforme en participant actif dont la contribution s’avère décisive. Il est une sorte de partenaire, voire de complice, qui occupe une place à part entière dans l’opération. Loin d’être un simple intervenant potentiel, il devient un acteur du processus, une sorte de co-organisateur.

Dans ces conditions, le terme de sauvetage se trouve vidé de sa substance. Il ne correspond plus à la réalité mais devient un simple slogan au service d’une opération de communication. Il permet de masquer le rôle actif de l’Ocean Viking tout en renforçant sa légitimité et en cachant sa responsabilité en tant qu’acteur. L’ONG impose même une forme de chantage puisque, en se plaçant sous l’étiquette du sauveteur, elle signifie que toute entrave à son action conduirait au drame, alors que c’est justement son action elle-même qui contribue à entretenir la situation qu’elle dénonce. 

Le recours au mot sauvetage permet d’imposer une grille de lecture qui tord la réalité afin de rendre légitime, aux yeux des médias et de l’opinion publique, une action qui relève moins du sauvetage que de la contribution active au phénomène. C’est pourquoi la reprise de ce terme par les médias s’avère problématique. La porosité entre le vocabulaire militant et le vocabulaire médiatique contribue à fausser la perception de la réalité tout en imposant une norme morale à laquelle il est difficile de s’opposer (qui peut vouloir que des gens se noient ?). Au lieu d’aider les citoyens à se forger leur propre jugement, les médias entretiennent ainsi une vision idéologique qui réduit le champ de la réflexion au profit d’une opération de communication dont le but est d’empêcher tout débat démocratique. 

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