Georges Didi-Huberman : « le temps de l’émotion » ou les faits de l’affect <!-- --> | Atlantico.fr
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Georges Didi-Huberman (historien de l’art, spécialiste de l’image, philosophe et essayiste) vient de publier son trentième ouvrage : « Bouillard de peines et de désirs » (Éditions de Minuit).
Georges Didi-Huberman (historien de l’art, spécialiste de l’image, philosophe et essayiste) vient de publier son trentième ouvrage : « Bouillard de peines et de désirs »  (Éditions de Minuit).
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Georges Didi-Huberman (historien de l’art, spécialiste de l’image, philosophe et essayiste) vient de publier son trentième ouvrage : « Brouillard de peines et de désirs » (Éditions de Minuit).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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23 h, ce mercredi 22 février 2023.  Chaînes info. Tweet du chef de l’État déclarant  « qu’aujourd’hui en France,  après l’assassinat de la professeure de Saint-Jean -de-Luz nous  vivons « le temps de l’émotion ». Mais qu’est-ce au juste que cette « émotion » que nous partageons  ce soir et qui demain va nous serrer le coeur  d’abord à 15 h, puis  tous les temps à venir? « Celui qui est ému devant les autres ne mérite pas le mépris. Il expose sa faiblesse, il expose son impouvoir, ou son impuissance, ou son impossibilité à "faire face", à "faire bonne figure", comme on dit. Éventuellement, on dira de lui : "Il ne lui reste plus que les yeux pour pleurer", façon de dire qu'il est devenu quelqu'un de pauvre devant les choses de la vie. Mais cette pauvreté, en fait, n'a rien de ridicule ni de lamentable. Bien au contraire. En prenant le risque de "perdre la face", l'être exposé à l'émotion s'engage aussi dans un acte d'honnêteté : il refuse de mentir sur ce qui le traverse, il refuse de faire semblant. Cela peut même, en certaines circonstances, apparaître comme un acte de courage que d'oser montrer son émotion »  affirme Georges Didi-Huberman (historien de l’art  spécialiste de l’image, philosophe et essayiste ( voir nos « Repères ») qui vient de publier son trentième ouvrage : «  Brouillard de peines et de désirs  (Éditions de Minuit). « Cet essai est un vagabondage dans la multiplicité des « faits d’affects" dans leur théories, pour lesquelles il aura fallu convoquer de l’anthropologie et de la phénoménologie, de la psychanalyse et de l’esthétique » (…)précise cet historien de l’art. Nous sommes faits d’affects, et ce ne sont pas de simples effets. Les affects ne se réduisent pas à l’expression passagère de certains états d’âme surgissant à la surface de notre peau(…) Les affects sont des faits à part entière. Ils nous font tels que nous sommes lorsque nous nous confrontons au monde, ou bien lorsque nous apparaissons à nos semblables.

Affects, émotions, passions : que représente l’émotion dans nos vies « humaines trop humaines ? »Cette manifestation  des affects passionne philosophes et chercheurs depuis toujours. Opposée à la raison cartésienne, l’émotion-mystérieuse est sujette à de nombreuses interprétations au fil du temps. Charles Darwin, dès 1872, s’intéressa à la question ; nous lui devons sa fameuse étude : «  L’expression des émotions chez l’homme et l’animal », soit la première classification des émotions par des configurations faciales et corporelles spécifiques. Des chercheurs tels Paul Ekman ( psychologue)- figure de l’université de San Francisco-, a consacré quarante années de sa vie à l’étude des émotions. En philosophie, l’émotion peut se définir comme une manifestation de la vie affective, accompagnée d’un état de conscience agréable ou pénible. L’émotion est un trouble ( une surprise) de durée variable, une rupture d’équilibre.

Dans son « Esquisse d’une théorie des émotions » ( le Livre de Poche), Jean-Paul Sartre affirme que l’émotion serait une conduite « magique » : face à l’impossibilité  de transformer le monde, la conscience modifierait l’image de celui-ci afin de  modifier une réalité insupportable. « La conscience émotionnelle est d’abord conscience du monde, affirme Sartre et  « l’émotion une transformation de ce monde ». « Dans l’émotion, c’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités ».

Depuis toujours philosophes et essayistes se sont penchés sur la phénoménologie de nos ressentis avec plus ou moins de bonheur, et voici que paraît « Brouillard de peines et de désirs », aussi important que le fut en son temps L’esquisse d’un théorie des émotions de Sartre. Cinq cents pages signées par le philosophe et historien–l’un des théoriciens les plus actifs dans le paysage contemporain des travaux et recherches sur l’Image. Georges Didi-Huberman, lors d’un examen en milieu hospitalier, voyant battre son propre cœur à l’écran, en fut bouleversé ( et on le comprend)  au point que cette image inédite provoqua chez lui  un désir de vagabondage au cœur de nos affects, d’où ce « voyage à la recherche de nos émotions ». Didi-Huberman – l’Oeil de l’Histoire-évoque ainsi et pour notre plaisir de lecteurs toutes les formes des « émois du moi »- de l’antiquité à nos jours en passant par  Saint-Simon, Proust et Roland Barthes  pour arriver aux émotions électroniques – les « émoticônes »-, signes graphiques convenus créant une rhétorique règlementée des émotions autorisées ; sans oublier la splendeur du Cabinet des Dessins du Musée du Louvre et les visages animés par la colère ou la joie  splendidement tracés  par Charles Le Brun.

Ce qui est frappant dans l’émotion telle que vue par Georges Didi-Huberman c’est le rôle considérable de l’autre. Toute émotion incarne selon lui la formidable puissance de l’autre. Il y a de  l’autre en nous dans toute forme d’émotion. «  Alors qu’à notre époque, le contact humain devient un luxe ; cependant  insiste  the EYE de l’Histoire et de l’Histoire de l’ART « entrer en contact ne signifie pas que l’on possède ce que l’on touche ». L’autre est en chacun d’entre nous mais garda la liberté comme nous gardons la nôtre. Cette dimension altruiste ajoute à ces pages pétries d’esprit et de science de la générosité. Beau titre, en plus !   Annick GEILLE 

Extrait pour Atlantico de "Brouillards de Peines et de désirs"

« Une main tendue incarne justement cette possibilité de l’approche. En tant que possibilité ou puissance, elle dialectise le proche et le lointain, c’est-à-dire, sur un plan de sensibilité, le contact et la vision. Parler du sens tactile nous oblige à constamment revenir sur cette précision importante que le fait d’« entrer en contact » ne signifie aucunement saisir ou posséder ce que l’on touche. Le paradigme du contact objectivant, dans la possession d’un objet ou dans le « palper » médical, par exemple, doit être distingué du contact sensible à l’œuvre lorsqu’on découvre une empreinte de main préhistorique ou lorsqu’on se trouve mis en présence d’un tableau de Caravage. Ce paradigme-ci relève non de la saisie ou, même, de la palpation, mais plus simplement – et plus fragilement – de la caresse. Or la caresse est, avant tout, un mouvement. Qui caresse accepte de ne pas demeurer à la même place, de ne pas saisir, de ne pas posséder. C’est une connaissance par le mouvement, par la légèreté et par ce qu’on nomme si bien le tact. Une main qui trouverait sa place et n’en bougerait plus ne comprendrait rien au corps qu’elle croit immobiliser sous elle. Une main qui se donnerait pour objectif de saisir à tout prix ce qu’elle approche serait incapable de le connaître et de le respecter. Il est fascinant que Caravage puis Rembrandt aient tant aimé peindre des mains tendues dans le clair-obscur, c’est-à-dire des mains apparaissant comme des lueurs – des lueurs de gestes – émergeant depuis le creux de nuits obscures (fig. 37-38). C’est que la nuit, qui nous prive du discernement optique des choses, qui nous empêche d’identifier quoi que ce soit à distance, s’appréhende comme un espace tactile par excellence, lorsque nous marchons dans l’obscurité en tâtonnant, mains en avant. « Si l’aveugle est perdu dans l’espace, écrivait Erwin Straus, il est encore dans l’espace [parce qu’il ne cesse pas d’expérimenter] les caractères spatiaux du monde tactile », qui sont aussi les caractères tactiles du monde spatial. Façon de reconnaître à nouveaux frais le lien – ou, mieux, l’entrelacs, comme dira Merleau-Ponty – du regard et de la main, comme de la distance et du contact. Ce contact que Leopold Szondi explorera bientôt comme un paradigme pulsionnel et que Henri Maldiney réinterprétera sous l’angle esthétique, faisant de l’œuvre d’art une approche ou un contact de l’« intouchable » par excellence, autre façon de dire l’impossible. Dire qu’une main est « tendue vers l’impossible », c’est dire à la fois la faiblesse de l’existence et la force de l’exigence. Or ce « à la fois » se concentre dans l’expérience affective et signifiante que l’on doit nommer une expression. On sait que le grand philosophe italien Giorgio Colli, parallèlement à sa Philosophie de l’expression, écrivit – entre 1961 et 1977 – une Philosophie du contact demeurée à l’état de fragments.( Giorgio Colli (1917-1979) a enseigné pendant trente ans l'histoire de la philosophie ancienne à l'université de Pise.NDLR)Sa position était radicale, elle revenait à dire : le contact, c’est l’être. « Quand je dis est, quelque chose (sujet) dit (exprime) avoir eu (temps) un contact. « Être serait donc avoir eu contact et pouvoir l’exprimer : il faudra donc penser ensemble, non seulement l’être et le temps, mais encore tout cela avec le paradigme du contact et la puissance de l’expression.

Ce qui n’ira pas sans quelques paradoxes : d’abord, le contact implique l’inachèvement perpétuel et non pas le but atteint (« le contact contient en soi l’inachèvement, l’insuffisance […], l’intuition immédiate de ne pas épuiser le monde ») ; ensuite, le contact est aussi contingent que nécessaire (« dans le contact, nécessité et contingence sont conjointes – confusément ») ; enfin, là où advient un contact disparaît toute séparation entre sujet et objet (« nous appelons donc contact ce en quoi le sujet et l’objet ne se distinguent pas »). Giorgio Coli énonce, de plus, cette hypothèse tout aussi radicale : le contact, c’est la vérité, à condition qu’une expression en ait été possible. « Vérité signifie toucher et dire. […] Vrai, c’est dire ce qui dérive d’un contact. »

De quel genre de vérité s’agit-il donc ? »

Copyright Georges Didi-Huberman, "Brouillards de peines et de désirs faits d’affects 1" (Editions de Minuit) 550 pages, 27 euros toutes librairies et La Boutique

Lire aussi :  la revue«  Critique » consacrée à Georges Didi-Huberman

La revue Critique, fondée en 1946 par Georges Bataille et animée de 1962 à 1996 par Jean Piel, est aujourd'hui dirigée par Philippe Roger et un Conseil de rédaction.
Critique  entend rester fidèle à la mission que lui fixait Georges Bataille : « Critique publiera des études sur les livres et les articles paraissant en France et à l'étranger. Ces études dépassent l’importance de simples comptes- rendus. A travers elles, Critique voudrait donner un aperçu, le moins incomplet qu’il se pourra, des diverses activités de l’esprit humain dans les domaines de la création littéraire, des recherches philosophiques, des connaissances historiques, scientifiques, politiques et économiques. 

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