Épidémie, Famine, Guerre : les trois Parques font leur grand retour avec la guerre en Ukraine<!-- --> | Atlantico.fr
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Un homme pousse une femme âgée pendant l'évacuation par les civils de la ville d'Irpin, au nord-ouest de Kiev, le 8 mars 2022.
Un homme pousse une femme âgée pendant l'évacuation par les civils de la ville d'Irpin, au nord-ouest de Kiev, le 8 mars 2022.
©SERGEI SUPINSKY / AFP

Heures sombres

Les trois Parques, chères aux descriptions de la démographie d’ancien régime par Alfred Sauvy, l’épidémie, la famine et la guerre, qui se nourrissent les unes les autres pour aggraver les situations de crise, peuvent-elles être de retour ?

Jean-François Cervel

Jean-François Cervel

Jean-François Cervel est inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche (IGAENR) honoraire.

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Dans le monde de haute technologie, de haute information, de haute solidarité qui est le nôtre aujourd’hui malgré les très fortes disparités sociales et internationales, cela peut sembler impossible, anachronique. Et effectivement, jusqu’à présent, aucune des périodes de tension et de difficultés que nous avons connues au long des dernières années n’a dégénéré en crise généralisée. Il existe de nombreuses zones de conflits et de déstabilisation au sein de nombreux pays et entre pays. Il existe des risques globaux de dimension planétaire qu’ils soient environnementaux, économiques et financiers ou idéologiques et politiques mais aucun n’a entrainé pour l’instant de dérapage global pouvant générer une crise systémique du type de celles qui étaient autrefois engendrées par les Trois Parques. 

En sera-t-il toujours ainsi ?

Nous avons affronté de nombreuses crises et agressions au cours des dernières décennies.

Notre pays, les pays européens et, plus globalement, mais à des degrés divers, l’ensemble des pays du monde, ont été frappés par des chocs et agressions multiples qui ébranlent profondément les sociétés et dont on mesure encore mal toutes les conséquences.

  • Le premier de ces chocs a été celui des attentats terroristes islamistes.

Un grand nombre de pays du monde et tout particulièrement les pays occidentaux et au premier chef la France, ont été frappés au long des dernières décennies par des attentats perpétrés par des organisations porteuses d’une idéologie islamiste intégriste. Ces attaques ont touché les pays du monde arabo-islamique eux-mêmes et nombre d’autres pays. Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ou ceux de l’année 2015 en France ont été la manifestation d’une guerre déclarée par des organisations, Al Quaida puis l’Etat Islamique, qui veulent abattre le système de démocratie libérale occidental au profit de la loi de l’Islam et sa vision théocratique du monde. Ces attaques se sont prolongées par des conflits territoriaux féroces en Irak, en Afghanistan, en Syrie qui ont durablement ébranlé ces pays ainsi que de nombreux autres alentours. 

Cette guerre se poursuit aujourd’hui sur de multiples théâtres d’opération et par des réseaux diversifiés à travers le monde.  Elle alimente une inquiétude forte et génère des discours politiques antagonistes, exacerbant la conflictualité. Elle est l’une des menaces permanentes sur le fonctionnement régulier du monde qui peut alimenter ou aggraver toute situation de tension.

  • Le deuxième choc a été celui de l’épidémie de Covid et la menace sanitaire.

Le monde a connu au long des dernières décennies plusieurs périodes épidémiques lourdes. Le SIDA à partir des années 1980, l’Encéphalite Spongiforme Bovine (ESB) et les maladies à prions, les maladies à virus tel Ebola et, depuis 2020, le coronavirus. Les scientifiques compétents indiquent que ces maladies ne sont certainement pas les dernières et que d’autres se manifesteront dans l’avenir, générant des épidémies plus ou moins graves ou dévastatrices. Nous avions tendance à penser que l’ère des grandes épidémies, pestes, typhus, variole, était désormais derrière nous et que les progrès sanitaires, sociaux, médicaux avaient définitivement clos ces épisodes tragiques de l’histoire. L’épidémie de SARSCov19 montre qu’il n’en est rien et que le risque épidémique est constamment renouvelé même si les progrès ont été indéniables et considérables et sont à l’origine de l’explosion démographique que le monde a connu depuis le 19eme siècle.

Les pays développés ont donc réappris, depuis deux ans, que le risque sanitaire était toujours présent et qu’il pouvait fortement ébranler le fonctionnement de nos sociétés hautement technologiques. Il a entrainé des conséquences économiques fortes en perturbant les circuits internationaux et en générant des pénuries qui ont mis en lumière des fragilités que l’on ne percevait plus. Ce ne sont pas, pour l’instant, des famines au sens propre du terme mais des manques qui peuvent peser fortement sur nos vies quotidiennes.

Cet épisode, avec tous les débats et polémiques qui l’ont accompagné, a généré une profonde inquiétude dans les populations entrainant notamment une remise en cause de la confiance dans la science et dans le progrès et une interrogation nouvelle sur nos vulnérabilités.

Ces agressions terroristes et pandémiques s’inscrivent dans un panorama plus global de tensions et d’interrogations sur le fonctionnement général de l’espèce humaine à l’échelle planétaire. 

  • La dégradation environnementale.

Les progrès scientifiques, techniques, économiques et sociaux qui ont caractérisé l’histoire de l’humanité notamment depuis le 18eme siècle, ont eu pour conséquence une augmentation spectaculaire de la population humaine et une forte amélioration de ses conditions d’existence grâce notamment au développement de ce que l’on a appelé la « société de consommation » et son dispositif de production de masse. Malgré les fortes inégalités territoriales et sociales des sociétés des différents pays du monde, une large partie de la population mondiale a bénéficié de ces progrès grâce à une mondialisation des échanges et de la production. Mais on mesure aujourd’hui les aspects négatifs et les limites de ce développement productiviste. Le réchauffement climatique né de l’émission accélérée de gaz à effets de serre par toutes les activités humaines et la destruction de la biodiversité inéluctablement générée par l’expansion de notre espèce sur tous les territoires du monde, modifie profondément l’environnement naturel dont nous dépendons. Cela se traduit d’ores et déjà par des épisodes climatiques violents, par une dégradation des conditions de vie dans de nombreuses régions du monde et, par voie de conséquence, par des risques accrus sur l’activité économique notamment agricole qui génère de fortes inquiétudes chez les producteurs comme chez les consommateurs.

Cette menace s’inscrit dans une interrogation plus générale sur le fonctionnement du système économique et financier mondial.

  • Les crises économiques, financières et sociales dans un monde globalisé.

Ces tensions environnementales alimentent la critique contre le capitalisme, le fonctionnement libéral de l’économie, déjà accusés d’entretenir et même de développer les inégalités. Même si ces critiques ne veulent pas tenir compte de l’impact de la croissance démographique et attribuent au capitalisme ce qui relève en fait du productivisme, qu’il soit géré de manière libérale ou de manière collectiviste par des pays appliquant l’idéologie communiste, elles ont un impact très fort sur les populations et entretiennent une inquiétude justifiée sur l’avenir de la biosphère et même sur les conditions de survie de l’humanité. 

Elles rejoignent les mouvements sociaux qui dénoncent les dérives du modèle libéral et notamment l’énorme développement d’un système financier mondial à l’origine de crises successives nées d’une spéculation sans limite telle la crise des subprimes qui a profondément ébranlé l’économie mondiale à partir de 2008. Le fonctionnement du système capitaliste – qu’il soit capitalisme privé ou capitalisme d’Etat – entraine la concentration de fortunes colossales entre les mains de quelques milliardaires et détenteurs du pouvoir, accentuant, de manière caricaturale, l’ampleur des inégalités au sein des pays et entre les pays du monde.

Ce sentiment profond d’inégalités et de distorsion entre la situation des plus modestes et celle des plus fortunés entretient une rancœur sociale qui se traduit par des mouvements de contestation qui peuvent prendre un tour très violent tant dans les pays en développement que dans les pays riches. Le mouvement des « gilets jaunes » en France en a donné un témoignage intense dont l’ampleur a pris par surprise tous les décideurs et révélé des fractures profondes au sein d’une société ayant pourtant développé une forte protection sociale.   

Risque islamiste et bouleversement de tous les pays de l’arc arabo-islamique qui ne parviennent pas à installer une gestion démocratique de leurs sociétés, risque sanitaire, risque environnemental, risque social, tous ces éléments se sont conjugués depuis quatre ou cinq décennies, pour engendrer un sentiment profond d’inquiétude et de déstabilisation pour les populations qui dénoncent, souvent de manière contradictoire, les méfaits de la mondialisation et de l’accélération des changements technologiques et économiques. 

Evidemment, la réalité et la perception de ces situations sont très différentes selon les pays et les régions du monde. Elles sont particulièrement sensibles dans les pays développés qui voient ainsi ébranlées leurs certitudes d’une prospérité intangible et irréversible.

La situation d’aujourd’hui est le résultat de cette accumulation de tensions et porteuse de nouvelles crises. 

Outre la continuation de tous les domaines de tension rapidement évoqués ci-dessus, de nouvelles crises se développent aujourd’hui. Elles sont notamment dues au renouveau des affrontements de puissances dans différentes régions du monde selon une ligne de force fondamentale opposant les démocraties libérales aux régimes totalitaires.

  • L’assaut des régimes totalitaires contre la démocratie libérale.

 Les régimes autoritaires ou dictatoriaux se regroupent pour affronter le monde libéral. Outre la mouvance islamiste déjà évoquée - qui les menace aussi -, cet axe totalitaire s’organise autour de trois piliers principaux : le parti communiste chinois, l’oligarchie poutinienne russe et les mollahs iraniens qui ont, chacun, fortement organisé leur dictature sur leurs pays respectifs. L’alliance de ces trois blocs totalitaires et de leurs multiples vassaux et relais s’est largement développée au long des dernières années. Malgré leurs différences ces trois régimes totalitaires ont en commun leur haine du système de démocratie libérale et leur volonté de détruire les pays occidentaux qui le portent. Chacun d’eux l’a dit haut et fort séparément et ils se sont retrouvés pour l’affirmer ensemble. Ils ont engagé, sur tous les fronts, une bataille contre le monde occidental en profitant de sa totale perméabilité permettant l’espionnage, l’infiltration, la corruption, la cyberguerre. Désormais, l’affrontement militaire direct est engagé.

 Le dictateur russe a été le premier à franchir ce pas en prétextant la défense de son territoire, en Géorgie et dans le Caucase d’abord, aujourd’hui en Ukraine.

Comme en Tchétchénie, en Géorgie ou en Syrie il n’a aucune hésitation à employer tous les moyens militaires pour écraser des territoires et leurs populations civiles afin d’atteindre ses objectifs de conquête. Il sait parfaitement que les pays occidentaux ne veulent à aucun prix faire la guerre quelles que soient ses provocations et ses agressions. C’est la grande différence entre un régime dictatorial et un régime démocratique. Le régime dictatorial est fondé sur l’utilisation de la force tant pour assoir son pouvoir à l’intérieur que pour conquérir à l’extérieur. Il n’a aucune hésitation ni scrupule à le faire. Et les démocraties libérales sont toujours désarçonnées face à cette utilisation de la force pure pour imposer ses vues. L’attaque contre l’Ukraine le démontre parfaitement.

La guerre est, désormais, à nouveau à l’ordre du jour, avec toutes les conséquences, directes et indirectes qu’elle comporte. Outre ses tragiques effets directs sur les populations et les territoires concernés, elle entraine un bouleversement profond des relations commerciales, économiques et financières qui s’étaient largement développées depuis des décennies. Elle met en péril les approvisionnements pour de nombreux produits et génère des pénuries qui peuvent entraîner des disettes sinon des famines et, à tout le moins, de grandes désorganisations économiques. 

Présentées par les pays agresseurs comme des affrontements de puissances qui prétendent se défendre contre les pressions occidentales, ces conflits sont la manifestation de l’attaque des systèmes totalitaires contre les systèmes libéraux. Il ne s’agit pas de guerres avec la Russie ou avec la Chine, il s’agit d’un affrontement sur les valeurs devant présider à l’organisation du monde. Lors du centenaire de la prise du pouvoir par le Parti communiste en Chine, en 2049, le monde sera-t-il dominé par les oligarques d’un pays totalitaire ou sera-t-il régi par un système ouvert et libre ? C’est ce qui est en jeu dans le conflit qui est engagé. Et cette guerre sera inexpiable, comme le démontre aujourd’hui l’agression russe contre la démocratie ukrainienne.

  • Nos sociétés occidentales sont-elles prêtes à cet affrontement ? 

Les tensions internes qui les parcourent n’augurent rien de bon à cet égard. Elles doivent affronter des mutations profondes qui les déstabilisent. Qu’il s’agisse de la remise en cause de la sexualité et de la famille traditionnelle, de la montée en puissance des réseaux sociaux, du monde virtuel et des « vérités alternatives », du développement d’une société de l’oisiveté, occupée par les jeux vidéos et les séries télévisées, ces changements profonds qui rejoignent la réalité des inégalités sociales entrainent la mise en cause du système socio-politique de démocratie libérale. 

Cette contestation interne du modèle de démocratie libérale est un risque redoutable qui peut faire définitivement disparaitre ce système ainsi attaqué de l’intérieur comme de l’extérieur. La tendance trumpiste du parti républicain aux Etats-Unis tout comme les discours populistes, de droite comme de gauche, développés dans différents pays européens dont la France, montrent que ce risque est bien réel. La conjonction de tous ces éléments donne l’image de pays fragiles, ingouvernables et alimente le discours méprisant des dirigeants totalitaires qui valorisent leurs modèles autoritaires et identitaires.


Ainsi toutes les sociétés à travers le monde et tout particulièrement la société occidentale, sont percutées par ces multiples chocs qui ébranlent leur fonctionnement traditionnel et créent un profond sentiment de déstabilisation, d’incertitude et donc d’inquiétude, pour le présent et pour l’avenir. D’où les discours identitaires et réactionnaires qui veulent reconstituer un passé mythifié dans un cadre autoritaire qui se voudrait immuable. 

Mais les perceptions et les approches sont évidemment différentes selon les sociétés et leur niveau de développement. La démographie en témoigne tout particulièrement. Elle va peser très fortement dans les affrontements à venir. Avec, d’un côté des sociétés vieillissantes et de l’autre des sociétés où les jeunes sont dominants. Cette situation peut faire basculer le sort de la guerre en redessinant largement la carte du monde.

Ce n’est pas le choc des civilisations, c’est le choc des systèmes. Les idéologies totalitaires qui ont fait le malheur des siècles passés, religieuses, nationalistes, communistes, sont à nouveau à la manœuvre. Dans les pays qu’elles dominent, elles imposent leur violence d’abord à leurs peuples, totalement muselés par des régimes policiers, puis à l’extérieur de leurs frontières, en utilisant tous les moyens pour affaiblir les démocraties libérales. 

Pour l’affronter il faut une approche globale des problèmes du monde. Il faut organiser la décroissance de la population, œuvrer pour une égalisation du développement et une lutte contre les excès inégalitaires à l’échelle globale, organiser la protection de la biosphère dont nous sommes partie prenante. Ce travail ne peut se faire que collectivement comme l’ONU l’a d’ailleurs engagé. Malgré tous les vents contraires et les égoïsmes nationaux ou catégoriels, il faut poursuivre dans cette voie qui est la seule possible pour le devenir harmonieux de l’humanité. Cela ne se fera pas sans difficultés. Il faut donc pouvoir peser en ce sens à l’échelle de la gouvernance du monde. C’est le rôle que doit avoir l’Europe qui, unie, en accord avec toutes les démocraties libérales du monde, devra effectivement peser pour orienter ces choix contre la volonté des régimes totalitaires. Son renforcement politique et militaire est indispensable.

L’actualité nous montre que les guerres, les épidémies, les famines, les trois Parques historiques, peuvent très bien retrouver toute leur gloire ! Leur conjonction peut dégénérer en crise systémique globale et amener à la disparition du modèle libéral, social et démocratique qui est le nôtre au profit d’un système totalitaire, oligarchique mondial. Il faut que nous nous préparions à affronter ces chocs dont nos sociétés avaient perdu la mémoire et défendre un modèle dont la clé de voûte est la liberté. 

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