De moins en moins attachés aux valeurs démocratiques libérales : mais que se passe-t-il chez les moins de 25 ans ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Assiste-t-on à un recul du libéralisme culturel dans la génération Z ?
Assiste-t-on à un recul du libéralisme culturel dans la génération Z ?
©CHRISTIAN HARTMANN / POOL / AFP

Fossé

Les jeunes américains de 13 à 26 ans (la génération Z) apparaissent de moins en moins attachés aux valeurs démocratiques libérales. Mais est-ce également le cas en France ?

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Michaël Prazan

Michaël Prazan

Michaël Prazan est un écrivain et réalisateur français. Il a notamment écrit L’Écriture génocidaire : l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, essai, 2005), Une histoire du terrorisme (Flammarion, 2012), Frères Musulmans : enquête sur la dernière idéologie totalitaire (Grasset, 2014).

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Atlantico : Selon un sondage du Survey Center on American Life, les jeunes américains de 13 à 26 ans (la génération Z) apparaissent de moins en moins attachés aux valeurs démocratiques libérales. Ils sont ainsi moins nombreux à soutenir le droit au mariage homosexuel par exemple. Observe-t-on le même phénomène en France? Comment expliquer ce détachement de la part d'une partie de notre jeunesse ? 

Luc Rouban : Il faut tout d’abord bien regarder les résultats de ce sondage. Ce sont les jeunes hommes de la génération Z qui disent en moindres proportions, par exemple, qu’ils sont féministes (43% soit juste un peu au-dessus des 38% des boomers) alors que les femmes de la même génération le sont beaucoup plus (61%) et beaucoup plus que leurs aînées qui appartiennent à la génération des boomers (50%). Cela étant, il y a féminisme et féminisme, l’enquête est un peu courte sur ce point décisif.

D’une manière plus générale, la question des valeurs et notamment des valeurs sociétales (mariage homosexuel, PMA, représentation des LGBT, immigration, politique pénale) est toujours très complexe à déchiffrer surtout de manière comparative et cela pour plusieurs raisons. La première, c’est que les États-Unis ne sont pas la France. La composition sociologique du pays comme son histoire et notamment son histoire sociale ne sont pas les mêmes. Il est très probable que l’augmentation de la proportion de personnes d’origine hispanique et catholiques ces dernières années ait poussé à la baisse le libéralisme culturel propre à la gauche protestante américaine.

La seconde raison est que le libéralisme culturel aux États-Unis a suscité des abus dans la mise en place de quotas concernant les femmes ou les minorités ethniques notamment dans les universités où cette politique est en voie d’être abandonnée. Rappelons qu’en Californie, État particulièrement connu pour son libéralisme culturel, la politique d’affirmative action (de quotas ethniques et de genre dans les universités) avait été rejetée par référendum d’initiative populaire dès 1996 à 55% de majorité. En 2020, à la suite de l’affaire George Floyd, les Démocrates eurent l’idée de revenir sur cette décision dans la foulée de toutes les dénonciations concernant le racisme systémique de la société américaine. Là encore, les électeurs californiens ont refusé de revenir à la politique des quotas. Pour beaucoup, cette politique de discrimination positive était devenue obsolète du fait même de la diversité d’origine des Californiens puisque, selon les statistiques américaines, 37% désormais sont « caucasiens » (blancs), 39% latinos, 15% asiatiques, 6% afro-américains et 3% multi-ethniques. En fait, on assiste surtout à la défaite de la gauche et au retour de valeurs individualistes, ce qui permet d’ailleurs à Donald Trump d’espérer revenir un jour à la Maison-Blanche.

En France, la situation est très différente. Assiste-t-on à un recul du libéralisme culturel dans la génération Z ? Non, c’est l’inverse. Sur la base d’un indice fait de questions portant sur l’immigration et la peine de mort, on voit que les jeunes de la génération Z sont fortement libéraux à hauteur de 54% contre 44% des boomers. Si on prend maintenant les réactions face à la PMA, qui concerne plus directement les pratiques sexuelles et de reproduction, on voit que la génération Z la considère comme une bonne chose à 76% contre 54% des boomers (Baromètre de la confiance politique du Cevipof, vagues 13 et 14), avec une certaine influence de la religion : 73% chez les catholiques et les « sans religion », 58% chez les musulmans. On n’enregistre pas par ailleurs d’évolution sensible au sein même de la génération Z depuis quelques années. 

Michaël Prazan : Je pense que ce phénomène est multifactoriel. D’abord, il y a les invariants propre à la jeunesse, probablement de tous temps, qui pointe un doigt accusateur en direction de la génération des parents, pour leur dire, en gros : « Qu’avez-vous fait du monde ? Quel monde allez-vous nous léguer ?» Ensuite, il y a ce que Finkielkraut appelle « le vertige de la radicalité », cette recherche de pureté, d’idéalisme et d’intransigeance, en opposition à une société construite par d’autres et pour d’autres. Dans le cas de la génération 68, et malgré le confort des « 30 glorieuses », il fallait faire table rase d’une société gaullienne et corsetée, dont les mœurs et les usages politiques n’étaient d’ailleurs pas complètement démocratiques.

Aujourd’hui, assez mécaniquement, c’est la République, notre démocratie qui fait les frais de cette mise en accusation. Pour la jeunesse de droite, la démocratie empêche toute prise de décision, toute efficacité dans l’action. Trop de recours, d’Europe, d’inconstitutionnalité, et de contre-pouvoirs, qui contrarieraient l’action politique. Pour la jeunesse de gauche, elle est un travestissement, un faux semblant qui masque les inégalités, qui permet de poursuivre, sous divers prétextes, dont les droits de l’homme, la perpétuation d’un modèle inégalitaire et patriarcal dominé par les « privilèges » et les puissants. Il y a clairement une usure démocratique, et la difficulté à distinguer les bienfaits de la démocratie par rapport à des modèles plus autoritaires. Les jeunes n’ont rien connu d’autre que la démocratie, qu’ils peinent à définir, et qu’ils identifient à des « boomers », accrochés à leurs privilèges. A trop avoir le nez sur le guidon, on finit par ne plus voir la beauté du paysage. Mais il y a une usure également de nos sociétés qui ne parviennent plus à proposer de perspectives, un objectif commun à atteindre, à un idéal. Les pouvoirs politiques successifs donnent le sentiment de n’être que des gestionnaires, à courte vue, soumis à l’économie, ce qui ne fait guère rêver la jeunesse.

Quelles sont les conséquences concrètes, sur le plan politique, de cet éloignement des valeurs démocratiques libérales d'un pan de la jeunesse? Faut-il s'attendre à ce qu'un fossé se creuse entre les différentes classes de la population française ?

Luc Rouban : Il faut dissocier la question du libéralisme sociétal et la question du libéralisme politique. Les deux ne vont pas de pair. Pendant très longtemps, comme sous la IIIème République, on avait un régime politique libéral sur le plan politique (suppression de la censure, développement des libertés publiques et de la presse d’opinion, etc.) mais dans un carcan moral étouffant notamment pour les femmes qui ont connu au 19e siècle un recul sensible de leur statut sociétal au regard de ce qu’il était un siècle avant. Donc, il ne faut pas tout mélanger. Si l’on regarde le rapport à la démocratie, les jeunes de la génération Z en France ne rejettent pas le libéralisme politique mais ils le trouvent insuffisant. En fait, ils forment le noyau dur de ce que l’on appelle les citoyens critiques. Ils ne rejettent pas le principe de l’élection et considèrent à 79% contre 84% des boomers qu’il est utile de voter « car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses ». Mais, à 76%, ils estiment que la démocratie fonctionnerait mieux si les « citoyens étaient associés de manière directe à toutes les grandes décisions politiques » contre 67% des boomers. En revanche, et c’est là que s’opère le décalage, le vote ne semble pas le moyen le plus efficace pour se faire entendre et influencer les décisions au sein de la génération Z : 28% contre 57% chez les boomers. Ils préfèrent la manifestation, les réseaux sociaux ou le militantisme dans les associations ou les ONG. Concrètement, cela se traduit par des taux d’abstention bien plus élevés au sein de la génération Z et cela à toutes les élections.

Michaël Prazan : Je remarque depuis un bon moment déjà une baisse de niveau généralisée en termes de connaissances, de références culturels et historiques, de maîtrise des fondamentaux, tels que la grammaire, qui est un cadre essentiel pour construire une réflexion, ou de prérequis mathématiques, tels que la logique. Je suis frappé de voir, chez les nouvelles générations, une difficulté à mettre en rapport la cause et la conséquence, ou une capacité non moins inquiétante à effacer la cause dès lors qu’elle gêne leurs représentations. On ne remonte plus le temps pour comprendre le présent, on se contente de l’immédiateté, de l’émotion brute, de l’image qui est le symbole même de notre époque, et qui favorise l’émotionnel au détriment du rationnel. La dette publique nous encombre ? Effaçons-là ! C’est un peu la même chose en ce qui concerne le conflit actuel au Proche-Orient. Si l’on fait disparaître les pogroms du 7 octobre, et qu’on ne s’intéresse qu’aux images des bombardements israéliens, il n’est guère compliqué de voir l’armée israélienne comme une bandes de soudards qui bombarde aveuglément des femmes et des enfants. Problème subséquent : la classe politique, toute tendances confondues, par lâcheté, complaisance, ignorance ou clientélisme, a tendance à se mettre au diapason de cette baisse de niveau généralisé, et à ne produire que des commentaires flatteurs, en fonction de l’électorat ou des catégories de population auxquelles elle s’adresse.

Sur quelles questions ce fossé risque-t-il de se creuser ? De plus en plus de jeunes entre 16 et 30 ans réfutent désormais 1948 et l'existence de l'État d'Israël. Quels sont les points les plus à risque ? 

Luc Rouban : La réponse tient dans le fait que « les jeunes » ne constituent pas une catégorie homogène. Il n’y a rien de commun entre un mineur de 14-15 ans de banlieue entraîné par son entourage dans des postures agressives contre Israël ou la police ou les institutions en général, l’étudiant d’origine immigrée qui fait un beau parcours universitaire et le jeune professionnel catholique intégré dans la société française depuis des générations. Une enquête de l’IFOP pour le Journal du Dimanche d’octobre 2023 montre que la tranche d’âge des 18-24 ans est très divisée quant à la sympathie qu’elle porte aux Français de confession juive depuis l’attaque du 7 octobre : 27% ont plus de sympathie (moyenne des enquêtés : 21%), 15% ont moins de sympathie (moyenne des enquêtés : 5%) et 58% n’en ont ni plus ni moins (moyenne des enquêtés : 74%). Les réponses ne dépendent donc pas de la génération mais des origines géographiques, sociales, des territoires de vie, des perspectives de mobilité sociale, etc.

Pour moi, le point le plus à risque, car concernant directement tous les jeunes, n’est pas la question religieuse mais la question de l’autonomie sociale et des moyens de se la procurer, autrement dit la question de la méritocratie au cœur du principe républicain. Pas de méritocratie, pas de République, seulement des minorités et des communautés qui essaient de promouvoir leurs membres dans une lutte où tout est instrumentalisé, y compris la religion. Il est consternant de voir que le personnel politique français, de droite comme de gauche, a toujours considéré que tout allait bien de ce côté. Si vous offrez de réelles possibilités de promotion sociale à tous les jeunes quels qu’ils soient, vous retirez toute tentation communautaire ou radicale qui se nourrit de la déception et de l’amertume. Quand on réussit, on ne se replie pas sur ses origines plus ou moins mythifiées ou reconstruites par des manipulateurs.

Michaël Prazan : Il faut comprendre que la question palestinienne s’est substituée, dans l’imaginaire de la jeunesse actuelle, au combat des années 60/70 contre la guerre du Vietnam et à l’apartheid. La « cause palestinienne », détachée de l’histoire, à la fois image (l’enfant de l’Intifada lançant une pierre sur un char israélien) et imaginaire, est devenu depuis une quarantaine d’années un identifiant et un cri de ralliement qui, initialement ancré à l’extrême gauche, a fini par cannibaliser l’ensemble de la gauche. Si bien qu’aujourd’hui, il est presque impossible pour un jeune d’être de gauche sans être « propalestinien ». Ce mariage de grégarisme et de conformisme aveugle, a autorisé une réactivation de l’antisémitisme, et d’un antisémitisme d’autant plus redoutable qu’il se pense comme une vertu.

Autrefois, les étudiants qui n’avaient pas les capacités de passer les concours des grandes écoles se rabattaient sur le syndicalisme étudiant pour briguer une carrière de second plan dans la politique. Aujourd’hui, c’est le militantisme propalestinien qui joue ce rôle à gauche, et il le joue avec d’autant plus d’amplitude que le syndicalisme étudiant a entièrement basculé dans « l’antisionisme ». La grille de lecture terriblement manichéenne, et en grande partie anachronique de Bourdieu, reprise par Baurérot, qui oppose de toute éternité le dominant et le dominé, par sa simplicité, est le modèle cognitif permettant d’expliquer tout ce qui ne va pas dans monde.

Pour revenir au conflit actuel, Israël est, de fait, militairement plus fort que le Hamas. On aura donc tendance à soutenir le Hamas, quelle que soit sa nature, ses objectifs ou son inhumanité - à laquelle on trouvera diverses justifications, telles que la « colonisation » ou des éléments de langage historiques choisis, qui ignorent le plan de partage de 1947, les guerres israélo-arabes, ou le plan de paix proposé par Barak en 2000. Or, en élargissant un peu la focale, on voit bien que ce modèle est inopérant : si l’on observe la « big picture », il n’est pas si compliqué de constater que le minuscule état israélien est pris dans la nasse de 23 pays arabes, pour certains gigantesques, pour d’autres surpeuplés (je ne parle même pas du monde musulman), dont les populations, et certains de leurs dirigeants, conspirent ou rêvent à son anéantissement. Ou se situe, alors, le couple « dominant vs dominé » ? Les jeunes ne sont plus sommés de comprendre et de penser l’histoire, juste de choisir un camp.

À qui la faute ? Peut-on l'imputer à l'Éducation nationale ? Aux réseaux sociaux ? Aux discours politiques ? Ou à l'idéologie wokiste ?

Luc Rouban : L’idéologie wokiste ne concerne vraiment que les milieux universitaires et n’a guère d’influence sur l’ensemble des électeurs. L’école, oui, est un échec gravissime comme le gouvernement vient de le découvrir (!) lorsqu’il s’aperçoit que la moitié des écoliers ne savent pas combien il y a de quarts dans trois quarts. L’échec scolaire et l’ignorance sont au cœur du rejet de la vie démocratique et favorisent la radicalisation qui se nourrit d’eux. Mais, au fond, on voit bien que le 7 octobre a sonné l’heure d’une prise de conscience. On vit un moment historique car la responsabilité du personnel politique apparaît désormais écrasante. Bien que des monceaux d’études alertaient sur la radicalisation, le rejet des institutions, l’échec scolaire, l’enfermement dans des identités d’origine, presque personne ni à droite ni à gauche n’a pris la mesure de ces phénomènes. Avec les collègues nous avons souvent constaté que les dirigeants n’avaient strictement rien à faire de nos travaux alors même qu’ils nous poursuivaient avec insistance pour qu’on vienne leur parler, nous écoutaient poliment, sans doute pour se construire un alibi intellectuel, et finalement n’en tenaient jamais compte. Nos dirigeants ne sont plus à la hauteur du pays depuis des années. L’État est faible, les hauts fonctionnaires et les chercheurs discrédités, la parole de n’importe quelle boîte de consultants aux capitaux américains, que l’on paie avec l’argent des contribuables pour servir ce que l’on veut entendre, est désormais décisive.

Michaël Prazan : Tout cela y participe. Pascal serait effaré par notre époque ! Lui qui préconisait le retrait du monde afin de pouvoir le penser, le « cachot » plutôt que le « divertissement »... Les jeunes sont en permanence soumis aux addictions du divertissement et à l’hystérie des réseaux sociaux, aux injonctions contradictoires, à l’exposition à la violence sous toutes ses formes. Notre époque rend fou, et je compatie sincèrement avec cette jeunesse qui se noie dans ce maelstrom d’images, de fake news, de prédations exercées par des prêcheurs en tout genre, qui se font les promoteurs de l’abrutissement, de la frivolité, de la vulgarité, et de la haine - un mot que je n’aime pas, mais qui est quand même sacrément en lien avec l’époque ! J’ai grandi dans un monde sans téléphone portable, sans Internet, où les images étaient rares, où tout était plus calme, plus lent, plus favorable à la lecture et à la réflexion. Moi qui, par une sorte de réflexe d’autodéfense, ne suis ni sur Twitter, ni sur Instagram ou TikTok, je passe nécessairement auprès de notre jeunesse, que je trouve souvent bien arrogante, qui pense tout savoir sans avoir rien appris, pour un vieux con !

Quant à la démocratie, à ce qui la fonde, j’aimerais dire deux mots sur « la question juive ». Je pense que pour les plus jeunes, au regard de la manifestation de dimanche dernier, le rapport entre « République » et « antisémitisme » est incompréhensible. Ils ne font pas le lien. Je l’ai pressenti il y a déjà longtemps, quand je travaillais sur la Shoah et que j’interviewais, partout dans le monde, des rescapés, qui avaient tous en commun cet universalisme, cet humanisme que je trouvais si émouvant, comme si le fait d’être rescapé leur avait accordé un surcroit d’humanité. Leur présence en ce monde était un garde-fou contre la résurgence de l’antisémitisme et un rempart contre la barbarie. J’ai appréhendé avec une vraie angoisse leur disparition, pensant qu’alors, un certain nombre de digues sauteraient. Et je crois vraiment que cela n’a pas manqué. Ces gens ont aujourd’hui disparu, de même que la mémoire et le témoignage qu’ils portaient en eux. Les nouvelles générations ne connaissent pas la Shoah, elles ne savent pas à quel point cet événement a été déterminant dans la construction des démocraties d’après-guerre, et l’établissement d’une paix durable en Europe. En revanche, on les a bassinées avec un « devoir de mémoire » qui, non seulement ne constitue pas une pédagogie, mais qu’ils ont cherché, comme tout devoir imposé, à subvertir, à défier, ou à pervertir. Certains personnages, tels que Dieudonné, Soral, Ramadan, et aujourd’hui Mélenchon, les y ont grandement aidés ! De plus, effet induit, le « juif », considéré comme victime, a suscité, non sans paradoxe, envies et jalousies, produisant dans certaines catégories de la population, une détestable concurrence victimaire. L’enfer est, comme chacun le sait, pavé de bonnes intentions. Résultat : le retour de bâton est tel qu’on a les plus grandes difficultés, aujourd’hui, à enseigner cet événement si fondamental en salle de classe. Beaucoup d’enseignants renoncent à ouvrir ce chapitre dans leurs cours d’histoire, par peur ou, plus grave, par conviction. Car l’effondrement du système éducatif fait aussi que, par capillarité, les enseignants ne sont, eux-mêmes, plus au niveau.

J’évoquais plus haut des « prédations » idéologiques. Autre paradoxe : l’Ecole y a sa part de responsabilité. Nos pédagogues n’ont pas manqué, à travers les ouvrages scolaires et des directives académiques de faire du prêchi prêcha idéologique et sociologisant, en diffusant partout, en histoire, en géographie, en géopolitique, la haine du modèle français et de l’Occident en général. Quand, moi-même, enseignant de lettres en banlieue, il y a un près de 20 ans, je surveillais l'épreuve des bacs pro, j'avais été alerté par le sujet proposé en français aux élèves. Un commentaire de texte de la chanson Lili, de Pierre Perret : l'histoire de cette jeune Africaine traitée en esclave et en paria par la France qui l'a accueillie. Proposer un tel texte à des classes très majoritairement composées de « racisés » (entendez de Noirs et d’Arabes), n'est pas anodin. A quelle représentation de la France, les paroles de Pierre Perret invitent-elles ? « Une blanche vaut deux noires »... C'est le même discours, ce même clientélisme intellectuel qui s'y exerce : la France est un pays raciste qui exploite ses immigrés et ses classes laborieuses. Si tel est le cas, autant en finir avec la France et avec les (fausses) valeurs occidentales !

Peut-on encore espérer rallier ces opposants aux valeurs démocratiques et libérales ? Si oui, comment ? 

Luc Rouban : Comme le montrent les enquêtes que j’ai citées, le rejet des valeurs démocratiques et libérales est minoritaire chez les jeunes. Le danger est que cette indifférence sinon cette hostilité fasse le jeu des radicalisés, d’un bord ou de l’autre, qui ont toujours des réponses simples à tout dans un cadre idéologique bien verrouillé. Il faut rappeler que la défense de la République implique un combat de tous les jours, que celle-ci n’est pas acquise dans un contexte mondialisé car le modèle français reste une singularité. Il faut modifier le cadre légal, renforcer les peines pour toutes les attaques contre la République, que ce soit à travers les agressions d’élus, la destruction de biens collectifs, l’antisémitisme, arrêter d’invoquer l’excuse de minorité, faire réellement appliquer les peines, développer une politique d’immigration digne de ce nom à la mesure des capacité réelles d’intégration, ouvrir les perspectives de mobilité sociale en multipliant les voies de la réussite professionnelle, sanctionner réellement les élus qui ne savent pas respecter la Constitution, être intraitable pour toutes les atteintes à l’honnêteté que ce soit sur le plan professionnel ou intellectuel, poursuivre systématiquement toutes les appels à la haine. En bref, montrer qu’il existe encore quelque chose qui s’appelle la France républicaine.

Michaël Prazan : Il est trop tôt pour le dire. Je ne sais pas ce que donnera la jeunesse d’aujourd’hui dans les années à venir. Peut-être que, la maturité venue, elle se rangera du côté des valeurs démocratiques. Rien n’est moins sûr. Qu’un jeune sur deux qui se dit musulman pense que la Charia est supérieure aux lois de la République, que la moitié de la communauté musulmane de France valide les pires préjugés antisémites, que le wokisme se fasse le défenseur du voile islamique et des forces antidémocratiques, en accord avec bien d’autres phénomènes qui traversent la jeunesse, ne me font pas pencher vers un optimisme béat. J’ai tendance à penser qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de ce côté-là, autrement dit de notre capacité à les convaincre, à les ramener dans le giron de nos valeurs, et d’un certain mode de vie laïque et démocratique. La justice est, pour ces jeunes gens, l’ultime recours, l’ultime rappel à l’ordre possible, me semble-t-il. Sauf qu’elle ne joue pas son rôle ni ne fixe clairement les limites. Le fait d’échapper à toute sanction, dès lors qu’on défenestre une rescapée de la Shoah où qu’on traine sur des dizaines de mètres un policier dans le cadre d’un refus d’obtempérer, pose question. Le chantier est gigantesque, si l’on veut vraiment redresser la barre, et si toutefois il n’est pas déjà trop tard. Or, ce chantier est en jachère depuis si longtemps que la terre ne me semble plus bien fertile.

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