Crise agricole, la faute à l’Europe ? Et s’il était temps d’en finir avec les hypocrisies…<!-- --> | Atlantico.fr
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Des agriculteurs devant le Parlement européen à Strasbourg, en 2021.
Des agriculteurs devant le Parlement européen à Strasbourg, en 2021.
©AFP / Frederick FLORIN

À qui la faute ?

Réformer drastiquement l’Europe… mais sans y renoncer : quels chemins possibles ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Sylvain Kahn

Sylvain Kahn

Professeur agrégé à Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. Sylvain Kahn est professeur agrégé au sein du département d’histoire à Sciences Po. Depuis 2001, il enseigne les questions européennes. Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d'histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, il a publié aux PUF Histoire de l’Europe depuis 1945 ; Le pays des Européens avec Jacques Lévy chez Odile Jacob ; Géopolitique de l’union européenne et Dictionnaire critique de l’Union européenne, chez A. Colin ; et Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ? chez Hachette. Il est le responsable et le co-auteur du mooc Géopolitique de l’Europe, diffusé en ligne en français et en anglais sur les plates-formes Coursera et Fun. Chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, ses travaux portent principalement sur deux sujets : la place et le rôle de l’Etat-nation dans la construction européenne ; la caractérisation de la territorialité de l’Union européenne.

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Atlantico : Les agriculteurs sont mobilisés depuis de nombreux mois aux Pays-Bas, en Allemagne, en Belgique et récemment en France contre notamment les normes et les politiques européennes. Concernant les enjeux institutionnels en Europe, pour apporter des solutions à cette crise et pour des réformes dans le domaine de l’agriculture notamment, faut-il plus de retour aux solutions politiques nationales ou au contraire, plus de fédéralisation - à condition qu’elle soit démocratique - ?

Christphe Bouillaud : Dans la mesure où il existe au sein de l’Union européenne telle qu’elle a été conçue depuis les années du « Marché commun » une libre circulation des produits agricoles, des produits qui sont particulièrement substituables entre eux et sont régis par des logiques de prix assez implacables, il est impensable d’en revenir à de pures solutions nationales. Il faut absolument que la régulation de ce marché agricole se situe au niveau européen. L’état actuel de la Politique agricole commune (PAC) correspond au processus décisionnel de l’Union, qui prend déjà en compte un ensemble de contraintes démocratiques très importantes. La PAC ne tombe pas de nulle part, contrairement à ceux qui y voient une pure lubie technocratique, en oubliant d’ailleurs parfois qu’ils l’ont dûment approuvée en son temps. Elle est certes proposée par la Commission européenne, mais elle est approuvée par le Parlement européen, élu directement, et le Conseil de l’Union européenne, représentant les gouvernants des Etats membres à due raison de leur importance économique et politique. Ce n’est donc pas tant de réformes institutionnelles dont il faut se soucier que de la cohérence globale de la stratégie européenne en matière d’agriculture et plus généralement de place de l’Union européenne dans les échanges mondiaux. On ne peut pas à la fois vouloir signer des accords de libre-échange avec des pays producteurs à bas coût de produits agricoles, ceux du Mercosur par exemple, pour étendre les débouchés à l’exportation des industriels européens et du secteur des services, et, dans le même mouvement, demander à l’agriculture européenne de devenir exemplaire en matière environnementale en maitrisant en plus ses coûts pour rester compétitive à la fois à l’exportation et sur son marché intérieur. Il y a des limites à l’exercice du « en même temps ». Ce dernier est censé être assuré par l’application de normes à l’entrée des produits agricoles sur le marché européen, mais il reste qu’il sera toujours moins coûteux d’élever des bovins destinés à la boucherie en Patagonie que dans le Charolais.

Guillaume Klossa : C’est la France et le général de Gaulle qui ont fait de l'agriculture une politique commune, la PAC (la politique agricole commune). Il s’agissait même de la condition pour que la France du général de Gaulle soutienne le marché commun. Cette politique agricole commune a été à la fois un moyen fondamental de modernisation de l'agriculture, dont les pratiques avaient très peu bougé, et de développement d'un marché agricole commun qui a permis pendant longtemps de contribuer à nourrir massivement les Européens. La PAC a donc été et reste un énorme succès. Mais comme tout succès, il y a eu un certain nombre d'effets négatifs, notamment des crises de surproduction et une sorte de fonctionnarisation des agriculteurs européens. La PAC a dans la durée permis de sécuriser les approvisionnements alimentaires, stabiliser des marchés hautement sensibles aux variations climatiques et de prix, garantir des prix accessibles au consommateur. Elle a contribué à la santé des citoyens. Ses bénéfices ont donc été globalement majeurs pour les Européens et ont largement contribué à l’augmentation de la qualité de la vie et de l’espérance de vie de chacun d’entre nous. Elle représente d’ailleurs aujourd’hui encore un tiers du budget européen. 

Avec la transformation de la société, via l'urbanisation qui a été extrêmement rapide pendant la deuxième partie du XXᵉ siècle, les médias de masse, le développement de la grande consommation, le monde agricole, tant en nombre, en imaginaire qu'en valeur économique, a perdu très rapidement du poids au sein de toutes les sociétés occidentales pour devenir extrêmement minoritaire, alors que son rôle social est resté fondamental à la fois pour nourrir les Européens en quantité et qualité mais aussi pour maintenir la qualité des paysages, la culture européenne et le lien avec l'histoire longue du continent et aujourd’hui la transition écologique. 

Le métier s’est transformé en profondeur, avec des tailles d’exploitation qui se sont accrues, une charge administrative qui a cru avec une montée des subventions et des injonctions contradictoires dans la durée tant sur les types de culture à favoriser, les manières de cultiver, la quantité et la qualité, les produits, technologies et matériels à utiliser, l’ampleur des investissements à mener… Le métier d’agriculteur est un métier de fierté, la multiplication des contraintes notamment normatives pour des revenus trop peu élevés a contribué à un épuisement de beaucoup d’agriculteurs. La PAC a tenté d’accompagner tant bien que mal ces évolutions, mais récemment la guerre en Ukraine avec l’augmentation du prix de l’énergie, la concurrence soudaine de l’agriculture ukrainienne et l’ouverture potentielle à terme du marché européen aux pays du MERCOSUR qui ne respectent pas les normes sanitaires européennes, la conscience d’un nouvel effort considérable pour mener à bien la transition écologique, ont augmenté le niveau d’anxiété. La revendication n’est pas tant la remise en question de normes que la qualité et l’amplitude de l’accompagnement pour répondre aux contraintes et missions toujours amples que doivent relever les agricultures pour une valorisation sociale insuffisante.

Il y a donc une réflexion de fond qui ne peut être menée dans la précipitation. Les élections européennes sont un bon moment pour initier ce débat mais trop court pour mener une réflexion prospective qui doit se faire en associer les agriculteurs. En revanche, c’est bon moment pour acter un changement de cap, d’orientation pour les politiques agricoles et alimentaires.

Sylvain Kahn : La question que vous posez est cruciale. Un choix doit être fait. La mobilisation des agriculteurs montre qu’ils sont pris entre deux feux. La politique agricole commune se fait à l'échelle européenne depuis 1962 par la Commission, le Parlement et les Etats membres ensemble. Cette politique agricole européenne, la PAC, est très robuste. Elle a été mise en place pour assurer l'autosuffisance alimentaire des Européens. Cela a tellement bien marché que l’Europe est devenu une puissance agricole exportatrice mondiale.  Ils défendent au 21e siècle une politique de verdissement de l'agriculture. Mais à l’échelle nationale, les gouvernements prennenet des décsions dans d’autres domaines - celui par exemple de l’énergie ou de la fiscalité - qui peuvent mettre les agriculteurs dans une injonction paradoxale. Elle finance une grande partie du revenus des agriculteurs dans leur ensemble, avec toutefois une grande hétérogénéité. En France, un agriculteur sur cinq vit en dessous du smic. 

La PAC pendant près de 40 ans a mis l’accent sur l’agriculture intensive soutenue par l’utilisation sans nuances de la chimie pour produire de grandes quantités et promouvoir - remettons nous dans le contexte des années 1960 - une variété alimentaire alors nouvelle.

Le verdissement de la PAC se traduit par exemple par le fait d’inciter les agriculteurs à adopter une plus grande variété des cultures. Mais en France, les gouvernements se reposent sur les agriculteurs atteindre l’objectif du verdissement de la production agricole. Ils ne les accompagnent pas sérieusement. Il serait logique que les agriculteurs soient accompagnés pour la transition écologique, pour la filière bio ou pour trouver des alternatives au glyphosate. Cette situation paradoxale s’explique pour partie par la résistance des grands syndicats agricoles et de la corportations agricole (syndicat + filière + chambres d’agriculture) qui résiste à ce changement.  Dans le cadre de la construction européenne, la France a ainsi utilisé son agriculture comme pilier de son commerce extérieur. Toutefois, cette stratégie politique est en tension avec l’autre objectif spécifiquement français visé à travers la PAC : la conservation d’un monde agricole classique de petites exploitations familiales d’agriculteurs propriétaires. Objectivement, aujourd’hui, cette particularité ne peut demeurer que l’agriculture française (et européenne) se spécialise dans les produits réputés pour leur qualités gustatives et sanitaires. L’agriculture européenne doit se répartir entre une agriculture de production de masse qui vise l’exportation en grandes quantités de denrées, c’est-à-dire, de matières premières agricoles brutes ou relativement peu transformées, sur un marché mondial très concurrentiel ; et une marqueterie de denrées et de produits transformés de niche fabriqués en relativement petites quantités pour des marchés spécifiques, plutôt de proximité, mais pas seulement. Dans cette configuration, à l’échelle mondiale qui est celle du marché agricole, même les exploitations céréalicoles beauceronne de 200 hectares sont “petites” et tireront leur épingle du jeu en jouant sur la qualité et la diversification des produits - les céréales bio et les lentilles bio sont aujourd’hui demandés par les familles pour les cantines des écoles de leurs enfants - pour imager, les parents ne veulent pas exposer leurs au risque de cancers induits par les intrants et les pesticides comme ils le sont eux même ; ça, c’est de la proximité. Demain (dans 10 à 30 ans), cette demande sera mondiale. Autre image : aujourd’hui les consommateurs de Chine se sont mis au vin et en important dans de très grandes quantités ; demain les consommateurs chinois vont de plus en plus se tourner vers du vin de qualité, en biodynamie et sans sulfite. L’aspiration à manger sainement est universelle dès lors qu’on peut manger à sa faim.

N’y a-t-il pas eu beaucoup d’hypocrisie des gouvernements en Europe qui ont souvent eu tendance à imputer à l’Europe des décisions impopulaires alors qu’ils les partagent pleinement et même les impulsent ?

Christophe Bouillaud : Bien sûr, c’est un grand classique, remarqué depuis longtemps, cela tient au fait que les votes au Parlement européen ou les décisions prises au Conseil de l’Union européenne ne sont pas assez médiatisés au niveau national pour le grand public.  C’est du coup très facile de venir raconter ensuite devant les médias nationaux que la politique agricole commune est une honte absolue, qu’elle ruine les agriculteurs, que les normes européennes sont une monstruosité bureaucratique, quand par ailleurs on a tout approuvé lors du processus bruxellois de décision. Les Républicains, membres du Parti populaire européen (PPE), le pilier de toutes les majorités au Parlement depuis des décennies avec le Parti socialiste européen, seraient ainsi bien avisés de ne pas trop insister dans ce registre. De même, pour le gouvernement français actuel, et, Renaissance, le parti de la majorité présidentielle le mieux représenté au Parlement européen élu en 2019.

Mais là encore, je le redis : c’est surtout parce qu’on manque d’une vraie grande stratégie multisectorielle intégrée pour l’Union européenne. Si l’on pense comme les plus libéraux que l’Europe n’a pas vocation à avoir une agriculture sur son sol, sauf quelques secteurs spécifiques (vins et spiritueux par exemple), il faut signer tous les traités de libre-échange avec qui on voudra pour permettre aux Européens de se nourrir au plus bas coût possible, et il faut préparer tous les agriculteurs devenus inutiles à se reconvertir. Si l’on pense au contraire, qu’il faut dans l’Union une agriculture écologiquement responsable, il faut être prêt en payer le juste prix aux agriculteurs européens, et tout orienter en ce sens. A force de compromis, toute stratégie s’évanouit dans le maquis de la norme.

Sylvain Kahn : Les gouvernements nationaux font donc des choix pertinents en maintenant la PAC et en la verdissant quand ils prennent des décisions européennes. Ils devraient mettre leurs décisions nationales en cohérence avec leur décisions européennes. Par exemple, concernant les consommateurs, pour soutenir la filière bio, des chèques alimentaires avaient été envisagés à destination des ménages les moins favorisés pour leur permettre d’acheter des produits issus de l’agriculture biologique.  Mais ce projet n’a pas été concrétisé…Bien entendu, si les producteurs se rendent compte qu'ils ont du mal à écouler leurs produits bio alors que cela leur coûte plus cher de produire en bio, ils vont y renoncer.

Autre cas pratique : Dans la loi EGALIM, il y a l'obligation pour les cantines, pour la restauration collective, de passer à 50 % des menus en bio. Cet objectif est inscrit dans la loi. La restauration collective doit s'y conformer. Pourquoi, dans les faits, il n'y a pas d'accompagnement. Les familles, les acteurs locaux et les producteurs doivent se débrouiller sans soutien pour effectuer cette transition qui fait pourtant l’objet d’une demande citoyenne et d’une adhésion de bon sens.

Encore un exemple d’incohérence : Le mouvement de colère des agriculteurs aux Pays-Bas, en Allemagne et en France revendique le maintien de l’exemption de taxes sur le gazole non routier, utilisé pour leurs machines agricoles. C’est logique. L’effort fourni par les agriculteurs à la transition énergétique est pour l’instant focalisé sur la transition vers une agriculture avec le moins d’intrants possible, c’est-à-dire avec le moins de chimie possible, c’est-à-dire avec le moins de pétrole possible. On peut peut-être attendre un peu avant d’inciter les agriculteurs à faire rouler leurs tracteurs et leurs moissonneuses avec des batteries électriques - qui soit dit en passant ne sont pas faciles à trouver sur le marché du machinisme agricole, mais Stelantis et Renault s’y intéressent-t-ils ? Le gouvernement français permet d’acheter sa voiture électrique en leasing à 100 euros par mois et, dans le même temps, il multiplie par deux le coût de l’énergie des machines agricoles, c’est absurde !

Puisque la Fnsea et Bercy plaident avec succès pour ce type d’inconséquence, alors en effet,oui,  il serait logique de confier à l'Union européenne plus de leviers, y compris le soutien aux consommateurs, pour contraindre les gouvernements nationaux à avoir des plans nationaux d'accompagnement du verdissement de l'agriculture qu’ils décident ensemble à Bruxelles.

Cela éviterait aux agriculteurs de se retrouver pris en étau entre des injonctions paradoxales.

Au regard des problèmes soulevés par les agriculteurs, les gouvernements de chaque pays européen devraient accompagner et aider le monde agricole de manière encore plus ciblée dans leurs objectifs de verdissement. Alors que l'Europe encourage les agriculteurs à produire bio, il faudrait que les gouvernements nationaux encouragent les consommateurs à consommer bio.

Guillaume Klossa : Ce constat d’hypocrisie et de défaussement des Etats et surtout de certains partis d’extrême droite sur l’Union européenne est véridique dans beaucoup de domaines mais ne concerne pas ou très peu le gouvernement français sur le sujet agricole. Il faut reconnaître que le gouvernement français a presque toujours poussé les intérêts des agriculteurs et veillé à sauvegarder la PAC que beaucoup d’Etats membres souhaitaient réduire ou supprimer. Et force est de reconnaître que les derniers ministres de l’agriculture français, Michel Barnier, Bruno Lemaire, …Julien Denormandie ou encore Marc Fesnault ont tous fait pour préservé les intérêts des agriculteurs français. Ne leur faisons pas de faux procès. Le gouvernement français est traditionnellement considéré comme le meilleur lobbyiste des agriculteurs français et européens.

La question centrale concerne les priorités politiques à fixer. Le paradoxe est que les citoyens européens comme français soutiennent les agriculteurs. Mais en même temps, quand il s'agit de faire des choix politiques, ils sont très souvent prêts à faire des choix politiques qui sont défavorables aux agriculteurs. Le sujet n'est pas dans uniquement dans le camp des dirigeants politiques. Il est aussi dans le camp des citoyens.

Les agriculteurs savent qu'ils ont besoin de l'Europe. Il est important de comprendre la fatigue et l’exaspération des agriculteurs et construire une perspective de long terme. Malheureusement, ils ne sont entendus que lorsqu’ils sont au bord de l’épuisement.

Quels sont les chemins possibles pour réformer drastiquement l’Europe… mais sans renoncer au projet européen ?

Christophe Bouillaud : Sur un plan très général, les traités établissant l’Union européenne prévoient tout un processus pour leur révision. C’est long et compliqué, mais c’est faisable comme le montrent les révisions précédentes des traités. Il faut cependant un consensus entre les Etats membres les plus importants sur la direction à prendre, il faut surtout des forces politiques à la manœuvre. Pour l’instant, même si un groupe d’experts franco-allemands a rendu à l’automne 2023 son Rapport du groupe indépendant d’experts franco-allemands sur les réformes de l’Union européenne (UE), il est difficile de dire s’il existe un véritable appétit de la part des actuels dirigeants des 27 pour une nouvelle réforme institutionnelle de grande ampleur, après l’échec de celle du Traité constitutionnel européen de 2005 et sa transformation en Traité de Lisbonne en 2007. Il faut d’ailleurs noter que le groupe d’experts franco-allemands préconise plutôt des adaptations à la marge du schéma général existant déjà (différentiation en plusieurs niveaux d’intégration en particulier) pour en accroitre l’efficacité décisionnelle et pour une meilleure prise en compte des volontés des citoyens concernés par les politiques publiques, plutôt qu’une remise en cause globale de ce qui existe déjà.

Par ailleurs, d’une certaine façon, les événements historiques des années à venir vont obliger les dirigeants européens à choisir là où ils veulent amener l’Europe. De fait, depuis février 2022, grâce à l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine, toute une série de pays européens ont décidé de se joindre plus clairement à la politique de sécurité collective du continent : la Finlande et la Suède ont  choisi de rejoindre l’OTAN, qui reste le pilier central de la sécurité européenne. La probable réélection de Donald Trump aux Etats-Unis  en novembre de cette année risque bien de mettre tous les pays européens devant un choix existentiel : l’Union européenne n’est-elle finalement qu’un « grand marché » ou est-elle une « puissance » avec des valeurs qui sont les siennes, en premier lieu la souveraineté de ses membres ? Que fait-on si les pays membres de l’OTAN ne peuvent plus compter sur le « parapluie américain » ? On se couche devant la Fédération de Russie ou on se défend collectivement ? Ce choix n’est pas une question d’institutions, mais de choix des dirigeants nationaux et des peuples qui les auront élus.

En fait, sur tous les plans, c’est moins des institutions qu’il faut réformer qu’une vision plus claire de ce que les pays européens veulent faire ensemble dans le monde compliqué du XXIème siècle. S’agit-il seulement de gérer le déclin économique et démographique du « Vieux continent » pour le plus grand plaisir de ses habitants les plus aisés ? S’agit-il d’offrir au monde entier un exemple de société démocratique, apaisée, sociale et écologique ? S’agit-il de regagner de la centralité dans l’économie mondiale ? S’agit-il de bâtir une « Europe forteresse » se désintéressant des catastrophes frappant le reste du monde ? Actuellement, on mélange un peu tout cela. A la fin, il faudra bien choisir une dominante.

Sylvain Kahn : Concernant la PAC, il n’y a pas besoin de réformes drastiques. Il s'agit plutôt de creuser le sillon de la politique qui a déjà été menée. La PAC est très structurante et structurée. Il faudrait donc élargir le périmètre de la PAC pour permettre de soutenir la consommation de bio et pas seulement la production.

A l’échelle de l’'Europe, il n’y a qu’ une contradiction. Dans le cadre de ces accords de commerce avec le reste du monde, l'Union européenne autorise l'importation de produits agricoles qui sont produits avec des exigences environnementales ou sanitaires moins élevées. Cela introduit une forme de concurrence déloyale, par exemple sur les poulets qui sont moins chers.

S’agissant des agriculteurs européens qui essayent de se conformer au verdissement de la PAC en cultivant des produits plus sains, plus qualitatifs, il serait judicieux de ne pas mettre leurs en concurrence avec des produits importés qui eux peuvent être moins chers et moins qualitatifs. Soit en aidant les consommateurs à choisir la qualité, soit en mettant des obstacles à l’importation des produits moins qualitatifs et meilleur marché.

Il s’agirait de le faire avec détermination mais aussi avec prudence et en étant conséquent : si l’UE revenait à davantage d’obstacles aux importations agricoles, ses exportations dont on a rappelé qu’elles étaient très importantes seraient elles mêmes en butte à un relèvement des barrières. Mais les pays en réalité ne souhaitent pas mettre leur dispositif de politique nationale en cohérence avec la politique de verdissement qui est nécessaire, qui est juste et qui est élaborée collectivement à Bruxelles.

Malgré la crise actuelle, il ne faut pas renoncer au verdissement de l’agriculture. Ce qui fera la force de l'Europe, des agriculteurs et des producteurs européens dans le monde est qu’ils puissent continuer à être à l'avant garde d'une production agricole et alimentaire qui va dans le sens de la transition énergétique, de la lutte pour la biodiversité et dans le sens de la lutte pour la santé du consommateur.

Espérons que les gouvernements ne répondent pas à la crise avec démagogie et court-termisme. Le cap fixé depuis 20 ans est ambitieux et nécessaire, notamment pour faire passer les filières agricoles au bio et associer l’agriculture au maintien de la biodiversité. Il s’agit de le maintenir : il en va de l’indépendance alimentaire, de la santé des populations, et d’une relation harmonieuse entre l’humanité et la nature. Il s'agit donc pour les gouvernements nationaux de soutenir et d’accompagner la politique qu’ils ont décidé à l’échelle européenne, en soutenant les agriculteurs sans céder au corporatisme. On attend des gouvernements et des majorités parlementaires qu’ils visent l’intérêt général et non des mesures catégorielles ou des mesures d’économie inconséquentes. 

En France, du temps de Stéphane Le Foll, un certain nombre d'agriculteurs ont dû renoncer au bio ou arrêter leur activité parce que l'administration française retenait abusivement les subventions qui leur revenaient au titre de la PAC qui finance la conversion à l’agriculture biologique. Or, au lieu d’être versés directement par la Commission aux bénéficiaires, ces financements transitent par les Etats ou les Régions. 

La FNSEA a résisté le plus longtemps possible, y compris en cherchant à lui substituer le concept d’agriculture raisonnée. Les chambres d'agriculture, censées favoriser la diffusion des nouvelles techniques et le transfert technologique, portent une lourde responsabilité dans cette tentative de sabotage, dans cette résistance au changement pourtant portée par toute la société européenne. L’Europe avait le pari de soutenir la transition vers l’indépendance voire la souveraineté alimentaire, elle le retente, avec succès, mais les corporatismes en France, par résistance au changement, le freine, et rende l’ Europe responsable des conséquences du refus d'opérer cette transition. Au contraire, la PAC du 21ème siècle est le laboratoire de la démocratisation d’une agriculture de qualité, qui met au centre des politiques publiques la santé du consommateur et de l’environnement. 

L'Europe est une puissance agricole, même s'il y a des trous dans la raquette. Il faut garder le cap. Il va falloir s’adapter au mouvement mondial pour la production d’une alimentation qui soit respectueuse de la santé du consommateur. Les Européens sont en avance dans ce domaine.

Il faut creuser le sillon et faire en sorte que les agriculteurs soient accompagnés dans ce tournant qu’ils sont en train de prendre dans le cadre de la politique agricole commune. Les Etats européens doivent donc accompagner et soutenir la politique de verdissement de la politique agricole commune et les efforts que font les agriculteurs dans le cadre de cette politique européenne.

Guillaume Klossa : Ne sous-estimer pas notre rôle de citoyens : d’un côté, nous voulons une agriculture de qualité, de l’autre, trop souvent nous privilégions les produits bon marché, transformés et de grande consommation. La responsabilité première réside chez les citoyens. Deuxièmement, ne stigmatisons pas l’Union européenne, l’agriculture y est globalement de meilleure qualité qu’ailleurs et cela devrait être une source de fierté. Les agriculteurs de tous les pays occidentaux sont en crise, Suisse compris. D’ailleurs Neumatt, une très bonne série helvète, montre l’universalité de cette crise, avec le suicide d’un chef de famille agricole, les injonctions multiples et contradictoires pesant sur les agriculteurs suisses, les paradoxes des consommateurs, le rôle de la grande distribution, le poids des importations, … La Suisse n’est pas dans l’Union européenne, elle n’a pas de PAC. Du point de vue des extrêmes droites comme des extrêmes gauches, elle est souveraine. Pourtant dans la pratique,  la Suisse fait face exactement aux mêmes problèmes que les pays de l’Union européenne… et je pourrais citer d’autres pays avancés non européens qui sont dans la même situation, cela doit nous interroger. Ne nous trompons pas de problème, incontestablement l’Union européenne a un rôle, elle peut contribuer à simplifier la vie des agriculteurs, mieux soutenir, mais ce n’est pas le problème. L’Union a une responsabilité comme instance politique collective, elle doit l’assumer mais elle n’est pas pour autant remise en question.  

Aux niveaux tant national qu’européen, il faut que les dirigeants, les acteurs des mondes agricole et alimentaire, les citoyens, se mettent autour de la table afin de déterminer une perspective partagée à l'horizon 2050. Cette réflexion prospective de long terme est indispensable pour le mondes agricole et agro-alimentaire. Elle doit être menée avec toutes les parties prenantes en plaçant les agriculteurs et les citoyens au cœur de cette réflexion, avec la volonté de développer une agriculture qui soit à la fois durable dans l'intérêt des citoyens et soutenable économiquement et valorisante socialement pour les agriculteurs dans un monde en transformation radicale tant socialement que climatiquement et technologiquement. La question agricole est par définition une question complexe avec des réponses complexes, il ne faut pas avoir peur de cette complexité. Dans cette époque de transition verte, c’est tout un système de la production, en passant par la distribution et la consommation qu’il faut repenser en tirant parti également des nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle qui peut contribuer à faciliter grandement le quotidien des agriculteurs.

Évitons toute simplification, le malaise agricole dépasse les frontières et transparaît dans de nombreux pays à travers le monde. Ce phénomène est perçu de manière amplifiée à l'échelle européenne car il existe de plus en plus un espace public européen. Les citoyens européens sont donc de plus en plus sensibles à ce qui se passe au sein des différents Etats membres et c’est une bonne chose, on ne peut que s’en satisfaire. L’Union européenne permet de poser ce débat, qui est ignoré dans trop d’Etats dans le monde.

Au regard du triangle d’incompatibilité de Dani Rodrick, il est difficile d’avoir à la fois la démocratie, la souveraineté nationale et une zone d’intégration économique et politique. Soit on a la démocratie et la souveraineté nationale et on renonce à cette intégration. Soit on a cette intégration et il faut sacrifier la souveraineté nationale faute de quoi on sacrifie la démocratie… En Europe, le problème n’est-il pas que l’on a eu tendance à sacrifier la démocratie et la souveraineté nationale dans le même mouvement ?

Christophe Bouillaud : C’est sûr que l’Union européenne parait peu démocratique, au sens de peu contrôlée par les volontés populaires. Or, en regardant les institutions, ce n’est pas si évident que cela. Tous les décideurs au niveau européen sont élus ou sont nommés à leur poste par des élus. En réalité, ce que les dirigeants nationaux n’ont jamais voulu ou su développer sérieusement, c’est un espace public européen de discussion. Les vies politiques restent désespérément nationales. L’ « Eurosphère » reste réservée à un public restreint de spécialistes. A chaque élection européenne que j’ai pu connaître depuis que je m’intéresse à la politique, je m’en rends bien compte, il faut tout réexpliquer aux gens ordinaires, c’est un peu lassant. Cela ne serait pas le cas si le suivi détaillé de l’actualité bruxelloise avait été obligatoirement intégré à toute attribution d’un droit d’user des ondes hertziennes pour diffuser de la radio ou de la télévision dans les pays membres. On parlerait ainsi moins aux heures de grande écoute des bisbilles de la famille d’Alain Delon, et plus des décisions bruxelloises.

La distance entre les instances de décisions européennes et les citoyens a permis de facto que s’installe un esprit très techno, plaidant pour faire le bien des citoyens européens malgré eux et à leur insu. Les anti-européens ou euro critiques n’ont par ailleurs pas été à la hauteur et ont eu tendance à désinvestir le champ européen en laissant du coup toute la place aux euro-technos. Cette réalité a-t-elle été néfaste pour l’Europe et a-t-elle conduit à la multiplication des normes au détriment des agriculteurs dans la crise actuelle ?

Christophe Bouillaud : Il faut nuancer. Comme la recherche en la matière le montre, tous les anti-européens ou euro-critiques n’ont pas déserté les discussions bruxelloises, bien au contraire, ils sont de plus en plus actifs. En réalité, c’est surtout pour les années récentes le Rassemblement national et ses autres alliés du groupe ID (Identité et Démocratie) qui se sont mis eux-mêmes en marge des discussions au sein du Parlement européen. C’est beaucoup moins vrai pour les partis membres du groupe ECR (Conservateurs européens), des Verts et de la Gauche européenne. Ces trois groupes ont cherché à avoir un rôle d’opposants constructifs, même s’ils n’ont pas bien sûr eu souvent gain de cause. De même, au niveau des gouvernements, on ne peut pas dire que le gouvernement hongrois ou l’ancien gouvernement polonais aient été inattentifs aux affaires européennes, bien au contraire.

Quant à la multiplication des normes, ce n’est pas seulement un esprit bureaucratique détaché du terrain. C’est un effet des multiples contraintes et objectifs que l’on se donne. On veut concilier les conditions géographiques et économiques de 27 pays différents, on ne veut fâcher aucun grand lobby en place et dans le cas de la PAC, ils sont pléthores, y compris bien en dehors de l’agriculture proprement dite (industrie chimique et industries agroalimentaires en particulier), on doit avoir une majorité au Parlement européen et au Conseil, on veut à la fois jouer dans la cour des grands du commerce international et protéger les terroirs, on veut à la fois être peu cher et très responsable écologiquement, etc. La norme, c’est le résultat de cette multiplication de conflits ouverts ou sous-jacents, d’attentes et intérêts contradictoires. Je comprends qu’à la fin, cela puisse être insupportable pour certains agriculteurs. Ils voient bien qu’on les fait vivre parfois en plein oxymore.

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