Chroniques tadjikes : la guerre des chachliks<!-- --> | Atlantico.fr
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Des Tadjiks participent aux célébrations du Norouz à Douchanbé, le 21 mars 2023. Nowruz, "la nouvelle année" en farsi, est une fête ancienne qui marque le premier jour du printemps en Asie centrale. (Photo de Nozim KALANDAROV / AFP)
Des Tadjiks participent aux célébrations du Norouz à Douchanbé, le 21 mars 2023. Nowruz, "la nouvelle année" en farsi, est une fête ancienne qui marque le premier jour du printemps en Asie centrale. (Photo de Nozim KALANDAROV / AFP)
©Photo de Nozim KALANDAROV / AFP

Aventure culinaire

Connaissez vous les chachliks ? Il s'agit d'une spécialité culinaire que l'on retrouve notamment en Asie centrale. Il est généralement composé de viande marinée et grillée...

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski est Diplomate européen, auteur de « Paradoxes des populismes européens » et du « Traité du Toasteur ».
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La guerre des chachliks.

En Asie centrale, il y a à peu près autant de variétés de chachliks que nous avons de fromages en France. L’Asie centrale est donc ingouvernable. Même les Russes passent le flambeau, ou plutôt le grill, aux Chinois qui préfèrent de loin la broche de porc. Les différences de chachliks entre les cinq pays d’Asie centrale sont bien moindres que les différences régionales au sein de chaque nation. Au Tadjikistan, Staline, qui voulait lutter contre le pantouranisme turcophone d’Enver Pacha, a favorisé l’accession de chachliks artificiels pour mieux contrôler la région. Diviser pour régner. Les chachliks du Pamir n’ont donc rien à voir avec les chachliks de Bactriane, et encore moins de Sogdiane ou de Dushanbe, d’ailleurs anciennement Stalinabad (Stalinobod: vous aviez encore oublié la chasse aux À des Tadjiks).

L’aire chachliquienne dépasse l’Asie centrale. Elle concerne toute l’ex URSS, le Caucase, l’Asie Centrale, une grande partie des Balkans et du Moyen Orient. Le mot est supposé russe. Mais il est d’origine tatare de Crimée et désigne les brochettes elle-même. Nos amis tadjiks, persanophones, ne peuvent se résigner à cette étymologie et expliquent qu’il vient de « chach » qui veut dire six et qu’il y a réglementairement six morceaux de viande par brochette. 

« Quand tu commenceras à discuter des avantages comparatifs des chachliks, tu seras pleinement  intégré », m’avait prévenu un ami tadjik. C’est ce que je fais maintenant, revêtu de ma robe Atlas avec un poignard sculpté sur le côté, et un Toki  noir et blanc sur la tête. Le chachlik comme élément de vie et de communication prend la place du vin dans toute l’Asie centrale.

Dès le début de saison, qui correspond à l’arrivée du printemps, Dushanbe dégage un arôme spécifique, une odeur de grill inonde tous les quartiers. Nous gagnons au change. Ces effluves remplacent peu à peu l’odeur pestilentielle de la centrale au charbon installée au centre-ville. Un l’étranger, arrivant alors dans son vol Turkish de 3h du matin  a l’impression d’atterrir dans un barbecue géant.

Il y a trois catégories majeures de chachliks: le mouton, le bœuf, le poulet. Le mouton est parfois  un vieux bouc faisandé, le bœuf une vache centenaire, devenu inféconde. Le poulet recouvre une gamme allant de la caille au vautour des montagnes de Fan. On dit que le poulet aurait été apporté par la communauté juive de Khodjent. Des zoroastriens, précurseurs des chrétiens, et adorateurs du feu de braise s’essaient à des chachliks de poisson. Le cheval est strictement réservé aux Kazakhs. Des mélanges entre les trois catégories majeures sont possibles et les boulettes permettent de vastes variations souvent appelées en russe « sviejniï; fraîches».

Les variations locales, auxquelles s’ajoutent des déclinaisons infinies sur les assaisonnements, herbes, épices et degré de gras, sont à l’origine de guerres mémorables pour désigner les meilleurs chachliks. Les plus grands poètes persans s’en sont fait l’écho dans des épopées comme le « Shashliknâhmé ».  Ces joutes oratoires sont pacifiquement réglées à la fin des festins par des duels réglementés à la broche aiguisée. Les d’Artagnan d’Istarafchan sont restés célèbres dans cet art guerrier qui peut aussi impliquer les cannes en noyer d’Isfara. Vodka aidant, les victimes sont souvent des belle-mères s’interposant outrageusement. C’est à ce sujet qu’Omar Khayyam (Khayyom) a pu écrire après un duel historique de chachliks arrosés ces vers immortels:

« Écarte les soins sombres, frère acariâtre !

Vénère la douce fille de la vigne, pas la marâtre.

La jeune fille est interdite, il est vrai,

Mais elle est plus jolie que sa mère, qui effraie. »

Le plus souvent, le chachlik s’accompagne cependant de boissons non éthérées et en théières. De nouveaux duels sont néanmoins possibles entre les partisans du thé vert ( appelé « bleu », « kaboud » en tadjik, pour tromper les Russes) et ceux du thé noir. Ces derniers sont souvent Russes. Il est regrettable que ce sujet n’ait pas encore fait l’objet de recherches sérieuses de nos plus grand.e.s chercheur.e.s.e.s, chasseresses en étude post coloniales non genrées. Car, dernier point, qui a son importance, le chachlik exprime aussi une virilité dépassée dans des civilisations avancées comme les nôtres. Qui, tôt ou tard, imposeront leur normes et théories considérées comme universelles.

Allongé sous mon cerisier de Douchanbé, rassasié de boucs embrochés, j’imagine parfois dans mes rêves les plus fantasques l’arrivée d’une missionnaire verte de nos contrées. Rendue obèse par ses produits naturels bios et vegans, elle traque l’empreinte carbone; elle hume d’amertume; elle brandit deux broches en forme de croix, collées sur ses mains pour conjurer le mauvais sort. Croisée moderne, elle s’efforce de  déconstruire ces irresponsables nomades, de convertir les mécréants du chachlik aux vertus des graines de soja. Devant le grill, elle a les yeux qui nous brûlions, la gorge qui nous grattions. Combien de temps tiendra-t-elle avant de succomber à la tentation du barbecue mâle? Pire, de se laver enfin les cheveux quotidiennement dans la cascade pure de Rouz Rarf avec du shampoing Ushuaïa de son confrère vert? 

Et, devenue amazone carnivore et sanguinaire, elle pourra alors ouvrir un conflit autrement plus grave, à caractère nucléaire: qui fait le meilleur plov-och ( riz pilaf) et  peut on critiquer le Quratob, plat national du Tadjikistan, dépourvu de toute  graine ?

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