Ces scientifiques qui apprennent à parler la langue des baleines <!-- --> | Atlantico.fr
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Une baleine à bosse et son petit aperçus sur la côte de Vitoria, au Brésil.
Une baleine à bosse et son petit aperçus sur la côte de Vitoria, au Brésil.
©CARL DE SOUZA / AFP

Prouesse technique

Des chercheurs américains ont mené une “conversation” avec une baleine à bosse.

Jessica Serra

Titulaire d’un doctorat en éthologie, Jessica Serra est spécialiste de l’étude du comportement des mammifères. Elle s’est spécialisée dans l’étude de la cognition animale et a travaillé en tant que chercheuse pendant plus de 15 ans. Elle est l’auteure de plusieurs essais scientifiques dont « Dans la tête d’un chat », « La bête en nous » ainsi que d’autres ouvrages de vulgarisation scientifique. Elle dirige la collection d’essais scientifiques « Mondes Animaux » qui regroupe des chercheurs en éthologie et propose à travers des livres accessibles au grand public de nous projeter dans les univers sensoriels et cognitifs des non-humains en évitant l’écueil de l’anthropomorphisme : « Et si, au lieu de regarder les animaux avec nos yeux, nous les regardions avec les leurs ? ».” Retrouvez son site internet : www.jessica-serra.com

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Atlantico : Des scientifiques ont tenté de communiquer avec une baleine lors d’une expérience scientifique. En quoi cette expérience représente une première mondiale ? Les scientifiques ont-ils eu une vraie conversation avec une baleine ?

Jessica Serra : C’est l’un des plus vieux fantasmes de l’humanité : converser avec les animaux ! Les éthologues n’en sont pas à leur coup d’essai. Susan Savage-Rumbaugh a travaillé pendant des années avec les bonobos Kanzi et Panbanisha, et montré qu’ils étaient capables de communiquer avec elle à l’aide de lexigrammes (des systèmes de symboles). Irène Pepperberg discutait quotidiennement avec son perroquet Alex, qui, au-delà de prononcer de véritables mots avec un niveau de sophistication comparable à celui d’un enfant humain, faisait preuve de créativité dans sa manière de parler. Plus récemment, les chiens Stella et Bunny ont fait sensation en appuyant sur des buzzers associés à différents mots pour se faire comprendre de leur maîtresse. Et que dire de Koko, la gorille qui avait appris à utiliser la langue des signes ?

Photo libre de droits (wikipedia) : Licence creative commons

Kanzi discute avec l’éthologue Susan Savage-Rumbaugh

Dans chacune de ces situations, la démarche consiste à apprendre à l’animal à parler notre langue. Mais les bioacousticiens, ces spécialistes de la communication animale, le savent bien : les animaux ont leur propre langage. Ces scientifiques s’intéressent ainsi à l’ensemble des sons émis par les animaux pour parler entre eux. Ils enregistrent leurs vocalisations et leurs comportements afin de les décrypter. C’est là que l’intelligence artificielle entre en scène ! Elle permet de capter finement les comportements et de les encoder, mais aussi d’enregistrer et de traiter les vocalisations. L’ambition est claire : décrypter ce que les animaux se racontent. Mais pas seulement. Une fois les sons ou les séquences sonores décodées, l’intelligence artificielle pourrait apprendre à parler la langue de l’animal pour discuter avec lui. 

C’est le pari que s’est lancé l’équipe de l’Université de Californie à Davis en diffusant un appel de contact enregistré chez une baleine : un « whup » ou un « throp » à l’aide d’un haut-parleur sous-marin, message auquel a répondu, à plusieurs reprises, une baleine à bosse nommée Twain, au cours d’une conversation d’une vingtaine de minutes. Cette expérience est pionnière en la matière : c’est la première fois qu’on parle la langue d’une baleine, et qu’elle répond en retour !

Comment les chercheurs tentent de décoder le langage des baleines, de découvrir ce que disent réellement les baleines ? La langue des baleines est-elle complexe ?

Les baleines à bosse possèdent non seulement un grand cortex auditif mais aussi un larynx unique, qui leur permettent d’émettre plusieurs types de sons, en particulier des sons de basse fréquence susceptibles de parcourir des milliers de kilomètres. Les sons rythmés émis par les baleines, plus connus sous les termes de « chant des baleines », intéressent les chercheurs depuis des décennies par leur étonnante complexité. En plus de leurs chants, les baleines émettent aussi une panoplie de sons sociaux (des sons non chantés), dont plus de 40 appels sociaux uniques. 

Dans un premier temps, les chercheurs utilisent des hydrophones pour enregistrer ces émissions sonores, puis des technologies dernier cri et l’intelligence artificielle, à la fois pour analyser leur structure acoustique et comprendre le contexte comportemental dans lequel a été émis le son. Le projet CETI (Projet de traduction des Cétacés), regroupe ainsi des spécialistes de tous bords, des biologistes marins bien sûr, mais aussi des chercheurs spécialisés en intelligence artificielle et des linguistes, dont l’objectif est de déchiffrer la signification de chaque son.

Ces travaux avec des mammifères apportent-ils de l’espoir dans la quête de la communication avec les animaux ?

Si les éthologues ne doutent plus de l’intelligence et des émotions animales, notre vision du monde demeure anthropocentrée, avec tous les abus que cela comporte. Tant qu’un animal ne parle pas avec des mots humains, nous le considérons comme inférieur. Imaginez un monde où baleines, singes, vaches, ou cochons parleraient à l’aide d’un traducteur ? Cela inciterait, me semble-t-il, à considérer les non-humains avec un tout autre degré d’empathie.Même si nous n’en sommes qu’aux prémices du décryptage des langages animaux, l’intelligence artificielle ouvre les portes de la communication homme-animal.

Faut-il se méfier de l’anthropomorphisme ?

Lorsqu’en tant que scientifiques, nous essayons de nous projeter dans l’univers d’une espèce animale à travers ses propres sensorialités et son cerveau (ce que nous faisons dans la collection « Mondes Animaux » chez Humensciences), nous nous approchons de la vérité, mais cela reste forcément approximatif car biaisé par notre manière, en tant qu’être humain, de voir et de penser le monde à l’aide de nos propres sens. Dans les expériences sur les langages animaux, leur décryptage est, lui aussi, approximatif et l’anthropomorphisme (cette tendance que nous avons à prêter aux animaux des intentions humaines) est un biais important à prendre en compte, car en traduisant un son animal par un mot humain, nous tombons forcément dans ce piège ! Malgré ses limites (l’anthropomorphisme) et ses dérives potentielles (faire dire à un animal ce qu’il n’a pas dit !), ce type de traduction permettra d’appréhender à la fois la richesse du vocabulaire utilisé et la complexité de leurs relations sociales.

La capacité de communiquer avec les baleines risque-t-elle d’être détournée et utilisée pour les chasser ?

Il existe toujours un risque d’utiliser cette capacité à communiquer avec les baleines (ou avec d’autres animaux) pour la chasse, mais les lois de protection animale devront être renforcées et devront évoluer en fonction des avancées scientifiques.

Les travaux du groupe de scientifiques du Ceti renforcent-ils le lien entre les humains et la nature ? L'IA pourrait-elle permettre de comprendre les systèmes de communication de nombreuses autres formes de vie à un niveau beaucoup plus profond ?

Qu’il s’agisse des travaux du CETI ou de l’ensemble des travaux menés par les éthologues, tous contribuent à une meilleure connaissance du monde animal et incitent à leur respect. Si nous parvenons à développer nos capacités de communication avec les non-humains, cela ne peut aller qu’en faveur d’un renforcement des liens entre l’homme et l’animal. Je suis en effet convaincue que l’IA permettra de comprendre en profondeur, plus qu’aucun autre programme avant elle, les modes de communication des animaux. 

Pour approfondir le sujet :

Le livre « La bête en nous » aux éditions HumenSciences

Le livre « Le grand livre de l’intelligence animale » aux éditions Larousse

Retrouvez son travail ici : www.jessica-serra.com

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