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Autant en emporte le temps
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Romancier, poète, linguiste et membre de l’Oulipo (mouvement littéraire fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais pour « renforcer l’écriture par des jeux et contraintes formels »), Hervé Le Tellier publie « L’Anomalie » (Gallimard). Les lecteurs applaudissent, les jurés aussi. A suivre.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

L’écrivain est toujours un peu sorcier ou alors il n’est pas romancier. Hervé Le Tellier  révèle son côté magicien dans « L’anomalie » (Gallimard). Comment parvient- il à jouer ses tours  en nous faisant marcher ? Tout simplement en modifiant le réel pour forcer notre consentement à sa vision d’une réalité augmentée par sa narration.« Le réel n’existe plus, il est comme remplacé par les signes de son existence »,  affirme Jean Baudrillard ( 1929- 2007) dans « Simulacre et simulation » (Galilée/1981). Hervé Le Tellier met cette ambiguïté en pratique dans « L’Anomalie », roman décalé nous offrant un horizon  fictionnel hors -normes. Entraînés  par cette  « Anomalie » nous oublions notre raison raisonnable pour  épouser  le point de vue de l’auteur. Jouant avec les codes de l’Oulipo, Hervé Le Tellier semble inspiré par une science-fiction postmoderne, tendance « cyberpunk »  (se déroulant dans un futur proche). Le romancier utilise l’écriture des séries pour  réfléchir à l’irréalité de nos vies.  « Les derniers jours, Victor ne sort plus de chez lui. L’ultime paragraphe à sa maison d’édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l’insurmontable : « Je n’ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n’avais pas existé, ni vers quels rivages je l’aurais déplacé si j’avais existé plus intensément », constate le personnage central de ce roman choral : l’écrivain Victor Miesel.Par certains côtés, mais pas tous,  un double  de l’auteur.

Après avoir publié de nombreux romans, essais et recueils de poésie- dont « Je m’attache très facilement » ( Fayard/ Mille et une Nuits), autofiction centrée sur un fiasco sentimental-qui valut  à l’auteur le « Prix du Roman d’amour » 2007 »- Hervé Le Tellier  a gardé cette douceur contemplative qui le caractérise.  Si l’on ajoute à son penchant pour l’autodérision une délicatesse qui l’amène,  tel le poète, à « perdre sa vie », plus une connaissance très pointue des plateformes de streaming, on comprend la réussite de « l’Anomalie », sans oublier le passage chez Gallimard. Cette fiction sophistiquée  se lit d’une traite . Le Tellier sait  en toute discrétion jouer sur tous les tableaux, des « lambeaux de réalité », tels que  peints par Baudrillard,  aux contraintes formelles préconisées par Georges Pérec, figure majeure de l’Oulipo. L’Anomalie se lit si facilement que l’on  pourrait passer à côté de certaines subtilités linguistiques, tant le concept du roman porte avec grâce ce double savoir qui n’alourdit jamais  le récit, au contraire. Ce double savoir ( les codes de l’Oulipo,  la formule des séries télévisées) permettent à Hervé Le Tellier de  tisser une fiction invraisemblable qui nous semble plausible. L’Anomalie est une méditation sur le temps et l’irréalité  de nos vies. Les dix protagonistes (voyageurs se rendant à New York  le même jour que Victor  avec le même avion)-sont soit des  anti-héros tragiques ( André, par exemple, « vieil amoureux silencieux », épris d’une jeunesse non aimante et surtout trop jeune pour lui, mais il y a aussi David et ce cancéreux  du Mount Sinaï, condamné à mort) . Le portrait d’André se réalise en une phrase : « Son désir, sa tristesse, ses angoisses, ont fait peu à peu perdre à André toute prudence, et plusieurs fois il a maladroitement insisté, mais existe-t-il une insistance habile ? ».ll y a aussi Blake, tueur à gages. « Blake s’est construit deux vies. Dans l’une il est invisible sous vingt noms, autant de prénoms avec les passeports qui leur correspondent(…) Dans l’autre, sous le nom de Jo, il dirige une jolie entreprise parisienne de livraison à domicile de plats cuisinés végétariens. » Victor (l’écrivain des succès dits « d’estime » )– en sa crise de la cinquantaine,  est le plus attachant des  personnages propulsés au cœur de cette « Anomalie » ( et si toute vie était une sorte d’anomalie  plus ou moins bizarre ?) L’écrivain qui fait passer la littérature et l’amour avant tout  reconnaît soudain– avoir laissé passer sa vie et c’est à désespérer ». Cette femme qu’il aurait pu aimer, dont il savait qu’il l’aurait aimée : disparue. Plus personne d’un peu important depuis lors. Rien, nada. «La vérité, avec l’amour, c’est que le cœur sait tout de suite et il le crie. Bien sûr, on ne va pas déclarer à la personne qu’on l’aime, comme ça, de but en blanc. Elle ne comprendrait pas. Alors, histoire de se cacher qu’on est déjà son otage, on lui fait la conversation » Suicidaire, Victor l’écrivain aux succès d’estime doute de ses talents au moment même où son « Anomalie » les dit si bien Auteur qui se vend mal, Victor est confronté dans tous les Salons du Livre de France et de Navarre à ces fausses valeurs du milieu éditorial,  ainsi qu’aux boxeurs, politiciens et animateurs de télévision qui vendent leurs ouvrages merdiques à tour de bras, quand lui, le poète,  l’écrivain, ne signe rien.  La littérature étant souvent  bonne fille mais mauvaise mère, Victor gagne sa vie en tant que traducteur. Il doit se rendre à New York et prend donc le vol Air France OO6, avec  ces dix protagonistes qu’Hervé Le Tellier nous a  soigneusement présentés, chapitre  après chapitre. Les passagers ne se connaissent pas mais vont vivre pendant ce vol et chacun àsa façon, une part de l’Anomalie globale du destin :  le leur va basculer.« L’appareil tombe dans un nouveau trou d’air et soudain quelque chose se brise en Victor, il ferme les yeux et se laisse ballotter en tous sens, sans tenter de retenir son corps. Il est devenu une de ces souris de laboratoire qui, soumises à un violent stress, cessent de lutter et se résignent  à mourir. ».L’avion fou figure à la fois la réalité de l’instant et l’irréalité des existences chahutées par les accidents de parcours. Le « pot au noir » au -dessus de JFK et cette menace de mort planant sur  chacun des passagers,  c’est à la fois  la vérité du moment et une métaphore de la vie quand tout se passe mal, soudain. Ne meurt -on pas à soi-même, alors, d’une certaine façon, se demande Hervé Le Tellier, qui n’apporte aucune réponse, en bon romancier. 

Le roman véhicule à la fois les intentions de l’auteur, ce qu’il a voulu entreprendre avec cette fiction, et l’inconscient du texte, qui affleure à la surface des phrases, sans que  l’auteur l’ait voulu, ou même envisagé. « Ce n’était rien d’autre qu’une ridicule bouteille à la mer, après qu’elle lui eût asséné d’une voix lasse au téléphone, d’un Paris où il faisait encore nuit qu’elle était « passée à autre chose »… Il lui écrit en sachant que c’est inutile et surtout, disons, contre-productif. Mais quand les piles de la télécommande sont usées, on appuie toujours plus fort. C’est humain.   Le personnage et son créateur règlent  plus ou moins consciemment  leurs comptes avec de vieilles, fortes et récurrentes douleurs, de sorte qu’elles ne se reproduisent plus, alors que rien n’est moins sûr, la répétition étant souvent à l’œuvre dans nos vies . L’auteur le sait aussi bien que son lecteur. Mais sans ce désir, cet espoir, il n’y aurait pas « d’Anomalie . »Puisque la vie est si courte, rêvons mon âme, rêvons, mais que ce soit en prenant garde au fait que nous pouvons nous réveiller au moment le plus imprévu, de sorte que la désillusion sera moindre car c'est déjouer le malheur que de le devancer par la pensée" (  Pedro Calderon de la Barca -1 600- 1681- « La vie est un songe »).Et concernant  le destin de ce (beau) personnage  qu’est Victor, l’écrivain suicidaire  va revivre comme par miracle grâce au très grand succès de librairie de son meilleur livre, le livre de sa vie, celui que nous lisons : l’Anomalie.

«  La vie ne se vit qu’une seule fois, il n’y a pas de seconde chance. Le seul retour en arrière possible, c’ est le souvenir, donc la littérature

L’anomalie/Hervé Le Tellier/Gallimard/20 euros

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