Qu’est-ce qui fait vraiment une identité nationale ? Une étude menée auprès des citoyens de plus de 20 pays a des réponses<!-- --> | Atlantico.fr
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Les chercheurs ont identifié quatre items constitutifs de l'identité nationale : la langue, les traditions, le lieu de naissance et la religion.
Les chercheurs ont identifié quatre items constitutifs de l'identité nationale : la langue, les traditions, le lieu de naissance et la religion.
©Flickr/bareknuckleyellow

Quatre items

Le Pew Research Center s’est penché sur la notion d’identité nationale et sur les éléments qui pourraient s’avérer indispensables à sa construction. Les chercheurs ont identifié quatre items, que voici : la langue, les traditions, le lieu de naissance et la religion.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Atlantico : Le Pew Research Center s’est penché sur la notion d’identité nationale et sur les éléments qui pourraient s’avérer indispensables à sa construction. Les chercheurs ont identifié quatre items, que voici : la langue, les traditions, le lieu de naissance et la religion. Pour autant, il apparaît clair qu’il ne suffit pas d’une seule et même langue pour produire une identité nationale (en témoigne le cas de la Francophonie, par exemple), de même que le lieu de naissance (confère la situation Belge). Comment l’expliquer ?

Christophe Boutin : Cette étude est particulièrement intéressante parce qu’elle ne concerne pas seulement quelques États européens mais tente d’offrir un échantillonnage qui couvre, tant bien que mal, l’ensemble du globe - États africains, asiatiques, sud-américains, nord-américains, et bien sûr européens. Comme vous le relevez, les chercheurs ont retenu quatre éléments constitutifs de « l’identité nationale », une notion très difficile cerner. Langue, traditions, lieu de naissance, religion, autant d’éléments en tout cas en résonnance avec notre histoire et la constitution de notre identité nationale française, celle de l’une des plus anciennes nations du globe et d’Europe, née au tournant de la guerre de Cent ans, mais ayant connu une rupture et une recomposition du « roman national », élément constitutif de notre identité, après la Révolution.

Dans ce cadre, certains éléments ne surprendront pas. C’est ainsi que sur la question de l’importance de parler une même langue, la France se situe au troisième rang des dix États européens retenus. Souvenons-nous de l’importance de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1510) imposant le français pour certains actes, du sentiment de fierté né ensuite du rayonnement universel de notre langue comme langue de culture. Sur le deuxième item, celui des traditions et des coutumes, la France est cette fois au sixième rang européen, ce qui traduit sans doute l’influence de la rupture qu’a été la Révolution française d’avec ces dernières, comme la volonté d’émancipation de l’individu des cercles d’appartenance. Ce sont les pays d’Europe de l’Ouest qui se montrent les moins sensibles aux traditions par rapport à ceux d’Europe de l’Est comme la Hongrie ou la Pologne.

Sur le troisième item, la question du lieu de naissance dans cette constitution de l’identité nationale, la France est au septième rang des dix pays européens, une nette majorité (60 %) le considérant comme quelque chose de secondaire. Très logiquement, les pays, européens ou non, dans lesquels il y a un pourcentage élevé d’immigration sont aussi ceux qui se montrent les plus réfractaires à lier lieu de naissance et appartenance nationale. Dernier item enfin, la place de la religion dans l’identité nationale. On ne sera pas plus surpris ici de voir la France laïque tourner à l’avant-dernière place des États européens, 83 % des sondés estimant que le lien entre religion et identité nationale n’existe pas. 

On remarquera en passant que sur ces quatre items les pays africains étudiés - Afrique du Sud, Nigeria et Kenya – font massivement de ces critères des composantes essentielles de l’identité nationale, avec de très large majorités 70 % à 90 %.

Bien sûr, comme vous l’indiquez, aucun de ces items n’est en lui-même suffisant : on peut partager la même langue ou la même religion et ne pas avoir la même identité nationale. On peut aussi avoir un même lieu « national » de naissance et ne pas participer de la même manière à l’identité nationale. Sur le plan enfin des traditions et des coutumes, on peut faire des choix différents dans un passé national toujours hétéroclite, privilégier tel ou tel élément et, là encore, ne pas parler exactement de la même identité nationale. Cela reste logique, car l’identité nationale, comme l’identité individuelle, relève d’un phénomène, volontaire ou non, de choix entre de multiples  facteurs.

Guylain Chevrier : Si ces items permettent un premier niveau d’éclairage, en offrant ainsi un tableau général avec des grandes tendances concernant la situation de chaque pays au regard du lien avec le sentiment d’appartenance nationale, il est difficile de lisser les choses en y faisant uniquement référence. Effectivement, la place de la langue française par exemple pour la France, qui ouvre l’article second de notre constitution, la seule qui l’identifie, correspond à une conception unitaire et centralisatrice de l’Etat, celui-ci disposant du monopole du pouvoir de faire la loi, qui s’applique partout et à tous. Ceci, contrairement au modèle de l’Etat fédéral (Belgique), ou régionaliste, qui donne avec plus d’autonomie une plus grande place au pouvoir de décision politique local, ainsi qu’aux langues régionales. On peut en déduire que, concernant la Francophonie, on ne peut uniquement se référer à l’ancienne influence coloniale de la France pour en situer les enjeux, on doit prendre en compte l’influence de son modèle politique.

La question de l’identité nationale est aussi relative à la nature du contrat social qui lie les membres de la société, et la façon dont il motive la volonté de vivre ensemble, qui est un peu le pilote dans l’avion. Il est le fait d’une construction historique dont l’inspiration vient du contrat social de Jean-Jacques Rousseau, fondé sur le principe de la citoyenneté, du peuple comme seule source du pouvoir politique et garant de ce contrat. On pourrait se référer à la fameuse conférence de l’historien Ernest Renan Qu’est-ce qu’une nation ? (Sorbonnes, 1882) pour la définir. Par-delà toute idée de race qu’il écarte, c’est pour lui « une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une (…) L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Nous sommes en pleine construction de la IIIe République, qui met en place les valeurs et principes communs, les grands droits et libertés, sur la longue durée et donc, des institutions dans lesquelles se reflète un sentiment commun d'appartenance historiquement construit. On pourrait ajouter que dans la même période, se constitue cette nouvelle réalité propre à la Révolution industrielle avec l'émergence de la classe ouvrière, qui va imprimer sa teneur à une bonne partie du XXe siècle en imposant de nouveaux droits économiques et sociaux. On les retrouvera dans le préambule de la Constitution de la IVe République du 27 octobre 1946, avec la laïcité, qui vont continuer de construire ce système de valeurs et ces principes auxquels la France s'identifie, et donc le fait d’être Français.

Il y a des différences dans l’organisation structurelle des nations qui sont aussi à prendre en compte, comme par exemple concernant le multiculturalisme, le fait que les individus s’intègrent dans une communauté nationale par l’entremise quasi obligatoire d’une communauté culturelle ou religieuse, au risque de faire une nation dans la nation. Des communautés publiquement reconnues comme des interlocuteurs y compris politiques, avec une certaine dose d’autonomie traditionnelle, comme c’est le cas au Royaume-Uni. Une forme d’intégration très différente de celle par la citoyenneté, autre modèle, qui fait prévaloir l’égalité des droits, le libre choix de la personne avant tout, ce qui implique le rejet de l’influence des communautés, comme c’est le cas de la France. Du coup, les quatre composantes qui servent à mener l’étude de Pew Research Center dont se dégage des grandes tendances qui rassemblent les pays à revenu élevé, dont le Royaume-Uni et la France, ne pourront pas être analysés sans au final tenir compte d’autres aspects. 

Raul Magni-Berton : Il est clair qu'avoir une langue en commun favorise l'appartenance à un groupe, même si, dans les faits, ce n'est ni une condition suffisante (il y a des états différents qui ont la même langue) ni nécessaire (les pays multilinguistiques ont plusieurs langues pour une seule identité nationale). L'enquête du Pew Reseach Center mène son enquête sur 21 pays et trouve que la langue est le trait le plus associé à l'identité nationale. Cela peut s'expliquer tout d'abord pour des raisons méthodologiques: les pays qui ont été choisis ont tous une seule langue officielle, sauf le Canada et le Kenya qui en ont deux, avec une largement majoritaire. Les répondants n'ont donc quasiment pas l'expérience de croiser des voisins qui parlent d'autres langues et, dès lors, parler une autre langue est synonyme d'étranger. En France, par exemple, il est inconcevable qu'un français ne parle pas français. Il est dommage de n'avoir pas inclut des pays comme la Suisse, la Belgique, qui ont trois langues, jusqu'à des pays comme l'Afrique du sud qui a 12 langues officielles. Curieusement, l'Afrique du Sud est bien dans l'échantillon, mais les questions concernant la langue comme identité nationale n'ont pas été posées. Vraisemblablement, ceux qui ont fait l'enquête ont considéré que cela ne faisait même pas sens de leur poser la question. Pourtant, les résultats auraient sûrement été plus intéressants à voir. D'ailleurs, la plupart des pays étudiés sont laïques ou ont plusieurs religions, ce qui donne des scores beaucoup plus faibles à la religion comme critère d'identité nationale (42% contre 91% pour la langue). Mais plus les États ont une religion largement majoritaire, plus ses habitants pensent que la religion est un bon critère d'identité nationale (l'Indonésie et l'Afrique du Sud sont à presque 90%). 

L’orientation politique, observe le Pew Research Center, tend à influencer le degré d’attachement de tout un chacun à certains de ces items. Quel portrait peut-on dresser de l’importance effective de ces composantes, au regard des données relevées ?

Guylain Chevrier :Ces items sont importants et structurants. On les croise avec les critères de la position idéologique de droite ou de gauche des individus, l’âge des répondants, ou le fait qu’ils soient par exemple de la religion majoritaire ou non de tel pays, selon que les pays soient à revenus élevés ou intermédiaires, qu’ils aient plus ou moins de population immigrée. Ainsi on repère des constantes intéressantes. La langue, les traditions, le lieu de naissance et la religion, sont plus importants pour les pays à revenu intermédiaire. C’est aussi vrai dans les pays à revenu élevé pour les plus de 40 ans ou pour les personnes situées idéologiquement plutôt à droite. Dans la plupart des pays, on constate que les personnes moins instruites ont tendance à considérer le fait d'être né dans le pays et d'être membre de la religion principale du pays comme des éléments plus importants de l'identité nationale. Les évaluations de l'importance des coutumes et des traditions varient également selon le niveau d'éducation dans certains pays. Dans environ deux tiers des pays étudiés, nous dit l’étude, le lieu de naissance tend à être plus important tant pour les personnes à faible revenu que pour celles moins instruites.

Pour prendre un exemple concernant la composante « religion », « environ les trois quarts ou plus des personnes interrogées en Australie, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne et en Suède déclarent qu'être membre du groupe religieux prédominant dans leur pays n'est pas un facteur important de leur identité nationale ». Quasiment tous des pays à revenu élevé. « Parmi les publics qui accordent la priorité à la religion dans le cadre de leur identité nationale figurent le Brésil, l’Indonésie, Israël, le Kenya, le Nigeria et l’Afrique du Sud, où sept personnes sur dix ou plus partagent cette opinion ». On remarquera le cas d’Israël qui est un pays à revenu élevé, mais dont les fondations de la nation reposent historiquement sur la composante religieuse. Dans la plupart des pays étudiés, les adultes âgés de 40 ans et plus accordent une plus grande importance à la religion en tant que partie de leur identité nationale que leurs homologues plus jeunes. Par exemple, 79 % des Brésiliens âgés de 40 ans et plus déclarent qu’être chrétien est important pour leur identité nationale, tandis que 59 % des adultes de moins de 40 ans sont d’accord.

Pour prendre le critère de l’orientation politique relativement au degré d’attachement des individus à ces composantes, ceux de droite, par exemple, sont plus susceptibles que ceux de gauche d'accorder de l'importance aux coutumes et traditions communes, comme cela est relevé. Mais sur certains plans, les choses peuvent aussi s’inverser. La droite française, qui est plus sensible à l’héritage du passé à travers un attachement à l’Eglise catholique par exemple, peut très bien être plus « progressiste » sur un autre plan, en défendant la laïcité et ainsi les institutions républicaines face à la montée des revendications culturelles et religieuses à caractère identitaire. Ceci, plus qu’une gauche qui tend à défendre une plus grande ouverture du pays aux immigrés et au multiculturalisme, en niant généralement le lien entre difficulté d’intégration des populations d’origine étrangère et risque de communautarisme. On voit que la chose se complexifie dès que l’on commence à s’intéresser à la réalité nationale propre à chaque pays, montrant qu’une telle étude reste essentielle, mais a besoin parfois d’être affinée avec des critères plus précis. 

Raul Magni-Berton : Ceci n'est pas une surprise. Les personnes de droite sont plus attachées à l'appartenance à un groupe et à la solidarité au sein de ce groupe, alors que les personnes de gauche le sont moins.  Cela se voit partout: que ce soit la langue, les traditions, la religion ou la naissance, les personnes plus conservatrices les considèrent davantage comme un bon critère d'identité nationale que les progressistes. A gauche, l'identité nationale n'est pas un grand enjeu et certains pensent même qu'il ne faut pas promouvoir un tel concept. Aucun des critères peut sembler pour eux pertinent, simplement parce qu'ils ne croient pas à l'utilité d'avoir une identité. A droite, au contraire, l'identité nationale fait sens aux yeux des gens, et certains pensent même que, peu importe le critère, il faut un critère, fusse-t-il arbitraire, pour délimiter le groupe. Cela fait que l'écart entre ce que pensent les répondants de droite et de gauche va toujours dans le même sens et que, les différences entre pays sur tel ou tel critère, doivent prendre en compte aussi le nombre de répondants de gauche et de droite. Malgré tout, la langue reste le critère le plus choisi que ce soit à gauche ou à droite. 

Christophe Boutin : Il est tout à fait logique de voir le choix politique jouer un rôle sur cette question de l’identité nationale autour des quatre items que l’on vient d’évoquer - et peut-être plus encore en France que dans d’autres pays. Pour simplifier la question, disons que l’identité nationale peut relever de l’inné - autrement elle serait une donnée à la naissance ou quasiment, parce que né sur un territoire ou en parlera la langue maternelle, qu’on a pu être baigné dans ses coutumes, ses traditions, sa religion. Au contraire, l’identité nationale peut être considérée comme un acquis, c’est-à-dire, d’une part, comme une construction façonnée par les États, et, d’autre part, comme une projection vers le futur plus que comme un legs du passé. 

Inné ou acquis, donnée ou volonté, on reconnaît deux des caractéristiques qui permettent d’opposer, peut-être pas la droite et la gauche, car les termes sont impropres ici, mais le conservatisme au progressisme. Sans surprise donc, sur chacun des items évoqués, en France comme ailleurs, la gauche progressiste se montre plus réservée pour leur donner de l’importance dans la construction de l’identité nationale. En France, il y a ainsi une différence de 23 points entre les deux bords sur l’importance des traditions et des coutumes, de 24 points sur la question du lieu de naissance, de 24 points encore sur la question religieuse. Il n’y a que sur la question de l’importance de la langue que la différence n’est que de six points entre la droite et la gauche, et on donc voit bien comment ce qui semble relever du passé est systématiquement écarté par les progressistes.

Si c’est bien la volonté de faire nation qui permet de constituer une identité nationale, peut-on soustraire certaines des composantes précédemment évoquées sans mettre à mal l’intégrité ou la structure de la construction tout entière ?

Christophe Boutin : Bien difficilement. Sur le premier item, la question de la langue, il est bien évident que ne pas partager une langue commune rend difficile, sinon impossible, les débats au sein d’une société, puisque, selon les différentes langues employées, les mots ne voudront pas dire exactement la même chose. Certes, on peut toujours remplacer une langue nationale par une nouvelle langue commune, esperanto ou volapük, mais il faut ici revenir sur les études des linguistes qui démontrent que la langue n’est pas neutre dans la formation de l’esprit, dans la manière d’appréhender les sujets - au point d’ailleurs que l’on se trouve régulièrement, en philosophie ou ailleurs, face à des termes considérés comme intraduisibles qu’on laisse dans la langue originale. Le changement de langue n’est donc pas neutre pour l’identité nationale. 

Sur la question des traditions et des coutumes, je crois que tout a été dit par Ernest Renan dans sa célèbre conférence sur la nation. Renan considérait que, certes, la nation se traduisait par la volonté commune de vivre ensemble, ce qu’il appelait le « plébiscite de tous les jours », mais ajoutait tout aussitôt que cela se faisait avec des gens qui partageaient en commun « un riche legs de souvenirs » - autrement dit des traditions et des coutumes passés, une histoire commune et ses héros. La pensée renanienne est trop souvent présentée comme un pur constructivisme dans lequel la nation serait faite sur une table rase avec n’importe qui, mais ce n’est pas le cas, il y a bien une transmission dans l’identité nationale. 

Le troisième item, celui de la naissance, est de nos jours, face au phénomène migratoire, particulièrement sensible et largement remis en cause. Pourtant, le groupe social territorial d’origine a des caractéristiques, et l’apport au sein de cette nation de gens venant d’autres groupes, ayant d’autres univers mentaux, peut poser un problème, notamment à partir du moment où les nouveaux arrivés sur le sol sont en nombre suffisant pour pouvoir se constituer en communautés fermées et s’affranchir de l’adhésion à l’identité nationale préexistante – ou, a minima, chercher à la transformer du tout au tout. 

Quant à l’ultime question, celle de la religion, l’esprit français est on le sait pétri de cette laïcité qui fait de la religion une dimension privée et tend à l’ôter de la sphère publique, notamment de la sphère éducative. On pourrait donc penser que cet item peut être écarté facilement, et retirer la religion de l’identité nationale, mais deux éléments sont à prendre en compte. D’une part, il ne faut pas oublier l’impact culturel qu’a pu avoir une religion pratiquée au long des siècles, marquant une histoire et un territoire, et, pour prendre le cas de la France, c’est bien évidemment le cas du catholicisme. D’autre part, on aurait tort de sous-estimer le besoin humain de rattachement au sacré, et cette mise à l’écart de la religion « traditionnelle » peut ouvrir la voie à l’arrivée sur le territoire national d’autres religions qui vont se substituer à la défaillance de la première. En bref, vous le voyez, il est toujours très risqué de retirer des éléments d’une identité nationale pour en construire une autre.

Guylain Chevrier :Ces composantes sont essentielles car elles sont à l’origine de la construction des nations, même si leur place évolue dans les esprits. C’est le cas pour les traditions et la religion, dans les pays à revenu élevé, où les questions économiques et sociales prennent de plus en plus de place, avec une montée de la diversité culturelle et identitaire. Même l’importance d’être né sur le territoire national comme vrai critère d’appartenance devient plus relative, du fait des mouvements de migrations, et de la faculté de voyager, dans un monde de plus en plus global. Mais les perdre de vue totalement serait une erreur. Pour prendre un exemple, au regard du doux rêve de la revendication à être « citoyen du monde » et à la fin des frontières, il demeure que seuls les Etats donnent des droits à ceux qui vivent sur leur sol. Et, jusqu’à plus ample informé, un Etat c’est un territoire, une nation et donc un peuple, et des institutions politiques que ce dernier s’est donné. Et une nation s’identifie à une langue, à une histoire commune enracinée dans un territoire précis, à une culture commune, des traditions, moins à présent dans une religion dans les Etats où elle n’en est plus constitutive, mais reste fréquemment importante en valeurs. Du côté des traditions, les choses évoluent aussi, lorsque l’on regarde comment Noël est devenu un rituel plus social que religieux pour une large partie des Français, pourtant nombreux d’origine catholique. Mieux encore, il existe une tradition républicaine, inscrite jusque dans les pratiques du droit civil, comme le mariage devant un officier d’état civil, le mariage religieux n'étant pas reconnu mais laissé libre après. On voit ainsi un double héritage en fait, à travers un droit passé d’une norme générée par la religion à celle produite au nom d’une association humaine, seul le droit civil républicain compte mais il n’a nullement interdit le mariage religieux. Ce qui est protégé ainsi, c’est le libre choix de la personne, son autonomie, sa liberté de conscience. Ce qui a aussi été, peu ou prou, une évolution historique très importante des nations développées ou à revenu dit élevé. La faculté qu'a le peuple de modifier la constitution du pays auquel il appartient, peut être aussi un critère important, et donc, son caractère démocratique, dans l’évolution de ces composantes. Il faut donc compter les concernant avec le changement social, au sens historique et sociologique du terme. Ces composantes évoluent d’ailleurs dans le temps, ce à quoi l’étude s’intéresse, ainsi entre 2016 et 2023, moins de personnes sont susceptibles de déclarer que le fait d'être nées dans leur pays est important pour l’appartenance nationale, tels que le Japon, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la France ou les Pays-Bas.

Raul Magni-Berton : Bien sûr. Par exemple, la Suisse est une nation très ancienne, avec une identité nationale marquée, et pourtant il y a quatre langues nationales, aucune majorité religieuse, pas de droit du sol et, en dépit de traditions communes, la plupart des us et coutumes sont propres à chaque canton. Dans les tests de nationalité, des questions liées à une bonne connaissance de la Suisse sont cruciales pour acquérir la nationalité. En fait, une nation ne se définit pas par rapport à certains traits pré-établis, mais par des signaux de ses membres d'une volonté d'y appartenir et d'un engagement crédible d'y rester. Un étranger est quelqu'un qui ne se sent pas français et peut quitter la France à tout moment. Un français se sent français et aurait des difficultés à la quitter facilement, dans le sens où sa famille, ses biens, son travail et ses attaches sont en France. De ce point de vue, la langue et les autres critères évoqués précédemment, sont aussi des critères qui remplissent ces deux conditions. Apprendre une langue, par exemple, témoigne d'un effort pour appartenir à une nation, et ne connaître qu'une langue est un obstacle à quitter son pays. 

Comment ces données évoluent-elles d’une nation à l’autre ? Est-il possible de construire une identité nationale sur les mêmes bases théoriques en Allemagne ou en France, par exemple ?

Guylain Chevrier :On a bien compris qu’elles peuvent évoluer de façon importante. Les coutumes et les traditions sont considérées comme importantes pour l'identité nationale par neuf personnes sur dix ou plus en Hongrie, en Indonésie, au Mexique et en Pologne. Elles sont très importantes en Indonésie pour 79% des nationaux, pays très religieux (musulman), pendant que pour seulement 39% des nationaux en France. En Indonésie et au Mexique, 91 % des personnes interrogées déclarent qu'être né dans le pays est important pour une véritable appartenance, alors que les immigrants y représentent moins de 1 % de la population. À l’inverse, les immigrants représentent environ un cinquième de la population au Canada, où seulement 33 % considèrent le lieu de naissance comme important pour être véritablement Canadien. 40 % pour la France qui compte près de 10 % d’immigrés dans sa population. On ne construit pas une identité nationale sur les mêmes bases dans chaque pays.

La France a historiquement choisi, par la Révolution française qui a brisé le lien entre le trône et l’Eglise, d’imposer le droit civil comme référence au territoire de la nation. Et par là, le critère d’accès à la nationalité par la naissance sur le sol d’une terre à caractère civique, parallèlement à l’héritage du droit du sang (par filiation). C’est ainsi que, dès la première constitution de la France du 3 septembre 1791, le droit du sol s’y est trouvé inscrit : sont citoyens français « ceux qui, nés en France d'un père étranger, ont fixé leur résidence dans le Royaume ». Un droit du sol qui fera ensuite son chemin au fil d’une histoire mouvementée qui verra l’affirmation du régime républicain. L’Allemagne qui a connu une autre histoire, avec un régime impérial qui a perduré jusqu’en 1918, a inscrit ce pays dans une tradition plus ancrée dans l’idée de l’hérédité de la race et le sang, la religion. C’est ainsi que ce pays s’est doté très récemment du droit du sol. Le code de la nationalité était directement hérité d’une loi de l’Empire allemand de 1913 marquée par le principe de l'origine : « est allemand celui qui a des ascendants allemands ». Il a fallu y attendre 1999 pour l’adoption du droit du sol, et encore limité par une série de conditions. Autre différence d’importance, l’Allemagne pratique le multiculturalisme, et donc, n’a pas en cela la même conception des droits et des libertés, puisque derrière l’organisation communautaire les droits traditionnels s’exercent sur certains plans plus que ceux qui relèvent du droit commun national. La France est, elle, une République qui ne connaît que des individus de droit, l’Etat laïque étant aveugle aux différences, et donc rejette le multiculturalisme, les communautés et particulièrement le risque du communautarisme. Elle développe une politique d’intégration que le Contrat d’intégration républicaine illustre parfaitement, qui engage chaque personne immigrée, arrivée légalement sur le territoire national, à suivre une formation à la langue française si elle n’est pas maîtrisée, ainsi qu’à la connaissance de la société française et des institutions. Pour accéder à la nationalité française par acquisition, il faut passer par la maîtrise de la Charte des droits et devoirs du citoyen français qui rassemble les grandes références à nos institutions, les symboles républicains, et indique les devoirs à respecter dont tout d’abord la loi commune. On voit bien que si on converge, sur le recul de l’importance du fait d’être né sur le sol du pays pour être reconnu comme membre à part entière de la nation, de la tradition ou de la religion, de la coutume, dans la définition de la nation entre la France et l’Allemagne, il existe par-delà de grandes différences de conception et de mentalité. Donc, d’une nation à l’autre, on doit faire preuve de précautions nécessaires pour ajuster les mécanismes d’analyse, si importants pour comprendre l’évolution du monde et penser les relations entre les Etats, et envisager, le cas échéant, ce que cela dégage comme perspective.

Raul Magni-Berton : On apprend à l'école que la théorie de la nation est différente en Allemagne et en France. En Allemagne, le discours à la Nation allemande de Fichte serait le texte fondateur, qui met en avant langue et traditions, alors qu'en France, le texte de Renan "qu'est-ce qu'une Nation?"  fonde la conception à la française, basée sur la volonté d'adhésion à ce pays. Et au-delà de ces textes, l'Allemagne, qui a été longtemps un pays de diasporas, a longtemps construit sa nationalité par le droit de sang, l'appartenance donc à l'ethnie germanique. La France, au contraire, qui était un pays colonial a construit sa nationalité sur le droit du sol et sur l'acquisition de la nationalité. Mais, aujourd'hui, les législations des deux pays sont très proches. Non seulement les bases théoriques de l'identité nationale peuvent varier d'un pays à l'autre, mais elles peuvent aussi varier au cours de l'histoire au sein d'un même pays. 

Christophe Boutin : En reprenant la thèse renanienne, qui justement s’opposait à des thèses allemandes, je vous répondrais par la négative. L’Allemagne, la France ou l’Angleterre n’ont pas les mêmes coutumes, n’ont pas les mêmes traditions, n’ont pas les mêmes langues, et donc elles n’ont pas les mêmes identités nationales. Les items retenus dans l’étude trouvent d’ailleurs des résonnances différentes dans les nations considérées. 

Pour prendre le cas de nos voisins allemands, on rappellera l’importance très particulière qu’a en Allemagne une langue dont le maniement a pu justifier à lui seul l’appartenance à la nation allemande de représentants de minorités implantées dans l’Est de l’Europe depuis parfois des siècles. Mais rappelons que jusqu’au XIXe siècle l’Allemagne n’existe pas en tant que nation, alors que la France ou l’Angleterre sont des nations depuis la guerre de Cent ans, d’où sans doute cette place particulière de la communauté linguistique.

C’est donc le poids de son histoire qui fait que telle nation va privilégier ou non tel item. On notera ainsi dans l’étude le poids particulier du catholicisme en Pologne, celui de l’orthodoxie en Grèce, et donc le fait que la religion soit considérée par les sondés comme particulièrement importante dans la constitution de l’identité nationale de ces deux pays. En sens inverse, la lutte menée contre l’Église catholique à la Révolution française et la tradition laïque qui s’est imposé au cours du XIXe siècle changent évidemment la donne pour la France. 

La construction d’une identité nationale sur une table rase est un rêve de progressiste. Même dans les terres d’immigration (Amérique, Australie), d’une part, peut subsister une population autochtone qu’il faut bien un jour intégrer au « récit national », et, d’autre part, le discours prétendument nouveau (« les Pères fondateurs », « la nouvelle Jérusalem »…) ne parvient à écarter ni la langue, ni la religion, ni les traditions, la seule qui change vraiment étant ici le lieu de naissance. L’histoire reprend toujours ses droits.

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