L'Art des séries télé : "Breaking Bad", la force des images comme au cinéma<!-- --> | Atlantico.fr
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L'équipe de la série "Breaking Bad" qui a raflé, au total, 12 Emmy Awards
L'équipe de la série "Breaking Bad" qui a raflé, au total, 12 Emmy Awards
©Reuters

Bonnes feuilles

Après un premier volume consacré aux séries classiques (Docteur House, Section de recherches, etc.), Vincent Colonna, sémiologue, continue d’éclairer, avec ce tome 2, les grandes tendances de l’évolution de la culture. Extraits de "L’Art des séries télé" aux éditions Payot 1/2

Vincent   Colonna

Vincent Colonna

Vincent Colonna est consultant en séries télé. Il est l'auteur de deux volumes sur la technique narrative de la série télé : L'art des séries télé, tome 1 et 2, Payot éditeur.

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Test en aveugle

Avec Breaking Bad, du fait de cette minoration du verbe, l'émotion est immédiate, générée par la prise de vue ; la sensorialité est à son comble. Du moins, c'est ce que prétendent l'équipe et le créateur de la série.

Est-ce réellement le cas ? Ce primat du visible est-il aussi attesté qu'il est revendiqué ? Nous avons remarqué qu'il fallait se méfier des artistes et de leurs pieux mensonges. Avant d'aller plus loin, il faut examiner si la série est réellement incompatible avec cette écoute radio caractéristique de télévision, avec la possibilité de suivre à l'oreille une série traditionnelle.

Prenons un épisode au hasard, le début de la saison 2, par exemple. Est-il vraiment impossible d'y comprendre goutte si on se fie seulement au son ? Le test n'a pas besoin d'être long. Un quart d'heure d'écoute suffit à se faire une idée.

L'équipe n'a pas menti : l'histoire paraît incompréhensible, pleine de bruit et de fureurs, racontée par un idiot. Bref, on n'y comprend rien.

Vérifions sur un autre segment, disons le second épisode de la saison 1 (j'évite les pilotes à cause de leur fonction d'exposition) : même effet de galimatias, de récit obscur, discontinu, où rien ne s'articule ni ne s'enchaîne.

À présent, penchons-nous sur une séquence pour démonter cette façon d'élider les mots, si atypique à la télévision, mais si caractéristique du (bon) cinéma, que pratique la série Breaking Bad.

Le beau-frère et la belle-soeur de Walt, Hank et Marie Schrader, dialoguent sur le perron de leur maison. Hank insiste pour que Marie n'oublie pas sa séance avec un thérapeute qui l'aide à soigner sa kleptomanie. (Oui, la femme du policier est kleptomane ! tout comme son beau-frère deviendra le plus grand fabricant de stupéfiant du Nouveau Mexique ; la série regorge d'ironies de cette espèce.)

Devant son véhicule, Marie est prête à partir ; autour d'eux un enfant du quartier joue avec une voiture télécommandée, source insupportable de bruit, pour cette délicate conversation. Marie monte dans sa voiture et s'en va, non sans au passage écrabouiller le jouet de l'enfant. Très gêné, Hank va alors vers lui, et sans qu'une parole soit échangée, sort un
billet, puis deux, dont le jeune garçon s'empare.
En écoute aveugle, impossible de saisir cette partie de la scène ; on entend bien un son strident qui dérange la conversation du couple, puis un choc assourdi quand la voiture écrase le jouet, mais c'est tout. Le comique de la scène échappe à l'audition, n'est perceptible qu'à la vision ; aucun concept lexical ne permet de l'appréhender ; pour en saisir le sel, il faut en passer par les percepts de la scène, par son caractère figuratif.

On l'a compris, ce primat donné à l'image est fondamental, c'est une révolution dans la façon de filmer pour la télévision, et cela a des conséquences importantes pour l'écoute. Désormais, un suivi flottant, désinvolte, est impossible. Il faut regarder une série d'auteur avec la même attention, le même sérieux, qu'un film d'auteur.

Faut-il en conclure que ce primat définit la série d'auteur, qu'il permet de cerner son « essence » ?

En réalité, il n'en est rien. D'abord certaines séries sophistiquées peuvent être suivies en aveugle, elles n'ont pas besoin toutes de l'image pour être compréhensibles. Ensuite, si l'on peut soutenir que la sensorialité est un caractère récurrent de la série d'auteur, d'autres moyens que le primat donné à l'image permette d'atteindre ce résultat, d'obtenir des qualités pures.

Soit la série Big Love, tableau de la vie d'une famille de polygames dans l'Utah : on peut suivre sans difficulté un épisode entier sans l'image. Rien de comparable avec Breaking Bad ; Big Love est intelligible uniquement à l'oreille, du moins pour nombre d'épisodes. Mais la série possède une façon de raconter particulière, que je nomme « la chronique » ; une façon narrative qui permet à des séquences d'être pour ainsi dire « gratuites », de ne pas concourir au dynamisme de l'histoire. Ce type de séquences permet également l'émergence de qualités pures, car elles sont statiques, non fonctionnelles dans l'économie de l'intrigue.

Images insubmersibles

Cette hypertrophie du visible observée dans Breaking Bad a un autre effet immédiat, qui est une plus grande liberté esthétique donnée au spectateur car l'écran ne peut contraindre sa vision, commander le point de fixation de son attention visuelle. Libre à lui de se promener dans l'image au gré de son désir, et de privilégier tel détail, par exemple le visage dépité de l'enfant quand son jouet télécommandé se disloque sous les roues de la voiture de Marie.

La bande-son, au contraire, est un système coercitif, un dispositif de surveillance écrit Laurent Jullier, que l'auditeur est obligé d'accepter en totalité, sans pouvoir sélectionner telle ou telle partie, sans pouvoir exercer son autonomie.

De cette liberté, devrait découler une autre qualité de Breaking Bad, que le grand critique de cinéma André Bazin jugeait très importante dans l'art cinématographique : l'éducation du regard.

L'image cinématographique enseigne à observer et à éprouver, à vivre des situations insoupçonnées de la réalité, à discerner des séquences du monde naturel ou social.

Le film est un miroir de la réalité pour Bazin, du moins quand sa perfection formelle est au rendez-vous, quand le montage et les mouvements de la caméra ne viennent pas briser cette possibilité :

Ce qui importe seulement, c'est qu'il [le spectateur] puisse se dire, tout à la fois, que la matière première du film est authentique et que, cependant, « c'est du cinéma ». Alors l'écran reproduit le flux et le reflux de notre imagination qui se nourrit de la réalité à laquelle elle projette de se substituer, la fable naît de l'expérience qu'elle transcende.

Extraits de "L’Art des séries télé" de Vincent Colonna, aux éditions Payot, 2015

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