"De Francesca à Béatrice. À travers la Divine Comédie" de Victoria Ocampo : une exhortation à ne pas demeurer à la porte de la Divine Comédie<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
Victoria Ocampo a publié "De Francesca à Béatrice. À travers la Divine Comédie" aux éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure,
Victoria Ocampo a publié "De Francesca à Béatrice. À travers la Divine Comédie" aux éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure,
©

Culture

Ce septième centenaire de la mort de Dante prend fin et une question essentielle demeure d’actualité : pourquoi faut-il lire Dante aujourd’hui ? La Divine Comédie comme symbole d’une unité culturelle indispensable à l’Europe de demain. 

Alice Ruffi

Alice Ruffi

Alice Ruffi, issue d’une famille d’amateurs d’art, est une lectrice passionnée de tous ces auteurs « irréguliers » d’hier et d’aujourd’hui, dont l’écriture nous éclaire et nous transforme.

Voir la bio »

Les commémorations du septième centenaire de la mort de Dante se sont clôturées. Il y a un siècle, les discours officiels prononcés à la Sorbonne par le président de la République, Alexandre Millerand, par Maurice Barrès ou Raymond Poincaré, étaient relatés avec effervescence à la une du Figaro. Mais peut-on prétendre de nos jours à une telle célébration ? 

Parmi la multitude d’ouvrages consacrés au grand poète et humaniste Florentin parus cette année, des nouvelles biographies ont été mises en valeur dans les librairies. Elles sont censées éclaircir les zones d’ombre qui recouvrent sa vie, permettant ainsi au lecteur de mieux l’approcher.

Or, un livre semble répondre avec plus de clarté à la question essentielle qui se pose encore aujourd’hui : pourquoi faut-il lire Dante ? Il s’agit d’une réédition du texte de l’écrivaine argentine Victoria Ocampo (1890-1979), écrit en 1921. Également traductrice et éditrice, elle est issue d’une famille cultivée de l’aristocratie et joue un rôle important dans les échanges culturels entre l’Europe et l’Argentine, s’engageant aussi activement dans les mouvements féministes du pays. En 1931, elle fonde Sur, une revue et maison d’édition distribuée également à Paris et à Madrid qui vise à faire connaître la littérature étrangère en Argentine. Elle soutiendra plusieurs auteurs français dont Denis de Rougement, Roger Caillois ou Drieu de La Rochelle avec lequel elle aura une relation amoureuse.

Ocampo découvre Dante à l’âge de seize ans et c’est une révélation. Elle approfondit cette découverte capitale grâce aux conférences d’Henri Hauvette à la Sorbonne. Son essai sur Dante est son premier livre qu’elle rédige en français, langue privilégiée par le milieu cosmopolite du début du XXème siècle. Le livre ne sera publié en France qu’en 1926. C’est l’édition de Roland Béhar dont la préface retrace l’histoire passionnante de la conception, la réception et les différentes éditions de ce texte, qui est rééditée quatre-vingt-quinze ans après sa parution.

À Lire Aussi

"Je me retournerai souvent" de Michel Lambert : le peintre des replis de l’âme à l'écriture cristalline

Dans son introduction, Ocampo précise qu’elle s’adresse « aux simples lecteurs », proposant une lecture personnelle de la Divine Comédie qui s’inscrit parmi les lectures poétiques non académiques dont les plus célèbres et quasi contemporaines, sont celles de T.S. Eliot ou Ossip Mandelstam. Ocampo conçoit la lecture comme une rencontre entre deux âmes, sans intermédiaires. Deux livres paraissant à l’occasion du sixième centenaire de la mort de Dante, l’inspirent et la confortent dans sa démarche : L’Ode jubilatoire de Paul Claudel et La poesia di Dante de Benedetto Croce. Ceux-ci prônent en effet une lecture de l’oeuvre dantesque libérée du poids des commentaires des spécialistes. Même Borges qui pourtant avait émis des critiques à l’encontre du texte de la jeune écrivaine, s’exclame : « On a pas le droit de se priver du bonheur de lire la Divine Comédie, de la lire de façon naïve. Ensuite viendront les commentaires. » Alors, avec humilité et courage, Ocampo s’approprie les trois cantiques. Son exploration de « l’amour incorruptible » qui débute avec le sort douloureux de Francesca (da Rimini) jusqu’à l’apparition à la fin du Purgatoire de Béatrice (Portinari), se fait l’écho de sa vie personnelle. « Je ne lisais pas Dante, je le vivais ». Il devient son maître à penser : « Tu as été mon Virgile et moi, ta vivante parmi les morts ». 

Ocampo nous invite à prendre part au voyage de l’âme du poète qui à travers les trois royaumes, allant du sensible au spirituel, opère ce qu’il nomme le « trasumanar ». Un dépassement de soi auquel chacun peut aspirer s’il tend vers la perfection de son être, selon ses capacités. Certes, il est plus facile de choisir notre survie à une existence plus exigeante mais il ne tient qu’à nous-mêmes de conquérir le paradis, ici et maintenant. L’écrivaine argentine nous livre sa lecture du grand poème allégorique : « Qu’est-ce que l’enfer sinon le labyrinthe des fausses appréciations, la chair triomphant sur l’esprit et emprisonnant celui-ci dans le cercle de ses erreurs ? Qu’est-ce que le purgatoire sinon l’issue trouvée, grâce au fil conducteur de la bonne volonté ? L’issue trouvée par l’esprit qui se collette encore avec la chair, mais qui déjà la domine ! Et qu’est-ce que le paradis sinon le triomphe absolu de l’esprit ? ».

À Lire Aussi

La Nuit du 5-7 : Jean-Pierre Montal exhume de la mémoire collective ce drame et restitue de manière saisissante l’atmosphère des années 60 et 70

C’est par la création, le chant poétique, que Dante parvient à se transcender. Ce long cheminement commence avec la Vita nova qui annonce sa volonté de quitter l’amour courtois pour rejoindre l’amour divin. Conquête rendue possible à travers l’élaboration de deux ouvrages, d’abord le Convivio, une étude de la philosophie, ce « pain des anges » indispensable pour atteindre la sagesse, puis le De Vulgari Eloquentia, une réflexion sur les langues. La traversée des trois royaumes est aussi le temps d’une métamorphose de la langue. De l’obscurité de l’Enfer à la lumière du Paradis, Dante forge chant après chant une langue nouvelle grâce à l’invention de la terza rima, assurant ainsi une forte unité à l’ensemble du poème. En apportant un renouveau à la poésie, il vise à créer une unité linguistique qui seule peut permettre la réalisation de l’unité politique qui lui tient à coeur.

Il faut donc lire l’essai de Victoria Ocampo comme une exhortation à ne pas demeurer à la porte de la Divine Comédie. « Mystérieuse est la lumière et non l’obscurité du livre » nous dit Edmond Jabès. En effet, telle est la puissance de la « pensée imagée » que recèle cette oeuvre, qu’elle demeure agissante d’une époque à l’autre, nous éclairant de son humanisme qu’il nous revient de réinventer. « Dante, ce contemporain », nullement moralisateur, s’offre comme modèle à chaque lecteur prêt à entreprendre ce chemin de vérité avec lui.

Si vous allez vous recueillir sur sa tombe à Ravenne au crépuscule, vous entendrez résonner dans l’air « cette hymne épique écrite pour glorifier la fraternité universelle des âmes » (Christiane Rancé) comme un appel à préserver les racines culturelles de l’Europe.

Victoria Ocampo, De Francesca à Béatrice. À travers la Divine Comédie, éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 240p., 2021, 17 €

À Lire Aussi

"Météores" de Stéphane Barsacq : la levée d’un espoir nous exhortant à "l’insoumission devant les défaites du temps"

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !