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Vous connaissez tous l'illustration de la "Marche du progrès"... mais pas forcément à quel point elle est erronée
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la frise qui cache le buisson

On connaît tous cette image : c'est l'une des plus célèbres illustrations scientifiques de l'histoire. Pourtant, elle contient et suggère de nombreuses erreurs, qui nuisent à la bonne compréhension de la théorie de l'évolution.

Locuste

Locuste

https://twitter.com/Locuste_

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Avant toute chose, il faut savoir que nous devons cette image, ou plutôt cette représentation erronée de l'évolution humaine, à l'artiste Rudolph Franz Zallinger, qui l'a dessinée pour l'ouvrage de Francis Clark Howell, intitulé Early Man.

Paru aux éditions Time-life en 1965, Early man s'inscrit dans une longue série de 25 ouvrages qui abordaient, en les vulgarisant, de nombreux thèmes relatifs à notre environnement comme l'univers, les montages ou encore la mer.

De son côté, Early man se penchait sur les débuts de l'histoire de l'homme, en retraçant son évolution sur la base de ce qu'on en savait à l'époque.

Mais ce qui a profondément marqué les esprits dans cet ouvrage, c'est une illustration sous forme de dépliant, accolée au chapitre « Road to Homo sapiens »... Ici, je vous la propose dans sa version intégrale, qui s'étend sur quatre pages et demie.

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Toutefois, c'est dans sa version abrégée (qu'on obtient lorsque tout est replié) qu'elle va s'imposer en traversant les époques. On l'appelle « La marche du progrès ».

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Simple et facile à retenir, cette image est devenue légendaire dans le monde entier : Alger, Belize, Kinshasa ! Omniprésente dans les vieux manuels scolaires, relayée à foison par les médias, elle a également joui dans la culture populaire d'un incroyable succès qui peine aujourd'hui à se démentir. Il suffit de voir la quantité de détournements dont elle fait l'objet : on en trouve partout sur internet, et si je ne m'avancerais pas à dire qu'ils sont tous de bon goût, certains m'arrachent parfois un sourire.

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Finalement, le gros problème avec cette image (et ses innombrables reprises), c'est de s'en servir au premier degré... à plus forte raison quand on veut lutter contre l'anti-science ! Mais trêve de bavardages, entrons dès maintenant dans le vif du sujet.

La « Marche du progrès » nous montre une gamme de six personnages avançant en file indienne, et dont les cinq premiers sont chacun l'ancêtre de celui qui se trouve juste devant : on part du chimpanzé courbé et quadrupède * puis, progressivement, les silhouettes se redressent, perdent leurs poils et deviennent bipèdes avant d'aboutir à l'étape finale de l'évolution : l'Homo sapiens. Autrement dit, l'homme. Alors je dois bien reconnaître que c'est très séduisant sur le papier. Malheureusement, cette représentation simplifiée du réel comporte de graves erreurs. La première sans doute, c'est de laisser croire que l'évolution jusqu'à l'homme, depuis son lointain ancêtre, a été linéaire. Qu'il n'a existé eu qu'un seul chemin évolutif. Il n'y a rien de plus faux !

En réalité, l'évolution se présente bien davantage sous la forme d'un arbre buissonnant comme celui-ci. Un arbre dont les ramifications irrégulières seront susceptibles de se ramifier à leur tour... ou bien d'être élaguées au fil du temps (ce qui correspond à l'extinction des espèces concernées). S'agissant de la lignée humaine, le débat reste ouvert quant à la structure exacte de notre arbre évolutif. Cependant, il existe un réel consensus autour du modèle d'évolution en forme de buisson. 

Imagehttps://slideplayer.fr/slide/14651019/

On peut déjà mesurer à quel point la route vers Homo sapiens n'était pas un long fleuve tranquille : cela n'avait rien d'une évidence au départ ! Deuxième point d'accord : contrairement au récit de la « Marche du progrès », on voit que l'homme ne descend pas du chimpanzé

mais partage avec lui un ancêtre commun qui vécut sur Terre il y a 7-8 millions d'années. Troisièmement, l'Homo sapiens ne descend pas non plus de l'Homo neanderthalensis (Néandertal) ! Ces deux humanités sont en fait des cousines qui possèdent également un ancêtre commun !

Et puisque j'ai trop envie de digresser sur Néandertal, sachez qu'on (Homo sapiens) a d'ailleurs longtemps coexisté avec lui sur cette Terre. Mieux, on l'a côtoyé durant plusieurs millénaires...

... Ce qui a finalement donné lieu à des métissages ! C'est pour ça qu'aujourd'hui encore, un peu d'ADN néandertalien subsiste en nous... comme le montre cette étude publiée dans Nature.

Pendant longtemps, on a cru que cet ADN se trouvait uniquement chez les descendants des sapiens qui avaient côtoyé Néandertal (c'est-à-dire en Europe et un peu en Asie, où nos ancêtres avaient migré en provenance de leur berceau : l'Afrique).

Pourtant, de nouvelles études nous suggèrent qu'il y en a aussi chez les descendants des sapiens restés en Afrique, où Néandertal ne se trouvait pas jusqu'à preuve du contraire.

On peut donc supposer, entre autres hypothèses, que l'ADN néandertalien ait été introduit en Afrique par des sapiens revenus d'Europe il y a très longtemps. Une chose est sûre, cependant : des sapiens ont trouvé Néandertal digne d'intérêt ! Cela vous paraît choquant ? Eh bien ! figurez-vous que contrairement aux idées reçues, l'Homo neanderthalensis était loin de la brute épaisse qu'on nous décrit parfois (encore trop souvent). Il pratiquait des rites funéraires, dressait des totems (un signe de religiosité ?), maîtrisait le feu, tallait la pierre, le bois et l'os et cuisait même sa nourriture.

D'autre part, il n'est pas totalement exclu à ce jour qu'il ait aussi communiqué par le langage. Une autre humanité, on vous dit ! (Et aujourd'hui, une icône de la préhistoire qu'on retrouve même dans les paroles d'un Booba.)

Pourtant, une mauvaise réputation précède l'homme de Néandertal, et cela depuis sa découverte en 1856 *, dans un XIXe siècle où le racisme gangrénait les milieux scientifiques. Arrivé dans une telle ambiance, Néandertal a d'abord reçu l'accueil que l'on s'imagine.

On le percevait comme un être inférieur, un homme primitif qui devait servir de trait d'union entre l'homme et le singe. Il a donc fallu remettre un peu de science au cœur du débat pour détricoter ces préjugés !

Il n'empêche. La réhabilitation (progressive) de Néandertal ne saurait venir à bout de l'orgueil des hommes, toujours prompts à se voir comme des élus de la nature.

Cette propension n'avait d'ailleurs pas épargné un certain Aristote, qui dans sa fameuse échelle de la nature, scala naturæ, plaçait l'homme au sommet de tous les organismes (PS : je rappelle qu'il ne croyait pas à l'évolution des espèces, mais en leur fixité).

Et ce n'est pas beaucoup mieux dans l'illustration de Rudolph Franz Zallinger... En effet, même si elle tient compte de l'évolution des espèces, la façon qu'elle a de nous présenter des personnages à la taille croissante nous suggère que 

1) l'évolution est synonyme de progrès

2) l'homme s'en veut la quintessence, et peut-être le point final Vous l'aurez compris, c'est là une vision déformée, et résolument anthropocentrique de la nature. Mais avant d'expliquer pourquoi, il serait judicieux de prendre cinq minutes pour se mettre au clair sur la théorie

Car autant l'avouer, celle-ci est encore très mal comprise, notamment de ceux qui l'admettent - et au rang desquels se trouvent même des scientifiques !

On va donc s'intéresser aux deux piliers majeurs de cette théorie * que sont les variations héréditaires fortuites (dont la cause génétique échappait à Darwin) et la fameuse sélection naturelle.

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Tout d'abord, il faut savoir que l'apparition de nouveaux traits héréditaires au sein d'une espèce est le fruit de mutations génétiques, c'est-à-dire, de modifications apparues dans la séquence ADN (et s'il y a vraiment beaucoup de mutations, on peut alors assister carrément à l'apparition d'une nouvelle espèce). Seulement, ne croyez surtout pas que ces mutations puissent être déclenchées d'une manière ou d'une autre pour permettre à une espèce de s'adapter à son milieu.

Si vous avez encore cette idée en tête, le moment est venu de la bannir pour toujours. Non, les mutations ne se produisent pas sur commande pour répondre à un quelconque besoin identifié. Bien au contraire, elles surviennent tout à fait au hasard !

Et si d'aventure ces mutations correspondent très bien aux exigences d'un environnement donné, alors ceux qui les portent se retrouveront avantagés face aux congénères qui, eux, ne les possèdent pas.

En effet, si la ou les mutations permettent un camouflage efficace (via un changement de couleur, par exemple), une meilleure accélération pour échapper aux prédateurs, ou de mieux les repérer grâce à une ouïe plus performante, cela augmente les chances de survie à long terme,

et donc celles de se reproduire un maximum. Résultat, ces mutations vont se propager au sein de l'espèce, et après de nombreuses générations, la plupart des individus, si ce n'est la totalité, en seront pourvus. Voilà ce qu'on appelle la sélection naturelle.

Ce bel insecte, qui a pour prédateurs des oiseaux, ce bel insecte vit sur les troncs de bouleau. Et comme on peut le voir ci-dessous, il en existe deux variétés différentes : des blancs et des noirs.

Seulement, au cours de la période d'industrialisation qu'a connu l'Angleterre au XIXe siècle, des matières polluantes (la suie, entre autres) ont commencé à se déposer sur les troncs d'arbres. 

Ce petit changement a offert un précieux camouflage aux papillons noirs, tandis que les blancs, eux, sont devenus très repérables, de sorte qu'ils ne pouvaient plus, ou beaucoup moins échapper à la vigilance des prédateurs.

Résultat, la population de blancs s'est mise à décroître en même temps que la proportion de noirs, bien à l'abri, augmentait. Peut-être alors que les blancs auraient fini par s'éteindre...

Mais cela était sans compter sur un nouveau rebondissement, survenu quelques années plus tard. En effet, après l'instauration d'une politique moins polluante, les troncs d'arbres se sont de nouveau éclaircis, profitant pour le coup aux papillons blancs, qui sont alors redevenus majoritaires. Quel enseignement peut-on en tirer ? Qu'il faut à tout prix éviter d'amalgamer la sélection naturelle avec une loi du plus fort qui ne dit pas son nom. Loin de s'appuyer uniquement sur des facteurs intrinsèques, la sélection naturelle repose en effet sur l'interaction continue entre une espèce et son milieu. Si, dans certaines conditions, une population A est favorisée par rapport à la B, un nouveau contexte peut très bien renverser la vapeur. Du coup, il reste impossible de hiérarchiser les papillons blancs et noirs : leur succès va dépendre des circonstances (ce qui vaut également si on essaie de comparer deux espèces différentes). Il n'y a donc pas de mieux, de meilleur ou de supérieur dans la nature. Tout cela est subjectif, donc pas scientifique.

D'autre part, il ne faudrait pas tomber dans le piège de réduire la sélection naturelle à la seule question de la survie. Parce qu'en réalité, ce qui importe d'un point de vue strictement évolutif,

ce n'est pas tant la survie (à condition bien sûr d'arriver à l'âge adulte !) que le succès reproductif *. La survie en tant que telle ne sert à rien si elle ne débouche pas sur la transmission des gènes, seul moyen d'assurer la pérennité de ses caractères au sein de l'espèce.

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Donc, parler de sélection naturelle pour justifier la mort de personnes âgées ou à la santé précaire - voire de celles qui se tuent bêtement suite à un pari dangereux entre potes - ne veut rien dire du point de vue évolutif. Ces individus pourraient avoir beaucoup d'enfants...

Quoi qu'il en soit, si l'évolution ne poursuit pas d'objectif, si elle ne tend pas à améliorer les espèces, et, enfin, ne comporte ni de haut, ni de bas, que nous reste-t-il alors pour défendre une quelconque supériorité d'Homo sapiens sur les autres créatures vivantes ?

Pour répondre à cette question, le trait qui nous viendra forcément à l'esprit comme un réflexe pavlovien, c'est bien sûr notre intelligence unique, fruit du très gros cerveau * qu'on possède relativement à notre taille.

Grâce à l'intelligence, nous avons certes quitté le monde sauvage et accompli des prouesses, dont l'énumération aurait nécessairement le défaut d'être incomplète (en plus de créer des jalousies). Des exploits qui, nous le savons très bien, demeurent inaccessibles aux autres espèces beaucoup moins conscientes que nous de leur existence. Mais une fois qu'on a dit tout ça, qu'est-ce qui pourrait nous permettre d'affirmer que l'intelligence se veut un trait supérieur, une aptitude ou une qualité plus noble que les autres ?

C'est là encore une vision anthropocentrique de la nature, qui n'a pas sa place dans le domaine évolutif. D'autre part, n'oublions pas que l'intelligence a aussi des effets indésirables ! Telle une arme à double tranchant, elle pourrait très bien causer un jour notre perte.

Ou, au moins, ne pas nous sauver d'un malheur fortuit. Supposons qu'un géocroiseur d'envergure se fracasse sur le sol terrestre. Avec tous les changements induits sur notre habitat, croyez-vous qu'on serait plus adaptés que les cafards à ce nouveau milieu ? 

Et encore, je parle des cafards, mais bien avant ces derniers, on pourrait déjà s'intéresser aux bactéries, dont le succès évolutif ne se dément pas depuis des milliards d'années. Et, qui, d'ailleurs pèsent très lourd dans la biomasse comparées à nous autres humains...

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Loin d'être ennuyeuses, les bactéries se distinguent par une foule adaptations qui manquent à l'Homo sapiens. Sachez par exemple qu'il existe des bactéries dites magnétotactiques, capables de se déplacer selon les lignes du champ magnétique terrestre !

D'autres, quant à elles, peuvent se targuer d'émettre de la lumière :

D'autres enfin se nourrissent par photosynthèse - un mécanisme qui permet la production d'énergie à partir de la lumière. Parmi ces bactéries, certaines (appelées cyanobactéries) réalisent une photosynthèse qui s'accompagne de la fabrication d'oxygène : c'est la photosynthèse dite oxygénique (en opposition avec la photosynthèse anoxygénique, qui, elle, n'en produit pas).

Et vous savez quoi ? Par le biais de cette photosynthèse oxygénique, les cyanobactéries ont été responsables d'une augmentation prodigieuse du taux d'oxygène dans notre atmosphère !

Il y en a très peu en Asie du sud-est. On a alors très vite compris que la sélection naturelle avait opéré sur le continent européen, et que cette persistance de l'enzyme (apparue il y a 5-10 000 ans selon les estimations) avait procuré un avantage considérable pour des raisons encore assez mystérieuses (meilleure survie grâce au lait en période de famine ou de mauvaises récoltes ?). Quoi qu'il en soit, et je préfère insister là-dessus plutôt deux fois qu'une : même si la persistance de la lactase ne s'est pas imposée partout (justement parce qu'elle ne conférait pas d'avantage dans tous les contextes), elle a bel et bien fait son apparition indépendamment à divers endroits du globe. Elle n'est donc pas un « truc de blancs » ou d'européens, ni une preuve de supériorité contrairement aux fantasmes nourris par des suprémacistes. Mais une fois qu'on a dit ça, il n'en demeure pas moins que l'évolution continue au sein même de notre espèce... ... Et ne cessera de l'affecter qu'au moment de son extinction ! *

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Ainsi, pour conclure ce réquisitoire contre la « Marche du progrès » : L'évolution n'est pas linéaire mais prend de nombreux chemins imprévisibles Sapiens ne descend pas de Néandertal ni du chimpanzé L'homme n'est pas la quintessence de l'évolution ni son point final

L'évolution n'est pas un progrès La vulgarisation est une tâche difficile : à trop simplifier les choses, on en vient parfois, hélas, à transmettre une vision erronée de la réalité. Cette illustration en est l'un des plus tristes exemples. 

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