Loi sur le numérique : cet équilibre délicat entre efficacité de l’administration et état de droit que le gouvernement risque de fragiliser<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, présente le texte "Sécuriser et réguler l'espace numérique" lors d'une conférence de presse à l'Elysée, le 10 mai 2023.
Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, présente le texte "Sécuriser et réguler l'espace numérique" lors d'une conférence de presse à l'Elysée, le 10 mai 2023.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Régulation

Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la Transition numérique, a présenté le 10 mai un projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (SREN). Le fait de donner à l’administration le pouvoir de réguler l’internet pose des questions difficiles.

Les Arvernes

Les Arvernes

Les Arvernes sont un groupe de hauts fonctionnaires, de professeurs, d’essayistes et d’entrepreneurs. Ils ont vocation à intervenir régulièrement, désormais, dans le débat public.

Composé de personnalités préférant rester anonymes, ce groupe se veut l'équivalent de droite aux Gracques qui s'étaient lancés lors de la campagne présidentielle de 2007 en signant un appel à une alliance PS-UDF. Les Arvernes, eux, souhaitent agir contre le déni de réalité dans lequel s'enferment trop souvent les élites françaises.

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Le gouvernement a déposé le 10 mai un projet de loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Son objectif : soustraire les enfants au déferlement des images pornographiques en ligne. Il n’est sans doute pas nécessaire de souligner ici combien le gouvernement a raison dans ses buts : l’accès aisé à la pornographie est un fléau dont on mesure mal le caractère destructeur pour nos enfants. 

Pourtant, plus qu’en toute autre matière, le régime des libertés publiques impose le sens de la mesure, qui recouvre en droit le principe essentiel de proportionnalité. La question n’est donc pas de savoir s’il est justifié ou non de limiter telle ou telle liberté publique. Elle est de se demander où se fixe l’équilibre entre la liberté et l’interdiction et, au moins autant, à qui est confiée cette délicate mission, assortie de quelles garanties procédurales. 

Rappelons ici l’essentiel du dispositif proposé par le gouvernement. L’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) se verrait confier des pouvoirs de blocage des sites auprès des fournisseurs d’accès et des moteurs de recherche (article 2). Le projet prévoit en son article 6, le déploiement d’un filtre national de cybersécurité grand public pour protéger les consommateurs des arnaques en ligne, dont la mise en œuvre sera confiée à une série d’administrations fixée par un décret ultérieur. 

Un tel dispositif, dont, une fois encore, l’objectif n’est pas discutable, soulève quelques interrogations car il touche à l’équilibre entre la capacité d’agir de l’administration et le respect de l’état de droit. 

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Observons d’abord que ce texte prévoit des dispositions importantes en matière de libertés publiques. Il s’agit ici d’un foisonnement d’obligations, de blocages, pouvant être ordonnés à une série d’agents du net (fournisseurs d’accès, navigateurs, moteurs de recherche etc.). De tels pouvoirs de blocage seraient confiés à des autorités administratives. Sans faire insulte à ces dernières, il est un secret de Polichinelle que leur indépendance est parfois remise en question par le pouvoir politique. Que l’on songe ici à l’éviction récente de la Présidente de l’autorité de la concurrence qu’il n’a pas été possible de disjoindre d’une affaire « sensible ». De quelles protections, sauf à confier directement de tels pouvoirs au juge (par exemple au juge de libertés), bénéficieront donc les requérants, de telles ingérences ? En d’autres termes, les garanties procédurales qui entourent usuellement le recours au juge trouveraient-elles à s’appliquer à des autorités administratives, au moins partiellement ? 

Prenons un exemple qui illustre cette difficulté : le droit de la concurrence. L’un des malentendus fréquents entre les politiques français et la Commission est l’ampleur des pouvoirs dont dispose la Commission pour imposer des amendes, interdire des fusions etc. Mais, précisément, la Commission ne peut le faire que parce qu’elle agit comme une juridiction de premier ressort. Les décisions qu’elle rend, quand elles sont cassées en appel, le sont d’ailleurs non pas pour erreur économique (le contrôle de la Cour de justice de l’UE est celui de l’erreur manifeste), mais pour non-respect des droits de la défense et du contradictoire. La France de son coté, qui a une conception politique de la concurrence, pousse depuis des années pour une application moins juridique, plus rapide, et n’hésitons pas à le dire, moins entravée par des considérations d’état de droit et de neutralité à l’égard de tel ou tel acteur non européen, des prérogatives européennes en matière de concurrence. 

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Dès lors, au cas d’espèce, comment ne pas se poser la question du contexte dans lequel s’exerceraient les marges de manœuvre nouvelles que le projet du gouvernement donnerait à l’administration ? Quand bien même les autorités administratives actuelles feraient preuve du sens de la retenue qui s’impose dans l’utilisation de ces importantes prérogatives, de quelles garanties disposerions-nous à l’avenir ? Dans l’environnement international actuel, il n’est pas besoin de chercher très loin les dérives potentielles auxquelles l’on pourrait s’exposer si des autorités trop proches du pouvoir politique – bien plus en tous cas que les autorités juridictionnelles – faisaient mauvais usage de ces pouvoirs. 

C’est dire, en définitive, combien le fait de donner à l’administration le pouvoir de réguler l’internet, pose de questions difficiles. Un tel sujet, si l’on veut s’éviter d’ajouter encore de la crispation à la crispation et assurer la mise en œuvre sereine d’un dispositif dont tout le monde reconnaît la nécessité, mérite sans doute un vrai débat parlementaire. Et l’intervention du juge constitutionnel gardien des libertés publiques.

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