Petit mémo sur la « brutalisation des mœurs », cette stratégie utilisée par les fascistes dans les années 30 et que Raphaël Glucksmann accuse les Insoumis de remettre au goût du jour<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Raphael Glucksmann prononce un discours lors d'une réunion de campagne à Villeurbanne, près de Lyon, le 1er mai 2024.
Raphael Glucksmann prononce un discours lors d'une réunion de campagne à Villeurbanne, près de Lyon, le 1er mai 2024.
©OLIVIER CHASSIGNOLE / AFP

Dérive de l'extrême gauche

Le patron du PS dans la Loire, Johann Cesa, accuse la députée de La France insoumise, Andrée Taurinya, d'être derrière l'éviction de Raphaël Glucksmann, lors de la manifestation du 1er-Mai à Saint-Étienne. Selon la tête de liste PS-Place publique aux européennes, "notre démocratie sera emportée par ce phénomène de "brutalisation des mœurs" que les historiens placent à l’origine du fascisme".

Frédéric Le Moal

Frédéric Le Moal

Frédéric Le Moal est un historien spécialiste de l'histoire militaire et des relations internationales. Son intérêt se porte notamment sur les Balkans pendant les deux guerres mondiales, sur l'Italie mussolinienne et sur Pie XII.

Voir la bio »
Olivier Vial

Olivier Vial

Olivier Vial est Directeur du CERU, le laboratoire d’idées universitaire en charge du programme de recherche sur les radicalités.

Voir la bio »

Atlantico : Après avoir été exclu d’un défilé le 1er mai par des militants de La France Insoumise, Raphaël Glucksmann a dénoncé le phénomène de « brutalisation des mœurs ». Qu’est-ce qu’il entend par là ?

Frédéric Le Moal : Alors cette expression fait référence à un concept qui a été mis en avant par l'historien George Mosse, pour désigner la brutalisation des comportements provoqués par la Première Guerre mondiale sur les anciens combattants. Selon cette thèse, ils auraient gardé de leurs années de guerre, une violence qu'ils ne pouvaient plus exprimer, dans le combat militaire et qu'ils ont exprimée dans le combat politique, d'où l'extrême violence des années 1920 et des années 1930, où l'adversaire politique, devient un ennemi à abattre. Enfin, selon cette thèse, la "brutalisation des mœurs" aurait fait le lit des systèmes totalitaires des années 1930. Cette violence en politique, on la trouve, pendant l'entre-deux-guerres, aussi bien dans les groupuscules bolcheviques que dans les groupuscules fascistes ou nazis. En fait, ça a touché une bonne partie du monde politique, de ce que nous appellerions aujourd'hui les extrêmes, qui ont utilisé la violence dans le champ politique.

Olivier Vial : La brutalisation des mœurs est un concept d'un historien américain qui considère qu'entre les deux guerres, il y a eu une brutalisation de la vie publique qui est essentiellement liée à l'expérience de la guerre et au fait que les anciens soldats auraient acquis, pendant le conflit, une sorte d'habitude de la violence qui aurait continué ensuite dans la vie politique. Clairement, on est très loin de cela quand même. Raphaël Glucksmann a été sorti du cortège par des militants plutôt jeunes qui n'ont jamais eu d'expérience de la guerre et qui s'inscrivent dans quelque chose de très différent, une tradition qui, à mon avis, est plus liée à l'antifascisme qu'à cette brutalisation qui fait plutôt référence au mouvement fasciste de l'entre-deux-guerres. C'est un concept qui parle de l'Allemagne et là aussi, c'est un peu un point Godwin. Je pense que clairement, ce concept-là n'a aucun rapport avec ce qu'il s'est passé dans le cortège à Saint-Etienne. 

Est-ce que le candidat socialiste a raison de faire ce rapprochement entre un phénomène des années 30 et les méthodes de la gauche radicale d’aujourd’hui

Frédéric Le Moal : Il faut se méfier de cette manie de toujours revenir aux années 1930. Parce que la violence de l'extrême-gauche, elle s’exprime en permanence. C’est le refus de la médiation parlementaire. C'est-à-dire, le refus que les conflits politiques soient réglés par le débat et par le vote au sein d'un hémicycle parlementaire avec des personnes élues au suffrage universel. C'est ce que l'extrême-gauche a toujours refusé et condamné. Elle a toujours refusé le principe même de la démocratie représentative, puisqu'elle y voit une manipulation des classes bourgeoises qui abusent le bon peuple afin de se faire élire, de gouverner le pays et, une fois aux commandes, de défendre uniquement leurs intérêts de classe. Donc il n'y a rien de nouveau ici à l'extrême-gauche.

Olivier Vial : Je crois savoir que Raphaël Glucksmann est suffisamment précis sur les termes pour savoir qu'il fait référence à un concept qui n’est pas celui en œuvre au défilé de Saint-Etienne. Si par contre, il veut dénoncer l'augmentation de la violence politique dans nos sociétés, pour cela, il a totalement raison. Cette violence politique existe. Elle est très forte mais elle est d'une nature qui est radicalement différente. Ce n’est pas lié à une habitude de la violence acquise par l'habitude des conflits. C'est au contraire quelque chose qui est en train de renaître et qui est plutôt une tradition de gauche, ce qui n'est pas du tout le concept de la brutalisation. Donc je pense que si l'idée, pour lui, est de dénoncer la violence politique et le fait que des discours violents conduisent à faire accréditer et légitimer les actes violents, là, Raphaël Glucksmann a raison. Mais ce n'est pas tout à fait ce qu'il semblait dire quand il utilise le terme de "brutalisation". Donc la "brutalisation", non. La dénonciation d'une violence politique de plus en plus acceptée et légitimée, oui.

Est-ce que le militantisme intolérant de la gauche radicale actuelle est quelque chose d’inquiétant selon vous ?

Frédéric Le Moal : Il faut constamment garder à l'esprit que les minorités peuvent faire l'histoire. Ces militants sont ultra-minoritaires et on ne peut pas imaginer à l'instant que ces minorités soient capables de renverser la Ve République. Ce que nous avons vu mercredi dans les rues de certaines villes était un niveau de violence moindre que de précédents défilés du 1er mai, ou par exemple lors de la réforme des retraites il y a eu beaucoup plus de violence.  

Néanmoins, il ne faut jamais exclure le scénario du pire. Et le scénario du pire, c'est lequel ? C'est lorsque nous avons un de ces groupes, bien que minoritaire, qui serait extrêmement organisé et déterminé et qui ferait face à un pouvoir faible ou affaibli qui n'aurait pas la possibilité ou la volonté de le réprimer. Et donc on entrerait là dans une phase de déstabilisation de l'État. C’est effectivement ce qui s'est passé avant la Seconde Guerre mondiale.  

Ce que montrent les événements dont nous parlons, c'est l'importance de la légitimation de la violence par ces groupes. C'était le cas dans les années 1930 de la part des groupes fascistes et nazis qui aujourd'hui ont disparu. L’extrême-gauche, elle, a gardé cette culture de la violence qui était entretenue par les chemises noires ou par les chemises brunes dans les années 1930. Ça a toujours été la culture de l'extrême-gauche et elle ne l’a jamais abandonnée, elle ne l’a jamais reniée et elle l’utilise encore aujourd'hui contre ce qu'elle appelle les structures bourgeoises et fascistes. Et c'est cette violence légitimée qui, à mon sens, est le point sur lequel il faut beaucoup insister pour comprendre ce qu'est l'extrême-gauche révolutionnaire.

Olivier Vial : On est face à un phénomène qui a quelque chose de très inquiétant. Le débat politique n'est plus un débat politique, c'est un combat de sumo. L'objectif est de faire sortir l'adversaire du champ du débat par tous les moyens, en le discréditant, en l'attaquant ad hominem ou en lui mettant une pression physique telle qu'il finit par renoncer à continuer à débattre. Cela est inquiétant. Nous assistons à l'augmentation de la violence continue. Il y a quelques années, c'était simplement des invectives. Aujourd'hui, des militants vont mener des agressions, comme ils l'ont fait envers Raphaël Glucksmann dans une manifestation. Mais cela va encore beaucoup plus loin. Des militants d'extrême-gauche, des antifas vont aller ficher des adversaires. Ils vont aller regarder où ils habitent. Ils vont leur mettre la pression, dans leur boîte aux lettres, afin de leur faire comprendre que même en dehors du débat, même en dehors d'un plateau télé, ils sont capables d'aller mettre la pression chez eux. Ce phénomène est vraiment quelque chose de nouveau. Ça ne fait que quelques années que cela se développe. Cette augmentation de la violence et de la pression est intolérable. La deuxième chose qui rend les choses inquiétantes est que l'on voit effectivement qu'il y a aussi un élargissement de ce qui est considéré par ces militants comme fasciste. Pour considérer aujourd'hui que Raphaël Glucksmann est un réactionnaire fasciste, il faut aller très loin et la définition de ce qui est le camp du bien pour eux devient de plus en plus étroite. Tous ceux qui ne partagent pas l'intégralité de leurs revendications sont considérés comme des adversaires à exclure du débat politique et du débat démocratique. Cela est vraiment très inquiétant. Il y a une radicalisation des méthodes et de la violence et un élargissement de ceux qui sont considérés comme leurs adversaires. Donc au final, il y a quelque chose qui est réellement antidémocratique puisqu'il n'y a que quelques personnes qui, selon eux, ont le droit à la parole. Ce constat peut être fait de plus en plus dans les débats, dans la manière dont notamment LFI ou les membres de Révolution Permanente considèrent qu'ils sont les seuls à avoir le droit de la parole. Cela est de plus en plus théorisé. Dès lors que cela est légitimé, y compris par des écrits universitaires, qu'une pratique de plus en plus violente du débat dans les mots, mais aussi dans les actes es tà l'oeuvre, et que de plus en plus de gens deviennent des chiens de garde de ce débat et vont jusqu'à pressuriser leurs adversaires, il y a une dérive qui est très dangereuse.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !