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Des diplomates américains, européens et russes sont réunis à Genève afin d'évoquer le dossier ukrainien. La Russe récolte-t-elle les fruits de sa stratégie ?
Des diplomates américains, européens et russes sont réunis à Genève afin d'évoquer le dossier ukrainien. La Russe récolte-t-elle les fruits de sa stratégie ?
©Alexei DRUZHININ / SPUTNIK / AFP

Lentement mais sûrement

Diplomates russes, américains et européens sont plongés dans une semaine d’intenses négociations comme on n’en avait pas connu depuis les années 90 et les guerres des Balkans.

Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Atlantico : Des diplomates américains, européens et russes sont réunis à Genève, en Suisse, pour évoquer le dossier ukrainien. Où en sont les négociations ? Se dégage-t-il actuellement un rapport de force ? La Russie a-t-elle des atouts ou des moyens de pression à l’heure actuelle

Cyrille Bret : Depuis 2014, les négociations sur l’Ukraine ont bien du mal à produire des résultats concrets. Les négociations actuellement en cours risquent également d’être bloquées dans une impasse. Depuis le soulèvement Euromaidan à Kiev, la guerre dans le bassin du Don (Donbass) et l’annexion de la Crimée par l’annexion en 2014, les parties en présence ont des postures qui empêchent les compromis. L’Ukraine, soutenue par les Etats-Unis et l’Union européenne, demande le rétablissement de sa souveraineté et de son intégrité territoriale. Cela signifie la réintégration de la Crimée dans l’État ukrainien, la cessation des ingérences russes dans l’est du pays et le libre choix de ses alliances afin de candidater à l’OTAN. Pour la Russie, ces revendications sont d’autant plus inacceptables qu’elle ne se considère pas comme partie à un conflit qu’elle décrit comme une guerre civile. La restitution de la Crimée à l’Ukraine contreviendrait selon elle au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans la mesure où la Crimée est devenue le 18 mars 2014 un « sujet » de la Fédération de Russie par un vote ; l’arrêt des combats dans l’est du pays n’est pas du ressort de la Russie selon elle ; quant à la liberté de rejoindre l’OTAN, la Russie a explicitement demandé depuis 10 ans que les Occidentaux s’engagent à ne plus intégrer dans l’Alliance atlantique d’anciennes Républiques Socialistes Soviétiques (RSS) comme l’Ukraine, la Géorgie, etc. D’évidence les positions sont inconciliables et les compromis bien difficiles car il s’agit de postures de principe de part et d’autre : respect des frontières contre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

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Dans le contexte de tensions, la Russie dispose d’atouts importants et très visibles. Sa puissance militaire est en reconstruction depuis 2009 ; sa puissance médiatique mondiale se développe grâce à des chaînes de télévision et des sites internet en langue étrangère ; le statut international de Vladimir Poutine a été construit depuis 20 ans grâce à un activisme tous azimuts et des conférences de presse fleuves une à deux fois par an. Le principal atout de la Russie dans ces négociations, c’est la longévité de son dirigeant qui a vu « passer » quatre présidents américains, quatre présidents français, au moins trois présidents ukrainiens… La Russie n’est pas nécessairement en position de force mais elle utilise très habilement ses atouts.

Françoise Thom : Comme il était prévisible, les trois négociations (Etats-Unis Russie ; OTAN Russie ; OSCE) ont débouché sur une impasse, la Russie ayant formulé des exigences qui revenaient à un suicide de l’OTAN - Sergueï Riabkov, le négociateur en chef, a annoncé au préalable que les concessions sont « complètement exclues », que la délégation russe est arrivée « non pas la main tendue », mais « avec une tâche clairement formulée qui doit être résolue » aux conditions de la Russie : « L'OTAN doit rassembler son barda et revenir aux frontières de 1997 », a-t-il déclaré sans ambages. Il reste à comprendre pourquoi Poutine a cru que les Occidentaux étaient prêts à capituler. Pour cela il faut essayer de raisonner comme lui, à travers le prisme de ses fantasmes soviétiques et de sa vision complotiste formée par le KGB. Pour lui l’Ukraine n’a pas d’existence propre, ce n’est pas une nation, mais un projet d’« Anti-Russie » né dans les chancelleries de l’Occident russophobe. Dans son esprit l’Ukraine est une arme braquée par l’Occident contre la Russie. En bon judoka Poutine a décidé de retourner cette arme contre les adversaires de la Russie.  Il s’est imaginé qu’en menaçant l’Ukraine d’une invasion, il arracherait aux Occidentaux la liquidation de l’OTAN sous couleur de sauver l’Ukraine. D’où le forcing auquel nous avons assisté ce dernier mois : Poutine croyait qu’en faisant monter la pression il mettrait les faibles Occidentaux KO.

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Poutine a-t-il une stratégie bien établie, notamment d’un point de vue économique envers les pays occidentaux ou d’Europe de l’Est ? 

Cyrille Bret : La Russie dispose d’une stratégie assez claire vis-à-vis des Etats d’Europe. Celle-ci est en partie explicitée dans les documents stratégiques publiés par le Kremlin. Tout d’abord, la Russie aborde les relations internationales à partir du principe classique de la souveraineté des Etats : comme l’Union européenne et les différentes organisations internationales d’Europe (OSCE, OTAN, Conseil de l’Europe) ne sont pas des Etats, la Russie ne traite pas avec elles sur un pie d’égalité. Deuxième axe stratégique : la Russie prvilégie les relations bilatérales avec les Etats membres de l’UNion européenne. Cela lui permet d’établir des passerelles : avec la Hongrie et la présidence tchèque sur des bases idéologiques (floues) de refus de la démocratie libérale ; avec la Grèce et Chypre sur des bases culturelles et religieuses (solidarité orthodoxe). A l’extérieur de l’Union européenne, envers les anciennes RSS, la Russie manie le bâton (envers les Etats baltes, l’Ukraine) et la carotte de l’intégration économique (avec la Biélorussie, l’Arménie). Elle a mis sur pied des organisations internationales qui lui permettent de faire sentir son influence tout en échappant aux accusations d’impérialisme : l’union économique eurasiatique dans le domaine économique et douanier, l’OTSC dans le domaine sécuritaire. Mais il y a loin de cette stratégie à la reconstitution d’un empire.

Françoise Thom : Concernant l’Europe centrale et orientale, la politique du Kremlin est de prendre le contrôle des élites (essentiellement par la corruption et le chantage), de l’isoler et de la démoraliser en lui insufflant des doutes sur la protection de l’OTAN. Concernant l’Europe occidentale, le but de Moscou est de créer une dépendance énergétique telle que grâce au poids des lobbies énergétiques liés au Kremlin aucun gouvernement européen ne pourra mener une politique non conforme aux souhaits russes. Il ne s’agit pas que du contrôle des approvisionnements gaziers. La Russie s’efforce notamment de contrôler l’uranium kazakh, important pour l’industrie nucléaire française. Cette dépendance énergétique est renforcée par une guerre psychologique menée contre l’Europe par  la propagande du Kremlin, ayant pour but de saboter toute solidarité européenne, d’inciter les Européens à mépriser leurs institutions politiques et se détourner de leurs libertés, d’encourager le complotisme qui abêtit les peuples et les rend manipulables. 

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Dans quelle mesure la Russie récolte-t-elle les fruits de sa stratégie de long terme vis-à-vis des ex-pays de l’URSS, de l’entretien des divisions politiques, du fait de saper la constitution d’élites solides, etc. ? 

Cyrille Bret : La Russie a une priorité stratégique, laver l’affront et l’humiliation des années 1990.  Son statut de puissance mondiale et même simplement continentale lui a été retiré ; elle ne constitue plus le pôle incontesté de référence pour les anciennes RSS ; elle se voit contestée par l’OTAN, l’Union européenne mais aussi la Chine et la Turquie dans ses espaces anciennement soviétiques : la Baltique, la Mer Noire, le Caucase et l’Asie centrale. En conséquence, elle souhaite rétablir son influence là où c’est encore possible. Vis-à-vis de la Géorgie, des trois Etats baltes et de l’Ukraine, la Russie sait que son influence est durablement réduite en raison des opérations militaires, des activités dans le cyberespace et de l’intégration des Baltes dans l’OTAN. Mais, dans ces anciennes RSS, elle maintient une tension afin de les empêcher de « basculer » plus encore vers l’Ouest. Dans les RSS plus proches (Biélorussie, Arménie, Moldavie, Républiques d’Asie centrale, la Russie passe à l’action depuis plusieurs années : elle est désormais le seul soutien du régime Loukachenko frappé de sanctions en 2020 après les fraudes électorales et la répression ; elle entretien la tension avec la Moldavie via Tiraspol ; et dans les Républiques d’Asie centrale, elle agit comme le stabilistateur de régimes qu’on découvre plus fragiles. En somme, la Russie réinvestit ces régions sur tous les plans :   politique, militaire, médiatique, etc. Mais dans une faible mesure pour le moment. Ces Etats ne veulent pas être considérés par Moscou comme des satellites à l’instar des démocraties populaires du temps de l’URSS.

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Françoise Thom : La politique de Poutine a permis de remporter des succès locaux dans l’espace ex-soviétique, notamment la mise au pas du Belarus, mais le bilan global n’a rien de glorieux. La Russie suscite la crainte, la méfiance, voire l’hostilité de tous ses voisins. Bien mieux, ces dispositions deviennent perceptibles dans la plupart des pays européens. On observe ces derniers temps une nette évolution des pays démocratiques, à laquelle le Kremlin, habitué aux complaisances et aux démissions successives de ses partenaires occidentaux, ne s’attendait certainement pas. Poutine  a réussi à recréer un « Occident collectif » disparu depuis la détente. Lors des négociations de cette semaine, les Occidentaux ont présenté un front uni. Pour le Kremlin qui a constamment encouragé la zizanie entre Européens, entre Européens et Américains, c’est une cinglante déconvenue. 

En cas de manœuvre militaire de la Russie, le président américain Joe Biden a déclaré que Moscou connaîtrait « les sanctions économiques les plus massives de son histoire » en menaçant notamment d’exclure Moscou du système SWIFT. Ces menaces peuvent-elles permettre de faire reculer la Russie ? A-t-elle un talon d’Achille ? 

Cyrille Bret : Ces menaces n’infléchiront pas la stratégie de la Russie car elles reposent sur une dissymétrie : d’un côté, il s’agit d’un objectif stratégique majeur, rétablir un glacis défensif envers l’Ouest ; de l’autre côté, les sanctions économiques américaines sont limitées et produisent des effets en proportion. De plus, la Russie est déjà sous sanctions occidentales depui 2014 : elle a développé des stratégies de contournement de ces sanctions. Les stratégies de sanctions sont indispensables pour marqué la détermination des Occidentaux. Mais elles ne seront pas suffisantes pour infléchir réellement le cours de la politique étrangère russe.

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Françoise Thom : En effet l’annonce de ces sanctions a mis les media russes en effervescence : ce sont surtout les sanctions visant la fortune de Poutine et de ses proches qui suscitent une réaction hystérique. L’effet de telles sanctions serait psychologiquement bénéfique en Russie : les Russes en tireraient la conclusion que les Occidentaux ne craignent pas Poutine et ils relèveraient peut-être la tête. Si le Congrès révèle ce qu’il sait de l’argent caché de Poutine et de son clan on aura un Navalny thermonucléaire. 

Quel pourrait-être l’avenir de cette crise ? Les négociations sont-elles au point mort ou se dégage-t-il une tendance ?

Cyrille Bret : La partie russe n’a en réalité pas d’intérêt à les faire progresser. Le but stratégique de la Russie est d’éviter la constitution d’un Etat ukrainien fort, autonome et rattaché à l’OTAN. Dans la situation actuelle, l’État ukrainien ne peut apparaître comme un acteur de la sécurité en Europe. L’Ukraine n’est pas un acteur mais un enjeu des relations internationales. Et tout progrès dans les négociations sur l’Ukraine amènerait à changer la donne et conduirait à des compromis sur l’affaiblissement du pays. Quant aux Occidentaux, ils ne sont ni prêts à « mourir pour Kiev » ni à s’investir dans le dossier. Pour les Etats-Unis, cette négociation n’est qu’une priorité de second rang après la rivalité avec la Chine, les accords de désarmement avec la Russie, l’apaisement dans le cyberespace, etc. Quant aux Européens, ils ont un intérêt plus direct à peser dans l’élaboration de système de sécurité et de paix en Europe. Mais ils maitrisent encore mal les outils de la puissance pour peser face à une Russie bien plus pauvre qu’eux mais plus déterminée et plus inventives. En complément de leur politique de sanctions – qui est un succès très notable – ils doivent apprendre patiemment la grammaire de la puissance pour parler le langage de leurs intérêts en Europe en général et en Ukraine en particulier.

Françoise Thom : Si la Russie s’en tient à sa position initiale (« nous faisons ce que nous voulons chez nous et vous devez évacuer l’Europe ») le blocage est total. Ce qu’on peut dire avec certitude c’est que Poutine continuera à s’acharner sur l’Ukraine. Il poursuivra ses manoeuvres subversives en Europe, attisant les foyers de crise (dans les Balkans par exemple). On ne saurait exclure non plus des représailles militaires. Poutine a si bien domestiqué son entourage qu’il n’y a pas aujourd’hui d’équivalent du Politburo capable de corriger les errements du « leader national ». Pour les Occidentaux l’essentiel est de faire bloc et de durer. Poutine est programmé par sa formation au KGB. Il sait repérer les points faibles, user de la corruption, de l’intimidation, flatter les vanités nationales, souffler sur les antagonismes. Mais comme son action, en Russie et à l’étranger, poursuit des objectifs entièrement négatifs, sa politique va finir par s’autodétruire et les quelques hommes sur lesquels il s’appuie vont finir par se dévorer entre eux.

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