Laïcité et blasphème : les lycéens français ne sont ni très Mila, ni très Samuel Paty et il va nous falloir vivre avec cette génération « offensée »<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Ifop s'est penché pour la première fois sur la façon dont les lycéens perçoivent l'un des fondements de la République française, la laïcité, notamment après l'affaire Mila et la mort de Samuel Paty.
L'Ifop s'est penché pour la première fois sur la façon dont les lycéens perçoivent l'un des fondements de la République française, la laïcité, notamment après l'affaire Mila et la mort de Samuel Paty.
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Sondage

Dans un sondage réalisé pour la revue « Le Droit de vivre » et la Licra, l’Ifop révèle une profonde fracture générationnelle. Plus d'un lycéen sur deux (52%) se dit favorable au port de signes religieux ostensibles dans les lycées publics, soit deux fois plus que dans l'ensemble de la population (25%).

François Kraus

François Kraus

François Kraus est Directeur des études politiques au département Opinion de l'Ifop.

 

 

 

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Gilles Clavreul

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul est un ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il a remis au gouvernement, en février 2018, un rapport sur la laïcité. Il a cofondé en 2015 le Printemps Républicain (avec le politologue Laurent Bouvet), et lance actuellement un think tank, "L'Aurore".

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Atlantico : Dans ce sondage auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l'école, nous apprenons qu'un clivage se crée entre les jeunes et le reste des Français. L’appréhension des valeurs piliers telle que la laïcité est-elle en train de prendre un nouveau tournant ?  

François Kraus : Disons que pour les lycéens, la laïcité constitue avant tout un cadre juridique destiné à assurer la séparation du religieux du politique, la liberté de conscience et l’égalité entre les religions. Contrairement à leurs aînés, ils ne l’associent pas à une forme d’anticléricalisme. En effet, les lycéens se distinguent par leur rejet de l’idée selon laquelle la laïcité consisterait à « faire reculer l’influence des religions dans la société » : seuls 11 % d’entre eux partagent ce point de vue, soit deux fois moins que chez l’ensemble des Français âgés de 18 ans et plus (26 %). À l’inverse, ils affichent leur préférence pour une vision assez minimaliste de la laïcité en l’associant en priorité à un traitement égal des différentes religions (à 29 %, soit 10 points de plus que chez l’ensemble des Français). II est intéressant de noter que cette association de la laïcité à l’absence de discrimination entre les croyants est particulièrement forte dans les rangs des adeptes des religions minoritaires (38 %) – notamment les élèves de confession musulmane (37 %) –  mais aussi d’autres catégories souvent plus exposées aux discriminations telles que les personnes perçues comme « non blanches » (42 %) ou résidant dans des banlieues populaires (37 %).

Gilles Clavreul : Le sondage révèle un décalage et un clivage.

Le décalage, c’est celui qui sépare les jugements et les perceptions des lycéens de l’ensemble de la population. Sans grande surprise, ces derniers manifestent plus d’attachement à la liberté en général, plus de sensibilité envers les discriminations, et plus de tolérance envers l’expression des convictions personnelles, y compris religieuses. Ainsi, une majorité de lycéens (52%) est favorable à ce que les élèves puissent porter des signes religieux visibles (dont 59% de filles contre seulement 45% de garçons) ; un quart de l’ensemble des Français seulement soutient cette position.

Il est toujours difficile de prédire si ces écarts sont imputables à l’âge, ce qui laisse entendre que les avis pourront – c’est plus que probable - évoluer au cours de la vie, ou si la jeune génération s’inscrit en rupture par rapport aux aînés. Sans me mouiller beaucoup, j’aurais tendance à penser qu’il y a un peu des deux.

Je relève par ailleurs que les jeunes se montrent désireux d’apprendre, puisqu’ils sont nombreux à demander des enseignements sur la laïcité, les valeurs de la République et aussi le fait religieux. J’aurais tendance à valoriser le côté positif de cette attente : il faut que les adultes l’entendent et sachent y répondre, ce qu’ils n’ont pas vraiment su faire jusqu’à présent – j’y reviendrai.

En revanche, le sondage montre aussi un clivage et là, on ne peut pas tergiverser : les jeunes musulmans sont en porte-à-faux, aussi bien sur la place de la religion dans la société, sur le sens à donner à la laïcité, que sur la liberté d’expression. Même si d’autres enquêtes ont déjà mis en exergue ce phénomène, il n’est jamais apparu de façon aussi massive : les lycéens musulmans jugent la laïcité discriminatoire à 89% contre 43% de l’ensemble des lycéens. Ils sont 54% à juger la laïcité « dépassée », faisant jeu égal avec les lycéens proches du Rassemblement national…tiens donc ! Mais ils ne sont que 26% à considérer que Samuel Paty a eu « raison » de montrer des caricatures, 26% lui donnant raison (contre 61% des Français), 26% ne se prononçant pas.

Au-delà d’un rejet épidermique de tout ce qui s’apparente à critique de sa propre religion, on ne peut que relever un refus très net de la laïcité tel que la loi la définit, au profit d’une vision qui s’apparente davantage à de la coexistence inter-religieuse. Ainsi, 85% des lycéens musulmans soutiennent le droit des fonctionnaires à exhiber leur appartenance religieuse, contre une courte majorité relative de lycéens (49%) et une minorité de sondés tous âges confondus (21%).

Cela doit amener à deux conclusions : d’abord, quoi qu’on en pense et quelles qu’en soient les raisons, il n’est plus possible de nier ni de minimiser la très nette singularité des jeunes musulmans quant à leur rapport à la République et à la laïcité en particulier. Il ne s’agit pas d’en tirer des conclusions hâtives, car les causes en sont complexes et il ne s’agit pas non plus toujours, loin s’en faut, de « séparatisme » : mais ce sondage confirme ce que d’autres enquêtes, de l’étude sur «Les jeunes et la loi » de Sébastian Roché au livre d’Anne Muxel et Olivier Galland, « La tentation radicale », en passant par les notes de l’Institut Montaigne, ont déjà mis en exergue. Reste à en faire quelque chose, intelligemment : un vrai travail est à conduire, à la fois intellectuel et politique, pour mieux comprendre les soubassements de cette rétraction.

La deuxième conclusion saute aux yeux : une grande partie de la jeunesse ne comprend pas, et parfois n’accepte pas, les principes républicains, et en particulier la laïcité. Là encore, l’échantillon de lycéens musulmans parait se singulariser mais je ne crois pas que ce soit là-dessus seulement qu’il faille insister : comment se fait-il qu’une majorité relative de lycéens confonde la laïcité avec la coexistence religieuse et qu’une grosse minorité (43%) pense qu’elle discrimine au moins une religion ?

La réponse est complexe : il y a, c’est difficilement contestable, un échec global des politiques de diffusion et d’explication de la laïcité et des valeurs de la République. Trop « offensives » ? C’est sans doute l’inverse : trop molles, au contraire, peu engageantes, peu claires, défendues par des institutions publiques marchant sur des œufs et sans idée de manœuvre. Quand on ne sait pas vraiment pourquoi on combat ni contre qui on lutte, il ne faut pas s’étonner de se retrouver en culottes courtes au beau milieu du champ de bataille…Mais soyons juste : l’Etat aurait-il montré davantage de cohérence et de volonté, aurait-il pu inverser le cours des choses, tant le travail de sape anti-laïque a été mené avec constance, obstination et méthode, par les réseaux islamistes ? Rien n’est moins sûr.

C’est d’autant moins évident que, dans des territoires qu’on a laissé s’homogénéiser sur les plans social, ethnique et religieux, l’école de la République est le seul espace où s’impose d’autres principes, ceux du savoir devant lequel tous les élèves sont semblables. Reste que l’école n’est qu’une parenthèse, ouverte huit heures par jour et trente-six semaines par an. L’école fait des miracles, mais elle ne répare pas tout ce qu’il se passe avant, après, et même pendant. D’autant moins si, parmi les structures d’éducation populaire ou dans certains services municipaux, on cultive aussi ce discours militant qui déforme la laïcité et accrédite l’idée d’une République dévoyée par une idéologie « islamophobe ».

Ainsi faut-il renvoyer les responsables à leur responsabilité : les jeunes lycéens d’aujourd’hui estiment la laïcité au niveau où l’Etat l’a défendue : médiocrement. Le vrai sujet est là, et il serait facile autant qu’inopérant d’en blâmer la jeunesse.

Les résultats obtenus diffèrent-ils de ceux observés auparavant ? Quelle a été l’évolution ?  

François Kraus : Oui, c'est la première fois qu’une enquête montre que les lycéens sont majoritairement favorables au port de tenues religieuses dans les lycées publics. Le port de signes religieux ostensibles (voile, kippa…) par les élèves dans les lycées publics est aujourd'hui soutenu par plus d’un lycéen sur deux (52 %), soit une proportion deux fois plus grande que dans la population adulte (25 %). Or, cette adhésion à l’expression religieuse des élèves dans l’espace scolaire semble en hausse si on se fie aux données de l’enquête REDCo[1] (2006-2009) qui montrait qu’il y a une quinzaine d’années, cette idée était majoritairement rejetée (à 58 %) par les élèves de 14-16 ans. Ce hiatus entre les lycéens et le reste de la population se retrouve dans leur net soutien au port de tenues religieuses par des parents accompagnateurs (à 57 %, contre 26 % chez l’ensemble des Français), mais aussi dans leur adhésion beaucoup plus forte à leur port par les agents du service public : 49 % des lycéens y étant favorables pour des policiers ou des enseignants (contre 21 % chez l’ensemble des Français), signe d’une faible imprégnation des principes de neutralité fixés à la fonction publique depuis 1905

Qu’est ce qui peut expliquer que la jeunesse ne soit pas majoritaire pour défendre Mila ou Samuel Paty ? Dans un récent livre Caroline Fourest décrit les jeunes comme étant une "génération offensée" où chaque irrespect peut être vu comme une offense. Est-ce ce qui est à l'œuvre ici ? N’y-a-t-il pas un risque de voir la liberté d’expression entachée par ce sentiment ? Comment vivre avec cette jeunesse qui pense différemment du reste de la société ? 

François Kraus : En effet, la question du frein à la liberté de « blasphémer » se pose pour une « génération offensée » (Fourest, 2020) qui tend plus toute autre à interpréter la critique à l’égard d’un dogme ou d’un personnage religieux comme une forme d’irrespect envers les croyants eux-mêmes. L’intériorisation des notions de droit à la différence et la primauté donnée au respect de la liberté de choix de chacun y sont sans doute pour beaucoup dans une génération qui se distingue par un certain relativisme des valeurs et un grand respect pour les minorités.

La jeunesse d’aujourd'hui, c'est tout simplement la France de demain. Si ses valeurs actuelles persistent avec l’âge – c'est ce qu’on appelle un effet de génération -, alors il est difficile de ne pas avoir des doutes sur la pérennité de la loi de 2004 : son assise politique ne pouvant que s’effriter au fil des années en raison du poids croissant des musulmans en France (18% chez les nouveau-nés masculins en 2016, contre 8% en 1997*) mais aussi d’une évolution des mentalités qui fait de l’acceptation des expressions religieuses dans l’espace scolaire un marqueur générationnel affectant l’ensemble des jeunes de moins de 25 ans (53%) et pas seulement les minorités religieuses et/ou ethniques 

Gilles Clavreul : La jeunesse pense toujours différemment des aînés et heureusement ! Bien sûr, on peut être un peu surpris, en tant que parents, quand il ne s’agit pas de modérer les envies transgressives des jeunes, mais au contraire de leur dire que la censure n’est pas forcément une bonne idée. Mais si on se rappelle, par exemple, l’album Junior du regretté Wolinski, où un père soixante-huitard libidineux et débraillé compose avec un fils qui porte costume-cravate et s’imagine en futur Paul-Loup Sulitzer, c’est un renversement auquel il faut acquiescer, sachant qu’il est sans doute provisoire : la génération woke, ou plutôt les activistes wokes qui pensent incarner l’esprit de leur génération, trouvera elle aussi son chemin dans la vie, réalisera certains de ses idéaux et en remisera beaucoup d’autres, avant d’être à son tour interpellée…nous avons tous vocation à en passer par là !

Cela étant, si on peut être un peu plus soucieux, c’est certainement envers cet esprit de sérieux qui semble se répandre comme traînée de poudre dans cette jeune génération, inquiète à bon droit pour mille bonnes raisons, mais qui ne doit pas céder aux mirages du puritanisme lesquels, tout comme les paradis artificiels dont ils ne sont que le miroir inversé, n’apportent que des extases fugaces, préludes à des frustrations augmentées.

Les aînés dont je fais désormais partie doivent assumer leurs responsabilités envers la jeunesse : si une grande partie des jeunes ne comprennent pas ce qu’est la laïcité, c’est clairement parce que nous n’avons pas su la leur expliquer. Il faut dire qu’un catéchisme émollient leur a été servi en guise d’adhésion à un contrat social en partie vidé de sa substance : voilà qui n’est guère motivant ! Au contraire : rien n’est plus stimulant que l’exigence, rien de plus enviable qu’un projet fort. Voilà ce qu’était la laïcité, les valeurs républicaines plus largement ; voilà ce qu’elles ont largement cessé d’être, par conformisme et paresse le plus souvent, et qu’elles doivent sans plus tarder redevenir.  

[1] Enquête européenne sur « la religion dans l’enseignement. Contribution au dialogue ou facteur de conflit dans des sociétés européennes en mutation ? » réalisée entre 2006 et 2009.

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