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La CECA a 70 ans et nous avons eu 70 ans de paix
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Célébration

Ce 18 avril 2021, il y aura 70 ans que le traité de la Communauté européenne de l’acier et du charbon (CECA) a été signé à Paris. Six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, six pays européens allaient unir leur destinée et par la suite en entrainer 21 autres dans leur sillage pour apporter la paix dans un continent qui depuis la chute de l’Empire romain d’occident n’avait jamais vécu une telle période de paix.

Samuel Furfari

Samuel Furfari

Samuel Furfari est professeur en géopolitique de l’énergie depuis 20 ans, docteur en Sciences appliquées (ULB), ingénieur polytechnicien (ULB). Il a été durant trente-six ans haut fonctionnaire à la Direction générale de l'énergie de la Commission européenne. Auteur de 18 livres.

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C’était l’objectif de Robert Schuman et de Jean Monet : la paix et la prospérité en supprimant les frontières afin de créer un « marché commun ». A l’occasion de cet anniversaire, il est opportun de s’en souvenir pour mesurer le chemin parcouru et exprimer notre reconnaissance envers les pères fondateurs de l’UE.

Le traité de Versailles.

A Versailles, le 7 mai 1919, Georges Clemenceau s’adresse aux plénipotentiaires allemands en leur disant « l’heure est venue du lourd règlement de compte. […] Cette deuxième paix de Versailles a été trop chèrement achetée pour que nous n’ayons pas le droit d’exiger par tous les moyens en notre puissance ; les légitimes sanctions qui nous sont dues ? » Les Alliés exigent la revanche. Le comte Ulrich von Brockdorff-Rantzau qui l’a compris répond « c’est la politique de la revanche, la politique de l’expansion et la négligence du droit des peuples qui ont contribué à la maladie de l’Europe laquelle a eu sa crise dans la guerre ». C’est aussi le signe tangible qu’il refuse la thèse de la culpabilité exclusive de l’Allemagne. Il plaide alors pour « une profession de foi dans la solidarité économique de tous les peuples ». Il comprend que l’économie intégrée peut contribuer à ne plus vivre dans la revanche. Isolé dans son gouvernent, il refuse de signer et quitte Versailles puis démissionne de son poste de ministre des Affaires étrangères.

Les Alliés voulaient démilitariser l'Allemagne, réduire sa capacité militaire et économique afin que ne se reproduise plus jamais l’hécatombe des 19 millions de morts. Sachant que l’énergie est le sang qui coule dans les veines de l’économie, ils choisissent donc d’imposer des sanctions énergétiques. Ils imposent à Allemagne de réduire sa consommation de charbon, principale source d’énergie de l'époque, à 78 millions de tonnes (Mt) alors qu’elle était avant-guerre de 139 Mt. Elle doit fournir 60 Mt de charbon à la France, à la Belgique, à l'Italie et au Luxembourg. L'article 45 prévoit que la France récupère les mines de charbon situées dans le bassin de la Sarre. Outre le charbon, le benzol produit par la carbochimie et représentant l'équivalent du pétrole d'aujourd'hui pour la chimie d'alors est aussi concerné. L'annexe 5 du traité stipule que durant 3 ans 35 000 t de benzol, 50 000 t de goudron de houille devront être livrées à la France, mais que « tout ou partie du goudron de houille pourra être remplacé, au choix du gouvernement français, par des quantités équivalentes des produits de distillation, tels que huiles légères, huiles lourdes. » On se retrouve déjà dans la course aux carburants liquides.

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L’excès du traité de Versailles.

Le célèbre économiste John Maynard Keynes qui faisait partie de la délégation britannique estime que les rétorsions sont trop sévères. Mais n’étant pas entendu, il démissionne et écrit dès 1919 un livre intitulé « Les conséquences économiques de la paix ». Pour lui 

« les dispositions relatives au charbon et à l’acier sont plus importantes pour leurs conséquences sur l'économie industrielle intérieure de l'Allemagne, que pour la valeur monétaire qu'elles représentent immédiatement. L'Empire allemand a plus été construit sur la base du charbon et de l’acier qu'avec du sang et de l’acier. C’est l'habile exploitation des grands bassins houillers de la Ruhr, de la Haute-Silésie et de la Sarre qui a rendu possible le développement des entreprises métallurgiques, chimiques et électriques, et qui ont fait de l'Allemagne la première nation industrielle de l'Europe continentale. Un tiers de la population allemande vit dans des villes de plus de 20 000 habitants, une concentration industrielle qui n’est possible que grâce au charbon et à l’acier. C'est pourquoi en frappant les ressources houillères, les hommes politiques français ne se sont pas trompés de cible. » 

Keynes, en économiste qui connaissait l’importance cruciale de l’énergie, avait raison puisque cetraité finit par étrangler économiquement l'Allemagne. Certes, la création de la ville libre de Dantzig (Gdańsk  aujourd’hui) au détriment de la population à 95 % germanophone et l’intégration des Sudètes à la nouvelle Tchécoslovaquie sont d’autres éléments qui ont exacerbé l’Allemagne. D’ailleurs Lord Halifax, Ministre des affaires étrangères britannique, avait laissé entendre à Adolphe Hitler en 1937 que l’on devrait un jour parler de ces rétorsions excessives. L’apathie de la France et de l’Allemagne face aux exactions des nazis à Dantzig et avec les Sudètes a conduit à la Seconde Guerre mondiale qui a été plus terrible que la première. 

Mais l’asphyxie économique de l’Allemagne par la pénalisation énergétique a servi de leçon à Monet et Schuman. 

La réconciliation, plus que la paix

Durant l’été 1946, en Suisse, à Caux sur le lac de Genève, un pasteur, Frank Buchman dirigeait un groupe qui militait pour un « Réarmement moral ». Il désire rallier les forces positives de tous les pays afin de limiter la course aux armements. Alors que de nombreuses délégations de différentes nations étaient là avec leur drapeau pour préparer le monde de l’après-guerre, Frank Buchman a le courage de déclarer le 14 juillet 1946 à la surprise de tous les présents « Où sont les Allemands ? Nous ne pouvons pas reconstruire l’Europe sans l’Allemagne. » L’été suivant, des Allemands étaient invités et présents. En 1948, 450 Allemands se rendent à Caux, parmi lesquels les ministres-présidents de presque tous les Länder, des responsables d’universités, des industriels et des leaders syndicalistes. Parmi eux se trouvait également le Dr Konrad Adenauer, futur chancelier. Buchman avait de si bons contacts avec Schuman et Adenauer qu’il a favorisé un changement d’attitude entre les deux hommes en les faisant transiter de la suspicion vers la réconciliation franco-allemande dont nous bénéficions encore aujourd’hui. Ce rapprochement conduit à la fameuse déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950. 

Ce jour-là, au lendemain du cinquième anniversaire de la signature de l’armistice, le gouvernement français a présenté un plan audacieux — soutenu par Adenauer — afin d’intégrer les industries charbonnières et sidérurgiques de la France et de l’Allemagne et de tous les autres pays européens qui souhaitaient les rejoindre. Si pour faire une guerre de mouvement il fallait du charbon et de l’acier, Schuman comprend qu’il ne faut plus étrangler l’Allemagne comme en 1919, mais au contraire unir, mettre en commun, ces industries ; en fait comme von Brockdorff-Rantzau l’avait laissé entendre à Versailles. Si les houillères et les aciéries sont communes, il deviendra matériellement impossible de faire une guerre. C’est une stratégie gagnant-gagnant que Schuman annonce dans sa fameuse déclaration :

La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. […]. 'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. L'action entreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne. […] La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. L'établissement de cette unité puissante de production ouverte à tous les pays qui voudront y participer, aboutissant à fournir à tous les pays qu'elle rassemblera les éléments fondamentaux de la production industrielle aux mêmes conditions, jettera les fondements réels de leur unification économique.

Tout va aller très vite puisque moins d’un an après la déclaration du 9 mai le traité instituant la CECA est signé entre ceux qui étaient les principaux belligérants six ans plus tôt : France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg. Le préambule condense la profondeur de la douleur qu’il y a eu de part et d’autre et la détermination à changer radicalement les relations entre les anciens belligérants : 

Résolus à substituer aux rivalités séculaires une fusion de leurs intérêts essentiels, à fonder par l’instauration d’une communauté économique les premières assises d’une communauté plus large et plus profonde entre des peuples longtemps opposés par des divisions sanglantes, et à jeter les bases d’institutions capables d’orienter un destin désormais partagé.

La paix est l’absence de guerre, la réconciliation est la collaboration entre les anciens belligérants. La paix avait été signée à Berlin le 8 mai 1945, la réconciliation a été signée à Paris le 18 avril 1951.

La CECA avait pour mission de contribuer, grâce à l’établissement d’un marché commun, à l’expansion économique, au développement de l’emploi et au relèvement du niveau de vie dans les États membres. Elle visait le niveau de productivité le plus élevé, tout en sauvegardant la pérennité de l’emploi et en évitant de provoquer, dans les économies des États membres, des troubles fondamentaux et persistants. Paris n’est pas éloigné de Versailles, mais le traité de Paris est cependant à des années-lumière de l’esprit qui avait prévalu à celui de Versailles.

À la base de la création de la CECA — et donc à la base de l’Union européenne d’aujourd’hui — il y a eu un lien étrange entre valeurs morales, spirituelles et énergie. Cette évocation de notre histoire récente démontre qu’une minorité, convaincue de la puissance émanant du respect des autres, y compris de son ancien ennemi, du pardon et de la réconciliation, peut exercer une influence disproportionnée sur le cours des événements historiques. Changer un pays, changer l’économie, changer la politique énergétique, commencent par le changement des hommes et des femmes qui se basent sur des valeurs sûres.

Le nucléaire et la relance de la construction européenne

On était bien parti avec la CECA, mais l’échec de la création d’une Communauté européenne de défense a laissé un goût amer chez les hommes de bonne volonté, qui désiraient renforcer la paix et la réconciliation. Paul-Henri Spaak, ministre belge des Affaires étrangères prépare le terrain, Jan Willem Beyen, son homologue néerlandais, propose une réunion d’étude et Gaetano Martino, l’Italien, suggère de tenir la conférence dans sa ville de Messine du 1er au 3 juin 1955. Paul-Henri Spaak nous laissera son sentiment :

Nos discussions furent longues et sérieuses. Il fallut le dernier jour, travailler toute la nuit pour nous mettre d’accord sur le communiqué final […] Le soleil se levait sur le sommet de l’Etna, lorsque nous nous retirâmes, fatigués, mais heureux. De grandes décisions avaient été prises.

La résolution de Messine va donner le signal de la relance européenne, car :

Les gouvernements croient le moment venu de franchir une nouvelle étape dans la voie de la construction européenne. Ils sont d’avis que celle-ci doit être réalisée d’abord dans le domaine économique. Ils estiment qu’il faut poursuivre l’établissement d’une Europe unie par le développement d’institutions communes, la fusion progressive des économies nationales, la création d’un marché commun et l’harmonisation progressive de leurs politiques sociales.

Elle mentionne que « la mise à la disposition des économies européennes d’énergie plus abondante et à meilleur marché » est indispensable pour assurer le futur de la Communauté. Au-delà de la politique charbonnière, déjà intégrée par le traité CECA, les six ministres des Affaires étrangères estiment que le développement de l’énergie atomique à des fins civiles est indispensable pour créer une nouvelle révolution industrielle, qui permettra le renforcement et l’intégration de la Communauté. 

La folle course vers l’énergie chère

Paradoxalement, le charbon et l’énergie nucléaire qui ont servi à cimenter l’UE sont aujourd’hui ses parias. En antithèse des fondateurs de l’UE, les dirigeants d’aujourd’hui prétendent que nous utilisions peu d’énergie et chères. C’est parce que les énergies renouvelables sont plus chères que celles qu’avaient préconisées les fondateurs de l’UE que les directives européennes obligeant leur production ont été adoptées en 2001, 2009 et 2018. Pour réaliser l’objectif invraisemblable de réduire les émissions de CO2 de 55 % en 2030, on va devoir augmenter encore plus le prix de l’énergie. 

Aujourd’hui, ceux qui se comportent comme les concepteurs de la CECA sont la Chine et l’Inde et bien d’autres qui ne pensent qu’à disposer « d’énergie plus abondante et à meilleur marché ». Le parti communiste chinois a pour objectif d’être le leader du monde en 2050. Pour cela, il dominera le monde de l’énergie en utilisant celles meilleur marché.

Aujourd’hui, les institutions et États membres de l’UE vivent à contre sens de la CECA avec l'illusion que le monde entier va suivre son exemple d’utilisation de l’énergie chère. En ce 70e anniversaire de la CECA, il est bon de s’en préoccuper. D’urgence. 

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Le dernier ouvrage de Samuele Furfari est « Énergie. Tout va changer demain ? Analyser le passé, comprendre l’avenir. »  

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