L’Ukraine menacée par la fatigue… des Occidentaux ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Certaines élites russes expliquent que c’est sur cette fatigue de l’Occident que compte Vladimir Poutine dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Certaines élites russes expliquent que c’est sur cette fatigue de l’Occident que compte Vladimir Poutine dans le cadre de la guerre en Ukraine.
©Mikhail Metzel / SPUTNIK / AFP

Défaut d’attention

Après 100 jours de conflit, l’attention des opinions publiques occidentales a considérablement diminué. Et c’est précisément sur cette « fatigue » de la guerre que mise Vladimir Poutine selon son entourage…

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Atlantico : Après cent jours de conflit, fort est de constater que les interactions sur les réseaux sociaux concernant les sujets liés à l’Ukraine sont en chute libre. Est-ce le témoin d’un phénomène plus global de désintérêt ou de perte d’attention sur ces sujets ?

Guillaume Lagane : Les opinions publiques ont pour principe de beaucoup fluctuer, un sujet chasse l’autre. Et autant il y a eu une concentration sur le sujet ukrainien car la guerre avait un caractère brutal, surprenant, spectaculaire en février-mars avec notamment la concentration sur Kiev et la personnalité de Zelenski. Autant, depuis que la Russie a été contrainte à se rabattre dans l’Est de l’Ukraine, on est revenu à une situation plus proche de ce qui se passait depuis 2014. C’est une guerre dans les provinces lointaines de l’Est de l’Ukraine dans le Donbass, avec une stabilité du front, même si les Russes grignotent des positions. L’arrivée de nouveaux sujets et l’aspect plus statique de la guerre expliquent le désintérêt de l’opinion publique. 

L’opinion publique est sortie d’une lecture purement militaire de conflit, car les opérations sont plus difficiles à suivre, et elle s'intéresse désormais aux autres aspects. L’aspect essentiel étant économique. Ce qu’on retient surtout c’est l’adoption de paquets de sanctions et la décision de renoncer au pétrole russe d’ici la fin de l’année. Cela retient l’attention, d’autant que cela se conjugue avec le retour de l’inflation, la hausse des prix de l’énergie qui ont des conséquences directes sur les conditions de vie des Occidentaux. Il y a une plus grande inquiétude concernant les conséquences économiques qui incite à interroger la balance entre l’engagement aux côtés des Ukrainiens et les conséquences concrètes de l’embargo. 

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Comme le raconte le Washington post, certaines élites russes expliquent que c’est sur cette fatigue de l’Occident que compte Poutine, lui qui pourrait jouer le temps long. Est-ce effectivement une de ses stratégies possibles ?

Oui absolument. Il a un énorme avantage, celui de ne pas avoir à répondre de ses actions devant son opinion publique, les médias sont contrôlés, la plupart des Russes adhèrent à la propagande (74% des Russes soutiennent l’opération). Il n’a donc pas le problème que peuvent avoir les pays démocratiques de l’Ouest qui doivent convaincre leurs opinions qu'ils sont sur la bonne voie. Je pense que, vu du Kremlin, l’idée qu’on peut poursuivre un effort militaire sur le moyen terme est largement envisagée. D’autant que l’été arrive, les demandes énergétiques sont en recul, mais le Kremlin peut avoir intérêt à attendre le retour de l’automne 81qui se traduira par une recrudescence des besoins en gaz et en pétrole, ce qui pourrait mettre les Occidentaux, notamment les Européens, dans une situation compliquée. Aux Etats-Unis, on voit que le soutien à l’action de Biden reste majoritaire mais s’érode du fait de l’envolée des prix du pétrole. 

Par ailleurs, il ne faut pas oublier la guerre informationnelle. La Russie peut compter sur les mécanismes de propagande, de fake news pour faire évoluer les opinions occidentales. Un sondage a montré que près de la moitié des Français croyait à au moins une des explications données par le Kremlin pour intervenir en Ukraine. On peut imaginer que cela se répande de plus en plus, à mesure que la situation militaire devient de plus en plus éloignée et que la situation économique devient de moins en moins confortable. 

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A quel point la situation économique pourrait devenir difficilement tenable pour les dirigeants et rendre le coût du soutien à l’Ukraine trop lourd à assumer politiquement ?

La situation économique est très incertaine, nous avons un phénomène inflationniste que nous n’avions pas connu depuis les années 1970, un ralentissement de la croissance avec en plus des taux d’endettement publics très élevés, ce qui limite les actions de politique monétaire. La situation est donc neuve et inquiétante. Elle n’est évidemment pas dû qu’à la situation en Ukraine, mais celle-ci joue un rôle. Ce lien pourrait être fait par les opinions publiques, ce qui pourrait menacer le consensus actuel. Il faut d’ailleurs noter qu’en Australie, le gouvernement sortant a été battu, en Colombie, la gauche est arrivée pour la première fois en tête au premier tour, en Allemagne les élections locales n’ont pas été favorables aux sociaux-démocrates. Donc on peut imaginer des tensions politiques avivées par cette situation ukrainienne. 

On sait que dans un certain nombre de pays en développement, notamment en Afrique et en Asie, la perception du conflit n’est pas la même. A mesure que les problématiques alimentaires augmentent, pourraient-ils accuser l’occident de leurs problèmes et mettre la pression ?

C’est tout à fait possible. Lorsqu’on regarde les sondages mondiaux sur la perception de la guerre en Ukraine, on voit une très nette différence entre les pays occidentaux, où la Russie est majoritairement considérée comme coupable de son agression et les pays d’Afrique et d’Asie qui sont plus partagés voire adhèrent au point de vue russe. Les explications sont nombreuses. L’Inde a une relation ancienne et de confiance avec la Russie, et l’Ukraine paraît très lointaine. Pour d’autres, le substrat tiersmondiste qui qui tend à accuser l’Occident d’être coupable de tout tout le temps joue à plein. La combinaison de l’indifférence et de l’anti-occidentalisme pourrait se renforcer avec les conséquences concrètes de la guerre, pénuries et difficultés d’approvisionnement. L’image de la Russie est plutôt en train de s’améliorer dans l’ancien pré-carré français, comme au Mali. On a vu d'ailleurs que Macky Sall, le président du Sénégal en visite à Moscou, n'a rien trouvé à redire au discours lénifiant de Poutine sur les pertirbations du marché alimentaire mondial (l'Afrique achète la moitié de son blé à l'Ukraine et à la Russie)..

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Les politiques peuvent-ils lutter contre cette fatigue de l’opinion ? Et la Russie la renforcer ?

Il faut d’abord faire un effort de pédagogie sur nos raisons de soutenir l’Ukraine : défense du droit international, de la sécurité mondiale. Il faut faire comprendre que ce que fait Poutine, si ça se généralisait en Europe, signerait le retour à une politique de puissance et d’insécurité territoriale que l’on a cherché à faire disparaître depuis 1945. Il faut aussi faire comprendre qu’au-delà d’un changement de fournisseurs, il va falloir réfléchir aux questions de transition énergétique. Cela va demander beaucoup de pédagogie. Les législatives en France et les élections de mi-mandat aux Etats-Unis vont aussi être intéressantes de ce point de vue.

La Russie va tout faire pour maintenir sa pression de désinformation. Elle utilise beaucoup la rhétorique de la menace nucléaire et de l’usage d’armes chimiques ou autres si les Occidentaux continuent de soutenir l’Ukraine et certains cèdent à la peur. On verra sans doute des procès très médiatisés de membres du bataillon Azov pour montrer que la Russie a bien raison de considérer les Ukrainiens, dont je rappelle que le président est d'origine juive, comme des nazis. Elle pourra aussi essayer de renverser la responsabilité des sanctions économiques et de faire porter la responsabilité de la crise alimentaire sur les Occidentaux.

Le scénario de l’Occident cédant à la fatigue et arrêtant son soutien à l’Ukraine et ses actions contre la Russie est-il possible ?

Ce qui est sûr c’est qu’il y a déjà un débat sur la stratégie à avoir en Europe. Les pays de l’Est, pays Baltes ou scandinaves sont très favorables à une politique de fermeté avec un soutien massif à l’Ukraine pour affaiblir la Russie autant que possible. Les États de l’Ouest et du Sud, dont la France, tout en maintenant leur soutien à l'Ukraine, appellent à une situation négociée et à un compromis, souhaitant ne pas "humilier" la Russie. J’ai tout de même le sentiment que le choc a été tel, que cela va pousser les gouvernements à maintenir l’effort malgré les hésitations de l’opinion. D’autant qu’il faut rappeler que la Suède et la Finlande ont décidé de rejoindre l’Otan, car leur opinion publique est devenue favorable à cela. De même le Danemark a décidé de se rapprocher de l’UE sur le plan de la défense, alors qu’il y avait jusqu’à présent un vrai rejet dans l’opinion danoise. Donc je pense que la peur que la Russie provoque sera plus forte que l’inconfort créé par les décisions occidentales. On imagine mal l’UE revenir au business as usual, d’autant que les Ukrainiens ne sont pas prêts à faire des concessions. Cela va entraîner une prolongation du conflit, avec un soutien qui se poursuivra malgré des opinions peut-être de plus en plus critiques.

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