Islamisme : de Trappes à Lunel, ces territoires que la République a abandonnés sans combattre<!-- --> | Atlantico.fr
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Trappes police forces de l'ordre islamisme territoires perdus de la République Lunel
Trappes police forces de l'ordre islamisme territoires perdus de la République Lunel
©MIGUEL MEDINA / AFP

Menaces

Les menaces formulées à l’encontre d’un professeur de philosophie de Trappes ont relancé les débats sur le constat fait il y a près de 20 ans déjà dans l’ouvrage majeur dirigé par Georges Bensoussan sur les territoires perdus de la République.

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier est général de division (2S) de gendarmerie. Spécialiste du maintien de l’ordre et expert international en sécurité des Etats, il est notamment régulièrement engagé en Afrique. Le général Bertrand Cavallier est l'ancien commandant du Centre national d’entraînement des Forces de gendarmerie de Saint-Astier. 

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Atlantico.fr : Les menaces formulées à l’encontre d’un professeur de philosophie de Trappes sont elles une nouvelle preuve,  20 ans après,  que le constat de Georges Bensoussan sur les territoires perdus de la République est juste ? Mais comment a-t-on perdu ces territoires ? a-t-on suffisamment lutté pour les défendre ?

Général Bertrand Cavallier : Le constat sur les territoires perdus de la République est totalement fondé. En la matière, le dernier rapport de la DGSI intitulé « Etat des lieux de la pénétration de l’islam fondamentaliste en France » est suffisamment clair et incontestable. Citons-en des extraits essentiels formulés dans son introduction : « L’islam fondamentaliste atteint en France un seuil critique d’influence qui fait désormais peser un véritable danger sur la vie démocratique de la nation. Les réseaux islamistes ont investi un ensemble de champs et d’institutions leur permettant de fabriquer des individus dont la vision du monde est étrangère au lègue de l'héritage politico-culturel français…/…Le risque ultime que font peser les quatre mouvements islamistes les plus actifs - Frères Musulmans, salafistes, tabligh, turcs - est l’avènement d’une contre-société sur le territoire national. Ce risque se matérialise et s’intensifie alors que près de 53% de français de confession musulmane pratiquent un islam “conservateur” voire “autoritaire” qui confine à une forme de sécessionnisme politique et social pour 28% d’entre eux ».

Ces territoires ont été perdus sous l’effet de plusieurs facteurs qui se sont malencontreusement conjugués depuis les années 80. Pour bien les cerner, il convient de revenir sur deux phénomènes majeurs.

D’une part, partant de certaines mouvances universitaires pour ne pas dire intellectuelles, a été mise en oeuvre une remise en cause inédite de notre identité collective confinant à une diabolisation qui continue et aboutit à une anomie et à une atonie de la nation française. Pour la première fois de son histoire, notre pays rompt même avec toute référence spirituelle, et évacue le sacré. Reste l’individu roi, humanoïde libéral-libertaire - pour reprendre la célèbre formule du philosophe et sociologue marxisteMichel Clouscard[1]-, errant dans le vide d’un environnement hédoniste et faussement universaliste.

D’autre part, notre pays, terre d’immigration massive depuis le milieu du XXème siècle, a vu s’implanter depuis les années 70 de nouvelles populations majoritairement issues de pays dits musulmans. Est à noter que nombre de ces pays étaient plutôt sous influence de l’Union soviétique. Or, pour partie pour contrer cette influence, l’Occident a joué la carte de l’Islam mais malheureusement dans sa version la plus rigoriste, soit celle de l’Arabie saoudite, allié stratégique des USA depuis les années 30 sur fond d’intérêts pétroliers communs. Il est indispensable de rappeler que l’origine de l’Arabie saoudite remonte au XVIIIème siècle à l’alliance entre la famille Al Saoud et les descendants de Cheikh Mohammad Ibn Abdul Wahhab, un théologien du Nedj adepte de l’interprétation jurisprudentielle la plus radicale de l’islam sunnite. Ce courant de l’Islam qu’il a ainsi initié et que l’on dénomme  wahhabisme  continue d’avoir un effet majeur sur la politique intérieure et étrangère de l’Arabie saoudite qui consacre donc des moyens considérables pour promouvoir son expansion. Ajoutons pour enfin bien comprendre quel est l’Islam aujourd’hui dominant, que c’est l’Arabie saoudite qui, dans les années 60, a accueilli les Frères musulmans alors chassés d’Egypte par Nasser, avant à son tour de les expulser en 1991 en raison de leur condamnation de la monarchie saoudienne pour cause d’accueil de troupes non musulmanes en terre sainte de l’Islam. Et c’est le Qatar qui a pris le relais pour devenir leur principal soutien. Wahhabites et Frères musulmans, certes politiquement concurrents, sont sur le fond plus que convergents sur l’Islam qu’il convient de propager en disposant de formidables moyens financiers.

L’Institut Montaigne dans une étude publiée en septembre 2018  intitulée « La fabrique de l’Islamisme » nous propose une analyse particulièrement pertinente pour bien poser le cadre s’agissant de cet Islam en pleine expansion et de son impact : « S’il existe d’importantes différences idéologiques entre les wahhabites et les Frères musulmans, les deux groupes cherchent à faire de l’islam un cadre de vie et un projet pour l’individu et la société. Il s’agit d’un projet total visant à codifier et à normer les rapports sociaux : la relation entre les hommes et les femmes (mixité interdite chez les wahhabites), les normes alimentaires (le halal), les principes économiques (finance islamique) ou encore le rapport à l’autre (al-wala’ wa al-bara’, qui définit chez les wahhabites la séparation entre les musulmans et les non musulmans). Cette volonté de normalisation est foncièrement politique : elle se prononce sur les caractéristiques de l’autorité légitime et elle organise la vie dans la cité. Ce n’est donc pas leur seul rapport à la politique qui compte mais bien leur impact politique. L’impact est évident pour les Frères musulmans qui veulent négocier avec le pouvoir et parfois le prendre. Mais, il est tout aussi important pour les salafistes, y compris ceux qui veulent ériger un mur de pureté entre eux et la société : ce mur, cette séparation, physique ou symbolique, a évidemment un impact politique majeur ».

Disposant de moyens très abondants, ces courants rigoristes de l’Islam, wahhabisme et  salafisme, se sont de façon très méthodique implantés, voire imposés dans un nombre croissant de pays dits musulmans, de pays dits arabes (pour reprendre l’expression lourde de sens de Kamel Daoud) notamment du Maghreb, non sans certaines oppositions sur lesquelles nous reviendrons car elles sont d’une grande importance dans la stratégie qu’il convient de mettre en oeuvre pour bloquer cet expansionnisme qui désormais touche le coeur de nos territoires.

Mais pourquoi cette expansion si rapide et si prégnante dans des territoires français ? Plusieurs raisons inter-agissantes à cela :

Premièrement, cette confrontation asymétrique entre ce vide identitaire, voire ce reniement identitaire sur fond de mauvaise conscience, ce délitement des références traditionnelles que j’ai évoqués et la dynamique d’une idéologie simple, tonique, comportant en soi une transcendance, et par essence conquérante ;

Deuxièmement, une incompréhension du phénomène par ignorance ou naïveté facilitées par un conditionnement mettant toutes les religions sur le même pied, soit une vision oecuménique très large, ou concentrant les critiques  sur la religion autrefois dominante  ;

Troisièmement, dans un contexte marqué par l’effacement du monde ouvrier, une interprétation de certaines mouvances de gauche de ce mouvement religieux comme l’expression de la revendication des nouveaux opprimés, soit les immigrés ;

Enfin, la lâcheté des élites qui étaient pourtant dûment alertées par les services de renseignement dès les années 90 - je puis attester de rapports très clairs des renseignements généraux sur l’évolution de quartiers de la banlieue lyonnaise-, la compromission à des fins électoralistes de certains élus, ou simplement leur solitude et leur désarroi faute d’un soutien actif et efficace de l’Etat.

Pendant des décennies, aucun obstacle n’a été réellement mis en place pour contrer cette expansion. Seuls quelques intellectuels ont osé, souvent ostracisés. Je pense en particulier dès les années 80-90 à Jean-Pierre Péroncel-Hugoz [2] et à Jean-Claude Barreau [3], deux essayistes de gauche. Bien évidemment dans les années 2000 à Georges Bensoussan. Je pense à quelques mouvements tels que Ni Pute ni Soumise pas suffisamment soutenus.

Si nous avons perdu ces territoires sans combattre, pouvons-nous les reconquérir si nous luttons ? Quels moyens faudrait-il mettre en place ? La mise en place d’une charte des principes de l’islam en France est le signe que les choses vont dans le bon sens ?

Nous pouvons reconquérir ces territoires mais l’expression est à mon avis réductrice. La victoire physique se construit avant tout sur le plan moral. Car le véritable enjeu, et c’est là un des principes majeurs de la guerre révolutionnaire, n’est pas les territoires mais les populations.

Mais il y a trois préalables à cela.

Le premier est de voir et de dire ce qui est comme le clamait Charles Péguy  : « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit ».

Qui mieux que certains écrivains d’origine maghrébine pour nous inciter à cela, tel que Boualam Sansal : « Ceux qui en Algérie et en France sous-estimaient l’emprise islamiste sur la société se mordent les doigts aujourd’hui. Les voilà comme les autres pris en otages, ligotés, muselés. L’islamisme, il faut le considérer dans sa dimension planétaire, historique et stratégique, pas seulement le vendredi devant la mosquée de son quartier ».

Qui mieux que Gilles Kepel pour - enfin ! - clarifier ce débat entre intellectuels - les déterminants de la pensée collective- dont nombre d’entre eux adhèrent désormais à ses analyses, selon lesquelles « il est très important de penser aujourd’hui l’émergence du djihadisme dans son lien avec la salafisation. Car depuis une bonne dizaine d’années, le discours salafiste a acquis une forme d’hégémonie dans l’islam de France ».[4] Et enfin et surtout, quoi de plus fort que les faits pour démontrer combien notre société est attaquée, agressée, contestée dans ses principes fondamentaux. Faits qui révèlent que nous avons déjà basculé dans un nouvel environnement où la liberté d’expression vous expose à tous les dangers. Souvenons nous de Charlie Hebdo qui marque un tournant dans notre histoire récente, et bien sûr très récemment de Samuel Paty, un professeur égorgé devant son lycée ! Cette liberté d’expression qui dans ce nouveau climat inimaginable il y a encore dix ans peut vous obliger à vivre sous protection policière, voire de façon quasi clandestine !  Je pense à Zineb El Rhazoui, à la jeune Mila qui paye si durement ses foucades d’adolescente. Et depuis si longtemps Robert Redeker.

Le deuxième préalable est de bien définir ce qui pour nous est essentiel, fondamental, ne devant souffrir aucune concession, aucun aménagement et qui de ce fait si nécessaire doit être défendu au péril de notre vie. C’est selon moi ce qui définit notre société, notre nation, notre civilisation : la liberté de pensée, de conscience, d’expression comprenant bien évidement le droit à la caricature rappelé de façon claire et nette par le Président Macron. Tout découle de cela.

Sans cela notre société démocratique est vaine. Pas de République bâtie sur les valeurs humanistes, héritage d’un cheminement multi-séculaire, certes ayant connu nombre de vicissitudes. Pas d’égalité, pas de fraternité. Sans cela pas de rationalisme critique. Sans cela quel   pluralisme politique, quelle diversité de croyances ou d’absence de croyances ?  Sans cela, quelle littérature ? quel art ?  Quel mode de vie ?

Ce qui aujourd’hui devenu une question centrale, capitale, ce n’est pas la survie de l’homme blanc catholique, c’est celle de l’homme libre. Car, comme le disait Léon Blum, « l’homme libre est celui qui n’a pas peur d’aller jusqu’au bout de sa pensée ». Et c’est ce qui définit l’esprit français.

Le troisième est de renouer complètement avec l’impératif de puissance, cette « capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités » selon la formule de Raymond Aron. C’est là une condition qui devrait être aisément accessible aux politiques puisqu’il y a encore en France une immense majorité d’individus - de toutes origines- qui sont opposés au projet de cette  mouvance islamiste.

Quels moyens ? Le but et les préalables ayant été posés, il faut plutôt s’interroger sur quelle stratégie ? Cela nécessiterait de longs développements mais brossons-en quelques principes directeurs.

Cette stratégie doit être offensive, cohérente, globale et étendue à notre périmètre régional.

Elle doit être offensive parce qu’il y a urgence et qu’elle ne peut être entendue qu’ainsi par les islamistes.

Elle doit être cohérente pour ne pas déboucher sur des résultats inverses au but poursuivi, soit le ressenti d’une stigmatisation qui accroitrait les fractures au sein du corps social.

Elle doit être globale et s’inscrire dans une approche géopolitique compte tenu des origines, du développement et de l’expression de la menace islamiste.

Loin d’être exhaustif, je dégagerais dès ce stade quelques pistes de réflexion et surtout d’action, dont certaines pourront surprendre mais qui participent d’une approche réaliste, logique.

La première concerne l’éducation, soit la mère de toutes les batailles, pour reprendre l’expression du ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer dont il faut saluer le courage intellectuel constant dans la défense des valeurs républicaines françaises. L’éducation est le creuset de la Nation. Dans cet esprit, je ne peux que souscrire au contenu du rapport de la commission d’enquête du Sénat, très récent, intitulé « Faire revenir la République à l’Ecole » qui participe bien de ce défi idéologique qu’est la défense des valeurs républicaines. Je vous livre quelques extraits qui dans cette perspective, quoique tellement évidents, sont particulièrement réconfortants. Très substantiels, ils réaffirment tout d’abord la vocation même de l’école « institution organique de la République :  «  En diffusant un socle culturel commun, elle se veut tout d’abord génératrice de lien social…/…les fondateurs de l'école républicaine voient dans l'instruction le vecteur de diffusion d'un sentiment d'appartenance nationale. Laïque, l'école publique remplit également une fonction émancipatrice (…)  elle entend fournir à l'ensemble des individus les outils intellectuels nécessaires à l'exercice de la libre pensée et de l'esprit critique.

Cependant, selon les sénateurs, il y a loin entre ces objectifs et la réalité. Selon eux, « bien que perpétuellement réaffirmée comme un objectif fondamental du service public de l'éducation, la formation à la citoyenneté et aux valeurs républicaines apparaît en effet très largement reléguée au second plan dans la pratique  » . Sans évoquer le constat troublant selon lequel certains enseignants « notamment dans le second degré, ont parfois considéré qu'il ne leur appartenait pas de faire ce travail et l'ont renvoyé aux professeurs d'histoire-géographie et aux documentalistes » . D’où, sous couvert de l’injection du message républicain dans tous les programmes, quelques propositions qui me semblent majeures :

  • « Un vecteur-clé, l'enseignement de l'histoire et des humanités (…) Plusieurs personnes auditionnées par la commission d'enquête se sont notamment inquiétées de l'appauvrissement des enseignements d'humanités. (M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l'éducation nationale, et l’essayiste M. Alain Finkielkraut). L’enseignement d'histoire, discipline d'ouverture sur le monde autant que vecteur d'un héritage commun, doit donc faire l'objet d'un renforcement et d'une refonte globale. Par la diffusion d'un récit national, chronologique, il doit contribuer au renforcement de la cohésion nationale et au développement d'un sentiment d'appartenance à une même communauté »;
  • « Renforcer l'enseignement du fait religieux de manière transdisciplinaire (…) ce qui est considéré comme indispensable à la déconstruction des lectures fondamentalistes des textes religieux et au développement de la tolérance. Comme le suggère M. Régis Debray depuis des années, « une connaissance objective et circonstanciée des textes saints comme de leurs propres traditions conduit nombre de jeunes intégristes à secouer la tutelle d'autorités fanatisantes, parfois ignares ou incompétentes (…) .

Deuxième piste : l’émancipation des femmes. C’est une thématique centrale pour moi que j’ai explicitée dans un article paru dans la Revue politique et parlementaire parue en avril 2020, et intitulé « Face à l’islamisme qui conduit l’Afrique au Chaos, le défi central de l’émancipation des femmes ». Constat qui pourrait de plus en plus s’appliquer à des territoires situés en France. Loin des arguties de certaines intervenantes sur des plateaux de télévision justifiant l’insoutenable, comme encore récemment le port du voile par des fillettes, je rejoins toutes celles et tous ceux qui pensent que les femmes sont les premières perdantes de l’expansion islamiste. Lors de mes nombreuses missions en Afrique, j’ai pu constater la régression de leur condition, comme notamment au Niger. J’ai pu, comme au Tchad, m’entretenir avec des femmes de confession musulmane, mais de cet Islam ouvert, non encore gangréné par le wahhabisme, et qui me confiaient leur désir de pouvoir s’assumer, s’émanciper en accédant notamment à la maîtrise de leur corps et de leur fécondité, sans évoquer la réussite scolaire et l’accès à un emploi correspondant à leur niveau de qualification. Dans ce combat, je dois bien évidemment citer Elisabeth Badinter et je souscris pleinement à ses propos quand elle déclare dans Marie Claire en 2015 que « la libération des femmes sans une bonne part de laïcité est impossible ». Je comprends ses désillusions, sur fond de lâchage d'une partie de la gauche : « J'ai enseigné la philosophie à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne) à des jeunes filles arabo-musulmanes brillantes. Elles se réclamaient du modèle démocratique, de l'égalité des sexes, elles investissaient la société, y trouvaient leur place de Françaises. Au début des années 2000, Ni Putes Ni Soumise avait le vent en poupe et, naïvement, j'ai cru qu'elles allaient entraîner les garçons, les hommes, leurs frères. Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé, à mon grand chagrin. On a senti un renversement, comme si leurs contemporains ne voulaient pas d'elles. Cela a coïncidé avec l'arrivée des salafistes envoyés par l’Arabie saoudite qui, avec beaucoup d'argent, ont mis un point d'arrêt à cette émancipation. Ces Françaises comme les autres se sont retrouvées volontairement, masochistement ou pas, sous le voile, avec l'idée que pour être une bonne musulmane il fallait être soumise et docile. C'est un immense échec pour la société française, trompée par ces sectes minoritaires très prosélytes en période de crise économique. Avec cette montée des salafistes, on a hélas vu faiblir l'influence de NPNS dans les quartiers ».

Afrique, Arabie saoudite…la réflexion nous conduit inévitablement à aborder une troisième piste de la stratégie à mettre en oeuvre, soit le cadre international dans lequel il convient de développer la lutte contre l’islamisme. Mais selon une approche plus ambitieuse, plus large, et qui nécessitera un vrai courage politique.

Interrogeons-nous d’abord sur les facteurs qui ont permis cette expansion si rapide de l’extrémisme religieux d’essence islamiste pour mieux la contrer.

En la matière Pierre Conesa, met clairement en avant le rôle majeur de la monarchie saoudienne depuis une soixantaine d’années dans la formation massive des imams dans ses universités islamistes et dans la diffusion pernicieuse et l’imposition de leur idéologie en s’appuyant sur la ligue islamisque mondiale.

Deux exemples illustrent ces analyses. Le mouvement jihadiste salafiste Boko Haram (littéralement « livre interdit »)  s’est édifié  en 2002 dans le nord du Nigéria autour de Mohamed Yusuf, lequel avait suivi des études de théologie à Médine, en Arabie saoudite. S’agissant du Mali, pays ou le wahhabisme est minoritaire, qui peut ignorer « le renouvellement en 2008 du Haut Conseil islamique du Mali (HCIIM) qui a débouché sur une hégémonie wahhabite au sein du Conseil exécutif, présidé par l'imam Mahmoud Dicko (…) A partir de 2008, les wahhabites ont utilisé le HCIM comme une tribune d'interpellation de la société et de l'Etat. En 2009, ils ont réussi à faire annuler une réforme du code de la famille qui était jugé trop pro-occidental ».[5]

Pierre Conesa pose un problème de fond en évoquant « une stratégie diplomatique dont les effets sécuritaires sont aussi dramatiques que ceux que l'on connait aujourd’hui » en déclarant que « nous sommes dans la position schizophrénique où l'on combat le radicalisme tout en protégeant son géniteur ». Outre le rôle plus que troublant de l’Arabie saoudite, on pourrait également s’interroger sur ceux du Qatar, du Koweït, et de la Turquie, cette dernière étant de plus en plus offensive notamment en Afrique.

Ces relations avec ces pays qui sont pour les trois premiers aux antipodes de nos paradigmes démocratiques, doivent être impérativement  clarifiées. Elles le doivent au regard des pays dont ils essaient de déstabiliser l’heureuse évolution, et en particulier de leurs jeunesses déçues par les printemps arabes, et qui aspirent à vivre dans une société libérée des carcans religieux. Tel est le cas de la Tunisie[6], pays emblématique d’un Maghreb que l’on a voulu enfermer dans une arabité factice, et qui dans son substrat retrouve les racines millénaires d’une civilisation berbère fondamentalement méditerranéenne.

Ces relations doivent aussi être clarifiées pour les soldats de France ainsi que leurs camarades africains qui luttent contre le terrorisme islamique. Quelle cohérence lorsqu’un ministre Burkinabé me confie qu’il y a des centaines d’écoles coraniques d’obédience wahhabite dans le nord de son pays qui ont supplanté les écoles publiques laïques, grâce notamment à une campagne de terreur d’assassinats ciblés des professeurs. Etrange parallèle avec celui de Samuel Paty…Car comme me le précisait Mme Aminata Touré, première femme ayant exercé les fonctions de premier ministre au Sénégal, la réponse militaire, certes nécessaire, et quand bien même on augmenterait considérablement les effectifs, ne permettra pas seule de rétablir la situation. Le premier combat doit être mené sur le terrain idéologique en soutenant les courants d’un Islam tolérant, en soutenant les Etats ayant fait le choix de constitutions laïques…Ce qui oblige à rompre les liens avec « les géniteurs du salafisme ». Ce qui oblige aussi à mettre en oeuvre une politique centrée sur l’éducation, la santé incluant le planning familial, conditions préalables à l’amorce du développement de ces régions d’Afrique. L’Union européenne, forte de ses moyens et de sa proximité, pourrait jouer un rôle premier dans cette entreprise sous réserve d’accepter de devenir une puissance, d’assumer une densité idéologique, et de réformer ses méthodes en privilégiant une meilleure transversalité entre les différents volets de son action et une approche au plus près des besoins des populations.

Le quatrième axe de la stratégie et non des moindres porte sur la politique d’immigration. A défaut d’être remise à plat, le pays n’est plus en état de pouvoir accueillir de tels volumes de populations issues de plus en plus de pays déjà marqués par le rigorisme religieux. C’est là une évidence qui avait déjà été énoncée. Souvenons-nous en la matière de la célèbre déclaration de Michel Rocard : «La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde». Sans que cela signifiât une fermeture totale des frontières. Une pause doit donc être marquée qui doit permettre une dynamique d’assimilation des étrangers au sens décrit supra d’acculturation aux valeurs républicaines, qui doit être favorisée par un rétablissement de la sécurité selon une logique de concentration des efforts et d’immersion des services publics dans les territoires concernés, conformément à ce que je préconisais déjà dans ce média[7]

Dans ce débat, trouver une ligne de crête s’avère nécessaire. Comment établir une distinction dans le discours politique entre un islamisme politique et un islam religieux modéré qui permette de faire un constat lucide sans essentialiser les musulmans ? Quels sont les rapports de force qui existent actuellement ?

La Charte des principes pour l’Islam de France rédigée par le CFCM est un texte d’une grande portée. Doté de 10 articles, ce document met en avant les principes républicains fondamentaux qui s’imposent donc à tous les croyants. En la matière, concentrons-nous d’abord sur le préambule dans lequel il est notamment écrit que « Ni nos convictions religieuses ni toute autre raison ne sauraient supplanter les principes qui fondent le droit et la Constitution de la République». Examinons ensuite l’article 3 intitulé La liberté : « La liberté et garantie par le principe de laïcité qui permet à chaque citoyen de croire ou de ne pas croire, de pratiquer le culte de son choix et de changer de religion. Ainsi les signataires s’engagent à ne pas criminaliser un renoncement à l’Islam, ni à le qualifier d’apostasie (ridda)…. ». Enfin, La charte introduit la notion de «liberté de conscience», d’«égalité homme-femme», et elle rejette toute discrimination fondée sur la religion, le sexe, l’orientation sexuelle…».

Par son contenu, cette Charte banalise en quelque sorte l’Islam, et l’assigne à la même condition que celle des autres religions, soit une reconnaissance du primat des lois de la République sur les lois divines. Soit la soumission à l’ordre laïque tel que rappelé par l’observatoire de la laïcité : « La laïcité garantit la liberté de conscience. De celle-ci découle la liberté de manifester ses croyances ou convictions dans les limites du respect de l'ordre public. La laïcité implique la neutralité de l'Etat et impose l'égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou conviction. La laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs croyances ou convictions. Elle assure aussi bien le droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion, d’en changer ou de ne plus en avoir. Elle garantit le libre exercice des cultes et la liberté de religion, mais aussi la liberté vis-à-vis de la religion : personne ne peut être contraint au respect de dogmes ou prescriptions religieuses ».

C’est déjà une réalité pour un grand nombre de personnes se rattachant à des racines musulmanes, et dont la sociologie se rapproche de celle des croyants d’autres religions. Sur la question de l’essentialisation, c’est tout le défi de la laïcité de ne plus appréhender l’individu au travers du prisme premier de sa religion mais de sa citoyenneté, concept sacré qui transcende la confession, l’origine…

D’un point de vue théologique, resurgit la figure du penseur musulman soudanais Mahmoud Mohamed Taha, dit le Gandhi africain, qui prônait un islam à vocation libératrice[8], « d’un islam renouvelé à partir d’une herméneutique qui contextualise le texte coranique et relativise ses applications historiques. Selon Mahmoud Mohamed Taha, le message originel et universel de l’islam est celui de La Mecque, tandis que les sourates médinoises du Coran et la sarî’a islamique (qui en est l’expression juridique et «canonisée») n’en représentent qu’une réalisation temporaire et éphémère (relative à la situation socio-politique que connaissait alors l’Arabie). Ce véritable islam des origines (le «premier Message») n’aurait donc jamais été réalisé dans l’histoire et constitue ce «deuxième Message» qui donne au livre son titre »[9].

Pour autant, cette nouvelle charte, qui a vocation à s’imposer comme la référence des imams en France, n’a pas été signée par trois des huit fédérations concernées, soit les deux fédérations d’origine turque et l’association Foi et Pratique, le Tabligh, d’inspiration indo-pakistanaise.

Ceci est significatif de rapports de force au sein de la communauté musulmane, marqués notamment par l’activisme très agressif de la Turquie qui alors que la communauté turque ne représente que 10% des musulmans en France, contrôlerait la moitié des 300 imams détachés par des pays étrangers. Cela révèle également l’herméticité des nouveaux immigrants issus de pays tels que le Pakistan aux valeurs républicaines, phénomène peu étonnant si on observe un tant soit peu la réalité  sociologique profonde de cet Etat.

Mais la véritable clarification du rapport de force résultera dans la capacité ou non des musulmans ayant reconnu le primauté des lois de la République d’isoler la composante d’obédience salafiste dont il ne faut pas oublier qu’elle est devenue très influente au sein de la jeunesse musulmane.  Cette capacité sera effective si les musulmans éclairés se dégagent dans leur quotidien de la ritualisation, de l’orthopraxie imposée par les mouvances radicales et traduisent dans leur vécu les engagements essentiels  énoncés dans la Charte des principes pour l’Islam de France.

Qui sont les adversaires que l’Etat aurait dû affronter ? Quels sont ceux à qui il lui faut s’opposer maintenant ? La faute incombe-t-elle plus aux islamistes ou aux personnalités politiques qui se font leurs relais ?

Les adversaires les plus problématiques ne sont pas ceux que l’on pourrait croire. Tout a déjà été dit par Marc Bloch dans l’Etrange défaite. Notre principal adversaire réside dans notre lâcheté, notre passivité, notre indifférence, notre acceptation de l’inacceptable.

Mais restons déterminés. Certes, il y a ce collège qui s’oppose à prendre le nom de Samuel Paty. Je salue toutefois ce courageux élu, monsieur Robert Beneventi qui avait pris cette initiative. Et je rappelle que plus de 200 rues en France portent le nom du colonel de gendarmerie, Arnaud Beltrame.

Le peuple français entendu dans la diversité de ses origines, mais dans l’unité de ses aspirations profondes, et je pense notamment à Claire Koç[10], n’acceptera pas le diktat d’une minorité. L’histoire l’a démontré suffisamment. Des professeurs sont en première ligne comme ce professeur de philosophie, Didier Lemaire, à Trappes dont il ne faut surtout pas qu’il soit exfiltré. Toutes les mesures doivent être prises pour qu’il continue à enseigner dans ce lycée. L’Etat républicain ne peut pas se soumettre. Quel sens cela aurait-il alors que les armées françaises luttent contre le terrorisme islamique en Afrique ?

Des journalistes, des essayistes, des écrivains des universitaires, des avocats , des intellectuels de tout bord dont beaucoup ont notamment signé l’appel des 100 contre le séparatisme islamiste. Je ne puis les citer tous mais ils ouvrent la voie alors même que certains sont menacés  : Alain Finkielkraut, Gilles Kepel, Pascal Bruckner, Elisabeth Badinter, Jacques Julliard, Elisabeth Levy, Ivan Rioufol, Pierre-André Taguieff, Caroline Fourest, Laurent Bouvet, Richard Malka, Eric Delbecque, Chantal Delsol, Pascal Praud, Marc Menant, Claude Habib, Boualem Sansal…

« Je ne savais pas que c’était si simple de faire son devoir quand on est en danger. »

Jean MOULIN (1899-1943), Lettre à sa mère et à sa sœur, 15 juin 1940



[1]  Néofascisme et idéologie du désir  Mai 68 : la contre-révolution libérale-libertaire  Paru en 1973

[2]  Le Radeau de Mahomet  Paru en 1983

[3] De l’Islam en général et du monde moderne en particulier  Paru en 1991

[4]  Gilles Kepel : « il faut contrer la salification des esprits »  Le Figaro 22/03/2016

[5]  Au Mali, "le poids de la religion dans la campagne est considérable"

L'anthropologue Gilles Holder revient sur le rôle joué par les wahhabites et les autres acteurs musulmans dans l'élection présidentielle de dimanche. Le Monde Afrique 28/07/2013

[6] En Tunisie, cette jeunesse qui se détourne d’Allah

Dix ans après les printemps arabes et l’arrivée au pouvoir des islamistes, un tiers des Tunisiens se disent irréligieux. Reportage.  Le Point 05/02/2021

[7] La grande résignation : ces verrous idéologiques qui empêchent les élites de se saisir

des problèmes (gérables) du pays  Atlantico 17 juin 2020

[8] Taha Mahmoud Mohamed, Un islam à vocation libératrice Paris, L’Harmattan, 2002. 180 p.

[9]Maurice Borrmans prêtre catholique et islamologue français 2004

[10]  Claire le prénom de la honte   « Ils m’ont interdit de m’assimiler »    Publié chez Albin Michel

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