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La propagande du Kremlin a su évoluer.
La propagande du Kremlin a su évoluer.
©Odd ANDERSEN / AFP

Changement de ton

La rhétorique des "trois N" qui a prévalu pendant tout le début du conflit est bien moins martelée qu'elle ne l'était.

Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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1) La propagande russe semble avoir en partie abandonné trois arguments clés qui étaient utilisés au début de la guerre : la dénazification, la menace du recours aux armes nucléaires et la lutte contre l’influence de l'OTAN (les trois N). Comment expliquer cette évolution et l'apparent revirement idéologique de la propagande russe ? 

Françoise Thom : Il ne s’agit pas d’un revirement idéologique ni même d’un tournant. Tous ces thèmes continuent à refaire surface régulièrement dans les medias et dans les propos des responsables russes. Les accents peuvent être placés différemment selon les nécessités du moment : par exemple, le Kremlin souhaitant parvenir à la capitulation de l’Ukraine par la voie négociée, remisera temporairement le thème de la « dénazification », sans renoncer pour autant à son programme initial, la destruction de l’État et de la nation ukrainienne.

2) Quels sont les nouveaux éléments de la propagande ?  Que signifie cette nouvelle approche ? Qu’est-ce que cela nous dit de la vision actuelle de la Russie sur le conflit, de la vision de Vladimir Poutine et du pouvoir et sur les perspectives vis-à-vis d’une éventuelle fin de la guerre ?

Il faut distinguer la propagande à usage interne et la propagande à usage externe. Dans la propagande à usage interne l’objectif prioritaire est de camoufler le fait que la Russie est l’agresseur dans cette guerre, et au contraire de la poser en victime, comme Poutine aime à le faire depuis des décennies. Les instructions du Kremlin en matière de propagande formulées en juillet indiquent comment les responsables de l’Agitprop doivent présenter les choses. Il s’avère que l'Occident déclenche régulièrement des guerres à cause de ses « revendications coloniales », et la Russie se retrouve contrainte de participer au conflit bien malgré elle, car elle défend les « peuples frères », « n'abandonne pas les siens » et « prend la défense des opprimés. » En 2022 comme en 1914 la Russie a été  obligée de voler au secours de ses protégés (Serbes, séparatistes ukrainiens) et forcée d’entrer  en guerre par l’agression occidentale. 

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Le Kremlin doit aussi expliquer l’échec du Blitzkrieg initial : d’où le thème « Nous sommes en guerre contre l’Occident collectif ». Il est quand même moins humiliant pour l’amour-propre russe d’être mis en difficulté par les forces de l’OTAN que par les Ukrainiens, régulièrement traités de sous-hommes dans les medias russes. Il s’agit aussi de dissimuler l’isolement de la Russie, les perspectives économiques désastreuses : d’où l’accent mis sur les difficultés des pays occidentaux, leurs divisions etc. Par ailleurs  il faut préparer l’opinion à une guerre longue : c’est pourquoi les instructions du Kremlin mentionnées plus haut ordonnent de faire des parallèles entre l' « opération spéciale » russe contre l'Ukraine et le baptême  de la Russie, histoire de donner une coloration religieuse à cette guerre qui oppose la Russie aux « Antéchrist » occidentaux et leurs suppôts de Kyiv. Ces instructions recommandent en outre de faire valoir que dans un avenir proche, la « tendance anti-américaine » prendra le dessus dans le monde - et bientôt les États-Unis « ne pourront plus trouver ni des alliés militaires, mais ni même des partenaires commerciaux sérieux ». Une chose ne change pas toutefois : les medias présentent toujours « l’opération militaire spéciale » comme un succès et la défaite de l’Ukraine et de l’Occident comme inéluctable. 

Ne négligeons pas la propagande à usage externe qui tourne à plein dans les démocraties occidentales. Les objectifs du Kremlin sont encore plus clairs : inciter ces pays à abandonner les sanctions ; détourner les Occidentaux de l’Ukraine. D’où une vaste campagne visant à  démontrer que les sanctions n’affectent que peu la Russie alors qu’elles plongent les pays occidentaux dans la crise dont la propagande russe et ses relais en Occident font à dessein un tableau apocalyptique. Sur le premier point l’on sait maintenant, bien que la Russie ait cessé de publier des statistiques économiques, que l’économie russe est en train d’imploser sous l’effet des sanctions, et que la dégradation va s’accélérant. Quant aux difficultés des économies occidentales, il faut rappeler que nombre d’entre elles, comme l’inflation, étaient antérieures à la guerre russo-ukrainienne et aux sanctions. Les économies européennes sont en train de procéder à un sevrage difficile pour se rendre indépendantes des hydrocarbures russes et ont déjà progressé dans ce sens même si la transition n’est pas facile. Mais le temps  travaille pour les Occidentaux, à condition qu’ils gardent la tête froide, alors que la Russie va droit dans le mur. 

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Pour parvenir à son deuxième objectif, détourner les Occidentaux de l’Ukraine, le Kremlin déploie une campagne à feu roulant sur les « crimes de guerre » soi-disant commis par les Ukrainiens. Les responsables de Kyiv pensent que la diffusion récente d’une vidéo montrant un soldat russe en train de castrer au cutter un prisonnier de guerre ukrainien avant de l’exécuter a pour but de rendre les soldats ukrainiens enragés, de manière à ce qu’ils se livrent à des sévices similaires sur les prisonniers russes, d’où un double avantage pour Moscou : 1) les soldats russes auront peur de se rendre ; 2) la propagande du Kremlin pourra étayer sa thèse sur les « nazis » ukrainiens preuves à l’appui. De même, le Kremlin prépare un procès à grand spectacle, dans le style stalinien, de prisonniers du bataillon Azov pour « crimes de guerre ». Le procès doit se tenir dans l’édifice de la Philharmonie de Marioupol où les Russes sont en train d’aménager des cages pour les détenus. Le but de Moscou est d’humilier l’Ukraine en ternissant ses guerriers, de semer la zizanie entre pouvoir civil et commandement militaire en Ukraine, d’inciter les Occidentaux à renvoyer Russes et Ukrainiens dos à dos, et de faire perdre de vue que dans cet affrontement il y a un agresseur et un agressé. C’est une véritable guerre psychologique qui est menée en Ukraine par Moscou. Le volet de la propagande est complété par la mise en oeuvre systématique de la terreur et la destruction de l’économie : l’ensauvagement est considéré comme la condition préalable à la russification. Des populations faméliques ayant tout perdu, rendues totalement dépendantes, désespérées, acceptent le passeport russe parce que c’est le seul moyen d’avoir accès à l’aide humanitaire. Il faut embrasser du regard l’ensemble du dispositif pour comprendre les méthodes russes. Ceci est d’autant plus nécessaire que les pays occidentaux sont aussi la cible d’une guerre psychologique orchestrée par le Kremlin, non moins pernicieuse que celle menée en Ukraine.

3) La propagande masque-t-elle actuellement les difficultés russes sur le front et une probable défaite à venir pour la Russie ? 

Bien entendu la propagande masque les difficultés rencontrées en Ukraine en montant en épingle des avancées minimes, la prise d’un hameau etc. Elle martèle chaque jour que l’Ukraine va disparaître en tant qu’Etat et que les pays occidentaux sont en train de perdre la partie face à une coalition de pays menés par la Russie qui  vont pouvoir procéder à une redistribution du pouvoir sur la scène internationale au détriment de l’Occident dégénéré. Car, selon les propagandistes du Kremlin, l’anéantissement de l’Ukraine aboutira à la «formation d'un nouvel ordre mondial plus juste et plus sûr ». Telle est « la mission de la Russie sur la scène internationale ». Cette propagande insidieuse marche jusqu’ici. Seule une défaite retentissante infligée par l’Ukraine sur le champ de bataille parviendra, espérons-le, à dissiper ce brouillard toxique dans le cerveau des citoyens russes. 

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