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Europe post Brexit : et Angela Merkel mit (sans le vouloir) le doigt sur le vrai point de faiblesse de l’Union
©John MACDOUGALL / AFP

Il n’y a pas que l’union qui fait la force

Dans une interview accordée au Financial Times, Angela Merkel aborde la question de l'Union Européenne. Selon elle, "La sortie du Royaume-Uni de l'Union-Européenne doit servir de "wake-up call" au reste des pays membres de l'Union".

Atlantico.fr : Selon Angela Merkel, les pays membres de l'UE doivent y rester, car seuls ils sont bien trop petits pour s'en sortir. Si c'est argument semble rationnel de prime abord, n'est-il pas, en réalité, erroné  dans la mesure où un certain nombre de pays en Europe -la Grande-Bretagne s'apprête à le faire- ou dans le reste du monde ont déjà prouvé qu'ils pouvaient peser dans les relations internationales malgré leur taille ?

Christophe Bouillaud : Certes, la taille (superficie ou nombre d’habitants) du pays n’est pas essentielle à la puissance d’un Etat, un pays peut être grand et pauvre, mais elle est souvent un prérequis de la puissance économique, militaire, diplomatique. Parmi les petits Etats, il y a, en proportion de leur nombre au sein des Nations Unies, peu d’Etats puissants, ou dont on peut dire qu’ils jouent un rôle important dans les relations internationales de leur région du monde. Singapour pourrait être un de ces rares exemples. Mais, de fait, comme le montre cet exemple de Singapour, l’influence d’un Etat de faible dimension dans les relations internationales dépend largement du système d’alliances et du contexte régional dans lequel il opère. Le Luxembourg ou bien sûr la Suisse pourraient être un autre exemple, là encore fortement dépendant du contexte européen et occidental.

Donc, en règle générale, en matière de géopolitique, il vaut mieux être un pays riche, peuplé, surarmé et de grande taille, pour peser dans le jeu international. Les membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, les vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale, étaient tous des grands Etats ou Empires en 1945. Il est bien évident qu’en 2020 ce legs de l’histoire ne vaut plus pour deux pays : la France et le Royaume-Uni. Ni l’un ni l’autre de ces pays ne représente plus en effet que l’ombre de sa puissance de 1945. Les propositions de recomposition du Conseil de Sécurité visent souvent à faire coller le légal avec le réel, en donnant des sièges à l’Inde, au Brésil, au Japon, voire au Nigéria ou à l’Afrique du sud, et en demandant aux deux anciennes puissances impériales européennes de se contenter d’un siège pour toute l’Union européenne.

Les dirigeants actuels du Royaume-Uni pensent sans doute moins à revenir au niveau de puissance qui était celui de ce pays en 1945, voire à celui d’avant 1914, qu’à profiter, comme Singapour, d’un contexte géopolitique et économique favorable au niveau régional pour profiter au maximum des avantages de la proximité du marché continental, tout en évitant les inconvénients. Ce choix du passager clandestin, dont on verra si l’Union européenne accepte de se faire la victime d’ici la fin de cette année, ne vaut d’ailleurs que pour l’aspect économique. Pour ce qui des aspects stratégiques et militaires, le Royaume-Uni reste dans l’OTAN, et continuera de partager avec les autres pays européens des intérêts géopolitiques proches, comme le montre d’ailleurs la crise iranienne actuelle.

Bref, dans un monde devenu moins pacifique qu’il y a quelques années, la puissance reste un attribut des grands Etats riches. De ce point de vue, Angela Merkel me semble avoir raison : le partage de la souveraineté entre Etats européens membres de l’Union européenne pour être plus fort reste une conclusion logique à tirer de l’état des relations internationales. Tout dépend bien sûr ensuite de la qualité de ce partage : une alliance peut bien fonctionner ou non.

Edouard Husson : C’est la première fois depuis très longtemps qu’Angela Merkel accorde un entretien qui a du contenu. Cela mérite d’être souligné. C’est sans doute lié au fait que la Chancelière est en fin de carrière à la Chancellerie. Elle ne se représentera pas en 2021. Cette grande manoeuvrière, dont l’art politique a la plus souvent consisté à ne rien dire de substantiel, se laisse aller. C’est un peu triste d’ailleurs de constater qu’il faut qu’il n’y ait plus d’enjeu de pouvoir pour elle pour qu’elle mette de la substance. C’est un très mauvais exemple en termes de vocation politique. Du coup, je suis plutôt frappé par le fait que Madame Merkel parle plus de l’Allemagne que de l’Union Européenne. Quand elle parle de l’Union Européenne, vous avez raison, elle reste prisonnière de la vision du XXè siècle, selon laquelle nos pays sont trop petits pour peser seuls dans la monde. La Chancelière tient compte cependant de la réalité du Brexit. On la sent partagée entre la crainte - que va faire la Grande-Bretagne - et la résignation - le Brexit est un fait et nous allons bien voir ce que veut la Grande-Bretagne. D’une manière générale, l’entretien est empreint d’une modestie qui, pour une fois - car Angela Merkel a toujours joué la femme politique modeste - n’est pas jouée. On sent bien cependant qu’elle n’a pas compris le bouleversement majeur de la révolution digitale dont elle dit que c’est le plus grand défi pour l’Europe: la taille ne compte plus mais la capacité d’un pays à collecter, maîtriser et traiter l’information - qui est en quelque sorte le carburant de la troisième révolution industrielle. 

Si dans les faits l'argument n'est donc pas toujours valable, du moins économiquement, n'est-il pas aussi celui qui est le moins à même de convaincre les populations européennes du bien-fondé de l'UE ? 

Christophe Bouillaud : C’est sûr qu’en regardant le déroulement des années depuis 2007/2008, les populations auront bien du mal à voir le lien entre la taille ou le poids économique de leur pays et son destin économique. Des petits pays se sont bien sortis de la crise (Danemark, Pays-Bas, Finlande, République tchèque), des petits pays en ont souffert (Portugal, Grèce), des grands pays ont souffert (France, Espagne et surtout Italie) et des grands pays s’en sont bien sortis (Allemagne, Pologne). La taille et l’importance géopolitique de chacun a été largement détaché du succès ou de l’insuccès économique. Le libre accès de chacun au grand marché européen n’a pas changé grand-chose, par contre, la position de chacun par rapport à la zone Euro aura été décisive. Par ailleurs, ces insuccès et surtout ces succès sont plus perçus comme l’effet des politiques nationales que celui d’un succès européen, et encore moins d’un succès lié à la taille de l’UE. Pour tout dire, le succès est toujours présenté comme national, il n’est jamais européen, parce que les élites dirigeantes de chaque pays s’attribuent toujours le succès à eux-mêmes, en vue de leur réélection. C’est là toute la difficulté : les citoyens européens sont assez peu conscients de ce que cette grande Union européenne à 28 leur apporte à eux personnellement et à leur pays en particulier, parce que, finalement, la décision européenne demeure peu incarnée dans un responsable. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis où beaucoup de citoyens attribuent le bon ou le mauvais état de l’économie à l’action du Président des Etats-Unis. Qui, de ce côté de l’Atlantique, va remercier Mario Draghi, comme président de la BCE jusqu’en décembre dernier, d’avoir fait baisser les taux d’intérêts ?  On se plaindra plutôt, dans la presse allemande en particulier, du fait qu’il a ruiné les petits épargnants.

Edouard Husson : Si l’on compare la France et l’Allemagne d’un côté et de Danemark, les Pays-Bas ou les pays du groupe de Visegrad, on voit bien que la taille d’un pays ne garantit pas sa bonne gestion. Les petits ou moyens pays de l’Union sont souvent mieux gérés que la France ou l’Allemagne. Cela peut vous étonner que j’associe la France et l’Allemagne en termes de mauvaise gestion: mais le bilan d’Angela Merkel n’est pas fameux. Le pays est en sous-investissement chronique dans les infrastructures - au nom de la rigueur bugétaire; il a un mauvais bilan carbone; il engloutit 50 milliards d’euros par an dans le traitement de l’immigration de masse voulue par Angela Merkel. Du point de vue politique aussi, le pays va mal: les deux partis au pouvoir (la CDU d’Angela Merkel et le SPD) ne sont plus majoritaires dans l’opinion; Angela Merkel gouverne par défaut, parce que personne, à part Christian Lindner, le chef du parti libéral, n’a eu le courage de s’opposer à elle après sa défaite, objectivement parlant, aux élections de 2017. Les peuples de l’Union sentent bien que l’enjeu, c’est la démocratie: un sujet que la Chancelière évoque peu, finalement; elle parle des valeurs de l’Ouest; elle dit qu’elle ne partage pas la vision politique intérieure des dirigeants chinois mais n’arrive pas une seule fois à prononcer le mot démocratie ! Or c’est bien l’enjeu, pour le XXIè siècle: les puissances du nouveau siècles seront celles qui traitent le mieux l’information; et rien de plus important pour cela qu’un système de liberté politique, d’autonomie organisationnelle, et d’éducation au « self-government ».

Aujourd'hui plutôt que d'essayer de prouver l'importance de l'UE avec l'argument de "la taille" ne faudrait-il pas repenser l'Europe autrement ? En effet, unir des pays sans identité commune n'est-il pas vain ? En d'autres termes pour résoudre le problème de fond ne faut-il pas penser une civilisation, une identité européenne ? 

Christophe Bouillaud : Oui, c’est une vieille idée qui traine depuis maintenant deux décennies au moins. La discussion au moment de la « Convention Giscard » en 2003-04 a montré que cette dernière n’aboutissait à rien de bien concluant. La tentative d’affirmer une identité chrétienne a échoué. Surtout, la référence aux Lumières, aux droits de l’Homme et à l’économie de marché est partagée bien au-delà du continent européen proprement dit. Dira-t-on que les Etats-Unis, l’Australie, le Chili, Israël, l’Afrique du sud ou même Taïwan ou la Corée du sud n’ont pas ces objectifs en terme de civilisation ?  L’entretien d’Angela Merkel rappelle d’ailleurs que de ce point de vue, des valeurs nées en Europe entre le XVIIIème siècle et le XIXème siècle, l’Occident, existe toujours.

Du coup, si l’on veut être un minimum réaliste, il faut bien considérer que la seule identité européenne possible est à construire dans un conflit avec des ennemis – comme sont classiquement construites les identités politiques, par accrétion de conflits successifs. Non pas les ennemis que l’on se choisirait arbitrairement, mais des ennemis qui veulent bel et bien vous faire la peau. Or, de manière intéressante, Angela Merkel dans son entretien au Financial Times récuse complètement l’idée que la Chine du dictateur rouge actuel soit devenue notre ennemi. C’est un compétiteur, certes menaçant car très avancé technologiquement désormais à force de travail et de recherche, qu’il faut amener à jouer dans les règles et avec lequel on peut coopérer tout en se concurrençant. Il ne faut pas casser, dit-elle, « les chaînes de valeur », faisant allusion à la forte intégration industrielle du monde, dont la Chine constitue l’un des centres. C’est, de mon point de vue, une vision plutôt irénique des choses, pour ne pas dire plus. Tout montre que la Chine actuelle veut vraiment et sans remords détruire notre vision des droits de l’Homme, qu’elle infiltre certains Etats européens (comme semble-t-il la République tchèque) et qu’elle se livre chez elle à une expérience de retour au « totalitarisme » le plus féroce avec les moyens les plus avancés de la science et de la technologie – sans compter l’ethnocide d’une minorité qui a eu le malheur d’être musulmane et non-« han », les Ouïghours. Avec une telle puissance, il n’y a pas grand-chose à négocier, il faut simplement se préparer, certes le plus subtilement possible, au conflit à venir. Il faut aider les Hongkongais révoltés, et se préparer à aller vers des sanctions économiques. Le même discours pourrait être fait pour l’Islam politique, dans toutes ces diverses nuances. Là encore, voilà un ennemi commun à tous les Etats européens, mais il est vrai que, dans ce cas, c’est toute notre stratégie d’approvisionnement énergétique qui serait à revoir. Enfin, il y a la Russie. C’est l’ennemi officiel, et le seul d’ailleurs au niveau étatique, puisque les forces de l’OTAN restent dressées contre la Russie.

Malheureusement, les dirigeants des Etats européens ne sont même pas d’accord sur la nature de l’ennemi principal. C’est donc l’histoire à venir qui nous obligera – ou pas – à nous définir ainsi. Il n’y aurait pas eu d’Europe unie dans les années 1950 sans la menace soviétique, cette évolution ne sera donc pas si inédite. Mais, si une identité européenne finit par apparaître, l’enjeu sera sans doute du même ordre, existentiel.

Edouard Husson : Oui. Angela Merkel s’est administrée à elle-même une forte dose de réalisme. Elle n’a plus, face à Trump, l’arrogance d’invoquer les valeurs occidentales. Elle cherche, presque suppliante, à obtenir que les Etats-Unis continuent à regarder l’Europe et elle veut sauver, contre Macron, la défense transatlantique. Elle ne prétend plus, comme il lui arrivait de le faire par le passé, incarner le rempart de l’état de droit contre les nationalismes. C’est un entretien très curieux, presque désabusé: en tout cas incapable de proposer un message positif, de formuler un contenu politique et éthique au projet d’Union Européenne. Angela Merkel explique que l’Europe doit s'adapter à la compétition mondiale. Et l’on retrouve son fond progressiste dans le fait qu’elle pense que l’Europe n’a plus de modèle à apporter au monde. Du coup, elle ne se rend pas compte qu’une Union Européenne sans ambition politique, sans projet fédérateur, a peu de chances de tenir ensemble.

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