Pourquoi Pékin veut conquérir l’Ukraine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Xi Jinping, le président chinois.
Xi Jinping, le président chinois.
©WANG ZHAO / AFP

Intérêt appuyé

Le sommet UE-Ukraine, qui s’est tenu le 12 octobre dernier, avait vocation à raffermir les liens entre l’Union européenne et un pays qui, aujourd’hui, fait toujours face à une double menace. Celle de la Russie d’abord, dont les attaques depuis plus de sept ans contre l’Ukraine ont amputé Kyiv d’une partie du Donbass, sans parler de l’annexion illégale de la Crimée. Plus méconnue, l’influence chinoise sur certains des actifs stratégiques de Kyiv représente un risque nouveau pour l’Europe et l’Ukraine elle-même. Si l’Union européenne aspire réellement à devenir une puissance stratégique, la mise en place d’un cordon sanitaire apparaît comme une nécessité impérieuse devant les politiques de prédation politique et économique russe et chinoise.

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po, président du Centre d'étude et de réflexion pour l'Action politique (CERAP), senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA), bloggeur de politique internationale sur Tenzer Strategics.

 

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Écarter l’Ukraine du giron occidental

Discrètement, la Chine prend de plus en plus pied en Ukraine. Peu d’observateurs ont alerté sur le fait que le président Volodymyr Zelensky a signé fin juin un accord de partenariat avec Pékin, l’Ukraine devenant partie au projet chinois One Belt, One Road (OBOR). Cet accord va donner à la RPC une capacité d’investissement massive dans plusieurs projets d’infrastructure. Si les liens commerciaux entre l’Ukraine et la Chine populaires ne sont pas nouveaux, leur accentuation, qui ne devrait pas d’ailleurs changer le déséquilibre de cette relation commerciale, commence à alerter non seulement les partenaires occidentaux de l’Ukraine, mais aussi les activistes ukrainiens. Certes, pour l’instant, l’Ukraine a montré qu’il existait des lignes rouges que Pékin ne pouvait pas dépasser : elle a ainsi bloqué le groupe chinois d’État Skyrison qui tentait d’obtenir une participation qui l’aurait conduite à contrôler le motoriste ukrainien Motor Sich — un fabricant de moteurs pour des hélicoptères, des missiles et des avions à réaction.

Toutefois, beaucoup se demandent si, comme le prétendent les autorités ukrainiennes, le renforcement des liens économiques entre les deux pays n’aura vraiment aucune conséquence sur le plan géostratégique. À terme, ces liens pourraient limiter l’indépendance de la politique étrangère ukrainienne et, partant, sa crédibilité vis-à-vis de l’Occident, alors même qu’elle a un besoin essentiel de son soutien pour contrer la menace directe et immédiate du Kremlin. D’ores et déjà, Kyiv a renoncé à blâmer Pékin pour ses crimes contre les Ouïghours — condition, semble-t-il, pour continuer à recevoir les vaccins chinois contre la covid-19 — et reconnaît Taïwan comme faisant partie intégrante de la Chine dite continentale. Certes, Pékin n’a pas reconnu l’annexion illégale de la Crimée par le régime de Moscou, mais on sait aussi que l’alliance ad hoc entre les deux régimes révisionnistes pourrait en fin de compte représenter un danger majeur pour l’Ukraine. Kyiv serait mal avisée de penser qu’elle peut compter sur l’appui de Pékin contre Moscou.

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D’ailleurs Pékin, à la différence de la Turquie qui entend aussi renforcer sa présence en Ukraine, prend soin de ne pas heurter les objectifs de Moscou. Sans doute son intention est-elle d’abord économique, mais une fois ses buts atteints en termes de dépendance de Kyiv vis-à-vis de Pékin, elle n’aura aucun problème à soutenir la Russie si elle considère que c’est son intérêt politique. Comme cela a été aussi souligné, Moscou a plutôt intérêt à voir une empreinte chinoise accrue en Ukraine, car cela rejoint ses objectifs de l’écarter un peu plus de l’Ouest et notamment de l’Union européenne — qui demeure encore, prise globalement, le premier partenaire économique de Kyiv. L’Ukraine, qui pourrait être bien prise dans ce qu’on appelle le piège de la diplomatie de la dette, comme de nombreux pays africains notamment, aurait en tout état de cause tout à perdre de cette dépendance.

Une diversification risquée des partenariats économiques ukrainiens

Il est certainement possible de comprendre les motivations du gouvernement ukrainien. Sur le plan géostratégique, il entend diversifier ses partenaires à un moment où il considère que les États-Unis et l’Union européenne ne lui ont pas apporté l’appui qu’il attendait et méritait – somme tout l’Ukraine a payé un prix lourd pour défendre les valeurs européennes et a été, concrètement, en première ligne. Bruxelles et Washington ont notamment accepté, par une politique à courte vue qui se retourne aussi contre l’Europe, que l’Allemagne achève l’oléoduc Nord Stream 2 avec la Russie. L’Ukraine voit aussi avec une inquiétude justifiée les tendances persistances chez une partie de l’Europe de l’Ouest, notamment la France et l’Allemagne, à vouloir poursuivre une politique d’engagement avec Moscou.

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Sur le plan économique, Kyiv a besoin d’un soutien accru en termes de modernisation de ses infrastructures et d’investissements étrangers directs (FDI). Cela explique qu’elle se tourne vers la Chine et vers la Turquie notamment. Mais cette politique est à courte vue. Elle pourrait aussi nuire à sa crédibilité devant les bailleurs internationaux, notamment le Fonds monétaire international. En effet, les prêts de la Chine ne sont pas conditionnés par la lutte anticorruption et la « dé-oligarchisation », que demande notamment le Fonds. Elle pourrait aussi conduire à une présence chinoise accrue sur certains chantiers, soustraits de fait à toute juridiction. Plus globalement, elle pourrait sérieusement compromettre la lutte contre la corruption qui doit rester la priorité absolue sur le plan intérieur de tout gouvernement ukrainien.

Intégrer l’Ukraine dans les nouvelles routes de la Soie : un danger stratégique

Du côté de la Chine, les intentions sont claires : faire de l’Ukraine non seulement un point de passage décisif dans le cadre de la Belt Road Initiative (BRI), mais aussi mettre la main sur des infrastructures décisives, notamment les ports, et s’assurer un accès aux ressources naturelles et aux produits alimentaires dont elle a besoin, tout en accédant à des technologies qu’elle ne maîtrise pas complètement, en particulier dans le domaine militaire. Certes, l’Union européenne est loin d’être sans reproche à l’égard de Pékin et notamment à cause de sa politique commerciale. Avant la crise pandémique, les pays de l’Union avaient laissé largement la porte ouverte aux investissements chinois et avaient, sans prendre garde aux risques de pillage de brevets et de technologies, eu une politique d’investissement et de vente peu conséquente. Après encore, elle s’est engagée dans le projet d’accord d’investissement avec Pékin (CAI), depuis rejeté, qui aurait accru sa dépendance.

La Chine, qui s’affronte au défi de nourrir 1,4 milliard de personnes et est le plus gros importateur de produits alimentaires — une tendance qui devrait se poursuivre pendant quelques décennies —, cherche ainsi à renforcer son accès au blé et à l’orge ukrainiens, avec le risque d’une augmentation des prix, nourrie par la demande chinoise, voire d’une raréfaction, de tels produits pour les consommateurs européens, sans parler des pays les moins développés. L’accord récemment conclu laisse augurer une multiplication par deux ou trois des livraisons ukrainiennes à la Chine. Comme elle l’a fait notamment en Afrique, Pékin commence déjà à contrôler des terres ukrainiennes par elle-même. Une politique de prédation sur les terres agricoles ukrainiennes qui répond, pour la Chine, à un impératif stratégique : assurer sa souveraineté alimentaire dans un contexte de menaces climatiques sur les rendements agricoles et d’une volonté des populations chinoises d’obtenir une nourriture de qualité, que les sols chinois, souvent pollués, ne peuvent pas garantir. À terme, la concrétisation du rapprochement agricole sino-ukrainien pourrait entraîner une hausse des prix sur certains biens de consommation courante, comme le pain, en cas de baisse des rendements sur l’autre grenier à blé européen, à savoir la France. Elle pourrait même menacer la souveraineté alimentaire européenne, qui constate déjà ses importations agricoles augmenter plus vite que ses exportations.

L’Union européenne doit prendre conscience de cette menace

Pour l’UE, la montée de l’influence chinoise en Ukraine représente un triple défi auquel elle doit répondre simultanément dans son intérêt et de celui de Kyiv. D’abord, alors qu’elle entend de plus en plus limiter l’expansion des intérêts chinois dans son pourtour proche, notamment en Afrique, elle ne saurait l’ignorer dans son voisinage immédiat, que ce soit dans les Balkans ou en Ukraine. Cette expansion, outre qu’elle renforce les capacités d’agression de la Chine, va souvent de pair avec des pratiques de développement qui vont à l’encontre des règles de « bonne gouvernance » et de lutte anticorruption. Ensuite, sur le plan géostratégique, si la menace du régime russe est la plus immédiate et de plus haute intensité tant pour l’UE que pour l’Ukraine, la croissance des intérêts chinois en Ukraine ne peut que faire la courte échelle à ceux de la Russie. Les deux pays font partie d’un nouvel axe des dictatures contre les valeurs de liberté et de l’État de droit. Enfin, nous avons tout intérêt à renforcer l’appartenance de l’Ukraine au camp occidental et des démocraties libres — c’est d’ailleurs l’intérêt du peuple ukrainien, de plus en plus pro-européen, et qui a fait la révolution de Maïdan au nom de ces valeurs européennes.

Du côté de l’UE, cela exige des mesures concrètes. Alors que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a annoncé un plan global d’infrastructures pour l’Afrique, accompagné de règles strictes de bonne gestion et de transparence, la « Global Gateway » strategy, afin de contrer la BRI chinoise, l’Ukraine, dont il faut affirmer le destin européen, doit être partie d’un plan similaire. Les entreprises européennes doivent aussi être davantage incitées à investir en Ukraine. Mais cela suppose que les dirigeants de l’UE aient aussi une stratégie plus cohérente de défense de l’Ukraine afin d’éviter que, fatiguée du désintérêt à son endroit, elle ne cède pas à certains mauvais démons.

Nicolas Tenzer, spécialiste des questions internationales et stratégiques, est président du Centre d’étude et de réflexion pour l’Action politique (CERAP) et directeur de la publication de Desk Russie. Auteur de 22 ouvrages, il publie régulièrement dans la presse internationale et sur son blog Tenzer Strategics.

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