"La France n'a pas dit son dernier mot"
Les deux mamelles de la fascination (névrotique ?) des médias pour Éric Zemmour
Eric Zemmour provoque une certaine fascination dans les médias. Les critiques à son égard ne nourrissent-elles pas la machine médiatique ? Les sondages flatteurs pour Eric Zemmour sont-ils le résultat de l’appel d’air créé par la faible vigueur idéologique des partis politiques ?
Jean-Sébastien Ferjou
Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.
Frédéric Mas
Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).
Atlantico : Éric Zemmour semble provoquer une certaine fascination dans les médias, les thèmes identitaires qu’il porte suscitent l’indignation et la répulsion, notamment de la gauche anti-raciste, qui s’y oppose radicalement, mais cette opposition « symétrique » ne nourrit-elle pas la machine médiatique ?
Frédéric Mas : Eric Zemmour est un « bon client » pour les médias : il attire autant qu’il scandalise, et maîtrise parfaitement les codes de la polémique au sein d’un champ médiatique qui apparaît parfois un peu trop lisse aux yeux des téléspectateurs. Il est aussi dans l’air du temps, celui du clash, de l’indignation permanente et de la polarisation idéologique du pays. Le Pen, Tapie, Menard ont joué avant lui sur le registre de la confrontation pour exister médiatiquement. Avec succès.
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Le ton des éditorialistes et en train de changer pour s’y adapter. Aujourd’hui, le « parler vrai » et une certaine « brutalisation » du débat apparaissent comme une vraie demande de la part des Français, qui préfèrent le buzz de CNews au ton compassé de FranceInfo ou LCI. Le ton policé, l’ère du « cercle de la raison » qui faisait converger l’ensemble de la classe médiatique au Centre en évitant les sujets qui fâchent est bel et bien terminé, et le succès de Zemmour en témoigne, qu’on le veuille ou non.
Faut-il voir ici une « trumpisation » du débat ? C’est possible, mais pas seulement. Eric Zemmour n’est pas qu’un agitateur de plateau, c’est un journaliste qui s’adresse à d’autres journalistes aussi : il passe à la fois pour une sorte de populiste identitaire d’extrême-droite et pour un homme de lettres à succès, dont le discours n’est pas réductible aux slogans des politiciens professionnels. En quelques sorte, il intègre au théâtre médiatique certaines thématiques, qu’on peut relier à celle de l’« insécurité culturelle » qui jusqu’à présent lui étaient totalement étrangères.
Il est possible de faire un autre parallèle avec le trumpisme sur la question identitaire : face à la racialisation du débat par une certaine gauche « woke », Trump a joué la carte de la défense des « petits blancs », ou des déplorables, pour parler comme Hillary Clinton. Il y a eu effet de mimétisme qui a permis son ascension politique fulgurante.
De son côté, Eric Zemmour pratique le même retournement du stigmate : ce que le progressisme veut absolument éliminer et dissoudre dans la société multiculturelle qu’il dessine comme le seul avenir possible du pays, Zemmour le défend avec obstination pour la plus grande joie de ses partisans et le désespoir de ses adversaires : l’identité nationale, le récit national, l’intégration républicaine, l’anti-islamisme, etc jusqu’à la provocation.
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Faut-il voir dans les sondages flatteurs pour l’éditorialiste et polémiste qu’est Eric Zemmour un résultat de l’appel d’air créé par la faible vigueur idéologique des partis politiques ?
Frédéric Mas : D’abord, il me semble qu’il faut rester prudent sur l’avalanche de sondages qui agitent beaucoup les salles de rédaction et les états-majorsdes partis politiques. L’élection présidentielle est encore loin, et les sondages reflètent des opinions qui peuvent vite se dégonfler au fur et à mesure de la campagne. L’expérience des élections présidentielles précédentes nous indique qu’assez régulièrement, la classe médiatique a son champion censé bousculer l’élection dans son ensemble. On se souvent de Daniel Cohn-Bendit, puis Jean-Pierre Chevènement en 2002, ou Alain Juppé en 2017. L’élection d’Emmanuel Macron lui-même, largement porté par l’ensemble de la classe médiatique, demeure une étrangeté comparée aux scrutins précédents.
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Ceci posé, l’attention portée à Zemmour, et le succès politique et médiatique de son face à face avec Jean-Luc Mélenchon témoignent de la soif des Français pour le débat d’idées. Dans une élection qu’on nous disait déjà toute tracée, avec Macron d’un côté et Marine Le Pen de l’autre, Zemmour rebat les cartes et réinjecte un peu de sens dans des discussions politiques totalement éclipsées par la crise sanitaire.
Cependant, Zemmour a obligé l’intégralité du spectre politique à se repositionner. Désormais, tout le monde se compare et se situe par rapport à lui, ce qui démontre non pas la force de ses propositions, somme toutes assez classiques au sein de la droite nationale-populiste, mais la vacuité phénoménale de ses concurrents. Le centre-droit est menacé d’extinction, le RN après avoir lancé péniblement sa campagne sur les libertés, est revenu à un discours anti-immigrationniste plus convenu, et LREM va pouvoir réactiver l’éternel discours anti-fasciste pour mobilise ses troupes tentées par l’abstention.
En d’autres termes, Zemmour est utile aux partis parce qu’il réactive le clivage droite/gauche que la victoire de Macron avait totalement anémié. Et ce clivage permet une distribution des rôles politiques à droite à gauche beaucoup plus facile que celui progressiste/conservateur que souhaitait imposer le « nouveau monde » de la Macronie.
Cette fascination médiatique ne risque-t-elle pas de se tarir ? Y-a-t-il d'autres issues pour le moment médiatique d’Eric Zemmour que le triptyque « lécher, lâcher, lyncher » ?
Frédéric Mas : La fascination pour Zemmour peut très bien se tarir du jour au lendemain. D’abord parce qu’une campagne présidentielle demande de durer, et qu’Eric Zemmour semble tourner autour de quelques thèmes clivants comme l’immigration ou l’identité, sans s’étendre sur d’autres sujets attendus pour un candidat. Que faire pour les retraites ? Pourquoi ne dit-il rien sur la crise sanitaire ? Quelles solutions propose-t-il en matière d’écologie ? Là encore, ses opinions seront scrutées, et sa parole est attendue. Il pourrait décevoir si l’avalanche de provocations se tarit et que se révèle derrière l’homme d’idées le politicien somme toute assez banalement étatiste, autoritaire et protectionniste. Une fois la magie médiatique retombée, qu’est-ce qui le différenciera d’Eric Ciotti ou de Marine Le Pen ?
Ensuite Eric Zemmour ne fait pas que mobiliser pour lui, il mobilise contre lui : peut-être va-t-il réveiller ses concurrents et les obliger à devenir plus attractifs sur le marché politique ? Après tout, la concurrence, en économie comme en politique, se fait toujours au plus grand bénéfice du consommateur… ou de l’électeur !
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