"Baby Farmer" d'Amaury da Cunha : sur les traces de la seule femme condamnée à être pendue en Nouvelle-Zélande. Coupable ou pas coupable ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Amaury da Cunha a publié "Baby Farmer" aux éditions Plein Jour.
Amaury da Cunha a publié "Baby Farmer" aux éditions Plein Jour.
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Amaury da Cunha a publié "Baby Farmer" aux éditions Plein Jour.

Rodolphe  de Saint Hilaire pour Culture-Tops

Rodolphe de Saint Hilaire pour Culture-Tops

Rodolphe de Saint Hilaire est chroniqueur pour Culture-Tops.

Culture-Tops est un site de chroniques couvrant l'ensemble de l'activité culturelle (théâtre, One Man Shows, opéras, ballets, spectacles divers, cinéma, expos, livres, etc.).

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"Baby Farmer" d'Amaury da Cunha

Éditeur : Plein Jour, 19 février 2021 - 181 pages - 16 €

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Thème

Baby Farmer, c’est l’histoire à la fois fantastique et glaçante de Minnie Dean qui, dans le dernier tiers du 19e siècle, a défrayé la chronique pour cause d’infanticide à l’extrême sud de la Nouvelle Zélande. Baby Farmer, c’est aussi le surnom donné à ces nourrices qui, le plus souvent dans un espace rural, recueillaient, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, les rejetons de géniteurs de la bonne société, fruits d’amours souvent illégitimes. L’auteur, répondant à un appel à projets littéraires émis par le gouvernement de Wellington, trouve son sujet en relisant des faits divers dans les coupures de presse de l’époque  et en visionnant certaines fictions, comme le Top of the Lake de Jane Campion où la trilogie des Seigneurs des Anneaux de Jackson. Amaury da Cunha trouve son inspiration dans ce mélange d’horreurs et de merveilles attribués à la Nouvelle Zélande, l’île magique, notamment à Wellington et à Invercargill où vivait et sévissait la plus tristement célèbre des baby farmers. Mais Invercargill, balayée par un vent polaire, à 20 000 km de Londres, est sans doute la ville la plus australe et la moins hospitalière de la planète. Un trou perdu « d’eau et de lumière ». Et cette baby farmer n’est ni un rêve ni un cauchemar, c’est une histoire vraie, horrible, mais qui reste nimbée de mystère.

L’auteur, subjugué par la photo deMinnie Dean, expatriée depuis son Ecosse natale vers 1860, son accoutrement victorien et par ses yeux « acérés comme des griffes », décide donc d’écrire un livre sur la destinée de la supposée criminelle, finalement condamnée à mort et exécutée par pendaison (elle fut et sera la seule femme  à périr de cette façon en Nouvelle Zélande). La nourrice est- elle vraiment coupable des meurtres de deux nourrissons parmi les nombreux bébés  dont elle avait la charge (sans compter les morts subites) ?  Sont-ils morts faute de soins et d’amour et par pure négligence de la part d’une nourrice mue uniquement par l’appât du gain ou bien par accident, par lassitude ou par un sinistre coup du sort ? Accident ou préméditation ?

Grande question. Avant de suivre les pas de l’auteur dans sa quête de vérité en Nouvelle Zélande, invité dans la résidence d’écriture de Randell Cottage en pleine pandémie, précisons que celui-ci n’est pas encore convaincu de la culpabilité totale de son héroïne, véritable croquemitaine dont on racontait les exploits à la veillée pour faire peur aux enfants.Fantasmes ou réalité ? L’auteur pour finir s’en remettra, bien qu’« horrifié » à la lecture des 53 feuillets de confession sans remords de Minnie, à la devise de Simenon : « Comprendre et ne pas juger » !

Points forts

L’auteur mène l’enquête à l’ancienne. Il fouille, rencontre, écoute, cherche la clé en essayant de comprendre le personnage, sa vie personnelle, intime même ; les rencontres d’Amaury da Cunha avec des descendants de « témoins » ou des parents, sa découverte de pièces à conviction, ses lectures de l’époque éveillent notre curiosité à chaque ligne ; il nous raconte son enquête comme un polar, comme un film Hitchcockien. Son commentaire sur une photographie de Minnie à 28ans, hiératique et tout en noir, nous hallucine. Amaury da Cunha cite Roland Barthes, au sujet d’un autre condamné à mort, quelques années plus tôt : « la photographie me dit la mort au futur ». Au-delà de la sidération provoquée par ce fait divers morbide, on pénètre réellement dans la psychologie de l’infanticide, l’auteur nous la fait toucher du doigt. On arrive même à lui trouver des circonstances atténuantes, presque à la comprendre, voire à lui pardonner.

Une écriture imagée, dense et concise, mordante. Des moments d’émotion, mélange de découvertes  glaçantes et d’humour grinçant : la séquence de la boîte à chapeau qui reçoit coup sur coup (!) deux petits corps sans vie ainsi assemblés dans ce petit cercueil ambulant et ramenés à la maison en « chemin de fer fumant » (on est en 1865) en toute discrétion est un summum de narration, froide, précise, méticuleuse, pur reflet du sang-froid d’une Minnie à peine perturbée.

Une culture étendue, un talent d’investigateur, le recul d’un homme hypersensible qui se projette. Mais Baby Farmer c’est aussi le voyage du bout du monde, à la découverte d’un pays « à vous couper le souffle » comme l’écrit Katherine Mansfield dans son journal, compagnon virtuel de l’auteur. Une belle bouffée d’exotisme et peut être également un voyage intérieur insolite ?

Des images composant une dramaturgie intense : comment ne pas être saisi par l’évocation de la mort horrible, dix huit ans plus tôt, de la fille de Minnie Dean et de ses deux enfants retrouvés au fond du  puits de la ferme familiale. Amaury da Cunha met les points sur les i en faisant appel à ses références d’universitaire entendues dans l’amphi de la Sorbonne au sujet des Rougon-Macquart : « dans cette famille désastreuse, la question de l’hérédité s’est substituée à celle de la fatalité ». Jean, la correspondante d’Amaury da Cunha à Wellington dira d’ailleurs, comme une excuse évidente : « chez les Dean, on tue les bébés de mère en fille » Implacable, comme une pièce de Racine ! 

Points faibles

On ne peut pas parler de points faibles à proprement parler. Simplement d’une légère frustration, d’un certain sentiment d’inachevé. L’enquête et le voyage  semblent toucher à leur terme. Trop tôt. « Et pourtant l’histoire de Minnie Dean n’est jamais tout à fait terminée » conclut da Cunha comme à regret.

En deux mots ...

« Qui es-tu Minnie Dean ? Qui es-tu vraiment ? Que s’est- il passé entre 1862 et 1895 pour que tu en sois arrivée là ».  Sans peur, ni remords ! « Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort » (incipit de Peter Hankle).

Un extrait

(Chap.1): « Une fois rentré au cottage à Winton, Minnie donne son bain à Baby Carter ,et, car les cris ont repris, encore plus de laudanum. Toujours plus de laudanum, moins de cris, et la voilà qui s’endort. Minnie doit maintenant rassurer son mari grincheux qui n’en peut vraiment plus. Cinq enfants au cottage, deux vaches, un cheval, des cochons, quelques chèvres, des poules, c’est trop. On ne peut accueillir ici toute la misère du monde, même pour de l’argent. »                                                                           

(Amaury da Cunha ): « J’ignore si c’est désolant ou misérable mais je n’ai aucune imagination. Depuis plusieurs années j’assigne à la fiction la fonction d’occuper mollement mon esprit quand je me sens vide et fatigué. C’est à ça qu’elle me sert, à me gaver d’images divertissantes et mensongères pour mieux m’abrutir et me conduire dans la nuit. Elle ne représente pas de grande stimulation intellectuelle, ne me grandit que rarement, c’est toujours le réel qui me touche, même lacunaire, troué, mort-vivant. »                        

 « Les images sont souvent des questions. Il m’était difficile de compter sur ces représentations aussi réelles que fantasmées pour comprendre qui était vraiment Minnie Dean. Une tueuse au sang froid ? Une sorcière ? Un modèle pour peintre ? Le sujet d’une ballade, ou d’un film ? [NDR : ainsi, une affiche pour un film d’horreur représentant Minnie devant des rails avec ce slogan : « Accrochez-vous à vos chapeaux, ça va être sanglant ! »] Je finis par revenir à la photo initiale et l’imprimai en petit pour mon portefeuille et en A4 pour la maison. Elle était donc rentrée chez moi, en moi. A partir de ce moment, elle devint l’objet d’une étrange fixation, la cause d’un voyage aux Antipodes. Les gens de mon entourage à qui je parlais d’elle, sans leur épargner le moindre détail scabreux, paraissaient surpris. « Avez-vous, vous, été enterré vivant quand vous étiez enfant ? » me demanda, avec humour et effroi, Elisabeth de Fontenay avec qui je travaillais sur un projet de livre. 

L'auteur

Amaury da Cunha, écrivain-photographe, né en 1976 est journaliste au quotidien Le Monde. Il  a publié, outre ce Baby Farmer,  deux ouvrages édités aux éditions du Rouergue : Fond de l’Oeil en 2015 et Histoire souterraine en 2017.

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