La préférence nationale, une idée raciste : vraiment ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Un buste de Marianne.
Un buste de Marianne.
©Ludovic MARIN / AFP

Biais idéologique

Petits éléments juridiques et politiques pour tempérer les ardeurs du Président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius comme des responsables de gauche ou de la majorité qui ne voient plus la différence entre citoyens et non-citoyens.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

Voir la bio »
Anne-Marie Le Pourhiet

Anne-Marie Le Pourhiet

Anne-Marie Le Pourhiet est professeur émérite de droit public.

 

Voir la bio »

Atlantico : Dans un entretien accordé au Monde, Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, affirme : « La préférence nationale – appliquée de façon systématique – est contraire à la Constitution. » Que pensez-vous de sa déclaration ? 

Anne-Marie Le Pourhiet : Laurent Fabius répète simplement dans son entretien du Monde ce qu’a dit le Conseil constitutionnel dans sa décision récente du 11 avril sur le projet de RIP (référendum d’initiative partagée) des parlementaires LR, c’est à dire que la condition de durée minimale de résidence de cinq ans pour le versement aux étrangers résidant en France de prestations familiales et de logement est « contraire à la Constitution ». C’est effectivement ce que proposait aussi Marine Le Pen dans son programme présidentiel de 2022 et que les médias ont pour habitude de résumer par le terme de « préférence nationale ».

En réalité il faudrait plutôt dire que le Conseil constitutionnel « a jugé ces mesures contraires à l’interprétation qu’il donne des dispositions visées au préambule de la Constitution ». Il faut, en effet, cesser de faire croire aux Français que la Constitution de 1958 contient des dispositions relatives à l’immigration, la nationalité, l’avortement, le mariage, la filiation ou d’autres sujets dits « sociétaux ». Le texte constitutionnel est en réalité muet sur toutes ces questions et ce n’est que par une interprétation prétorienne tout à fait discrétionnaire que les juges décident de valider ou censurer telle ou telle disposition législative, selon leur « bon vouloir » et leur appréciation subjective.

Les articles de la Constitution de 1958 sont précédés d’un bref préambule disposant que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 (…) ». Les travaux préparatoires de la Constitution de 1958 sont formels : les deux textes ainsi visés n’étaient pas juridiquement opposables au législateur et le Conseil constitutionnel ne pouvait les invoquer pour contrôler le contenu des lois. Le risque de « gouvernement des juges » fut justement invoqué par les constituants pour écarter cette possibilité.

Le préambule de la Constitution de 1946 exprime l’idéal de solidarité sociale de la Libération en des termes si vagues et utopiques, que l’on ne peut sérieusement y déceler d’énoncés normatifs. L’application aux étrangers de l’exigence de solidarité nationale qui en est  déduite ne ressort absolument pas du  texte.

L’alinéa 10 du texte de 1946 énonce, en effet, que « la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement », tandis que l’alinéa 11 affirme qu’elle « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs », ajoutant encore que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ». Rapprochés des termes de la Déclaration de 1789 qui indique que seuls « les citoyens » sont égaux aux yeux de la loi, et de l’article 1er de la Constitution de 1958 qui affirme explicitement que « la France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », le préambule de 1946 ne permet pas de conclure à une égalité de droits sociaux entre les Français et les étrangers. Il ne semble pas illogique que la solidarité « nationale » bénéficie en priorité aux nationaux dans une Constitution dont il faut rappeler qu’elle est la loi fondamentale d’un État-nation.

La jurisprudence du Conseil sur cette question n’est pas du tout « constante » comme le prétend Laurent Fabius, mais au contraire assez sinueuse et même contradictoire. Tout en admettant que le législateur « peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques », il juge cependant qu’ils doivent « jouir des droits à la protection sociale, dès lors qu’ils résident de manière stable et régulière sur le territoire ». En 2011, il estime que le délai de cinq ans de résidence n’est pas excessif pour pouvoir toucher le RSA mais en 2024 il juge le contraire pour d’autres prestations sociales et de logement ! C’est ce que l’on appelle un contrôle d’opportunité qui repose sur la subjectivité du juge et son humeur du moment.

Est-ce au Conseil de fixer discrétionnairement cette durée de résidence en se substituant aux représentants de la Nation alors que ceux-ci souhaitent justement solliciter l’arbitrage populaire sur ce point ? Cette question n’est d’ailleurs pas seulement hexagonale. On se souvient qu’avant le référendum sur le Brexit, le Premier ministre David Cameron avait obtenu de ses partenaires européens un accord spécifiant que le bénéfice des prestations sociales et familiales des migrants intra-communautaires soit soumis à un délai de quatre ans au Royaume-Uni. D’autres pays imposent aussi de tels délais pour les ressortissants extra-communautaires.

Beaucoup de responsables politiques fondent leur accusation de racisme contre le Rassemblement national sur la volonté du parti d’appliquer la préférence nationale. Comment l'analysez-vous ?  

Pierre Vermeren : Au-delà de ces querelles politiques quarantenaires, cela pose une question philosophique, ou plutôt de philosophie politique, aussi ancienne que la Révolution. La France d’Ancien Régime était fondée sur la souveraineté royale, et l’on était français si l’on était gouverné par le roi de France, quelle que soit sa culture, sa langue, sa « race » etc. La révolution a transféré la souveraineté à la nation, c’est-à-dire au peuple français, devenu une assemblée de citoyens, la communauté politique nationale. La préférence nationale ne se pose pas : elle est l’essence même de la vie politique et citoyenne de la nation. La révolution a supprimé le droit du sol pour établir le droit du sang ; ce qui n’a jamais interdit quelques « naturalisations » décidées par les pouvoirs publics, au nom de la souveraineté nationale.

Que s’est-il passé depuis qui fasse regarder avec horreur par certains ce principe républicain fondateur ? L’avènement du droit du sol pour les enfants d’immigrés en 1889, puis de la République sociale en 1945 ? Pourtant, l’immigration appartenait à la question sociale à une époque où la France manquait cruellement de bras et de soldats (disons entre les années 1880 et les années 1960).

Mais depuis les années soixante, le lien national s’est dissout par étapes à la suite de la décolonisation, de la construction européenne, de la crise voire du rejet de la nation, de la mondialisation et d’une économie qui n’a plus besoin de soldats ni de travailleurs immigrés, mais seulement de consommateurs. Les partisans du fédéralisme veulent supprimer la préférence nationale au profit une Europe supranationale (au-dessus des nations), qui brasse à la fois peuples européens et populations venues des pays tiers (dites immigrées). Or la communauté politique nationale n’a pas disparu, puisque nos institutions et les élections républicaines sont toujours nationales, et que le conseil constitutionnel est censé être leur gardien ; par ailleurs, il y a une protection sociale qui tend à universaliser ses dépenses, mais qui n’est financée que sur une base nationale (raison pour laquelle nous sommes dans un déficit sans remède, outre la carence de plus en plus grave de la santé publique).

En, fait nous sommes dans une profonde crise politique et sociale puisqu’il n’y a pas d’accord sur les fondements politiques et sociaux de notre pays, ou de ce qui est appelé à le remplacer, mais qui n’est jamais mis en débat ni soumis au vote… 

Sommes-nous face à une stratégie politique qui vise à décrédibiliser la proposition du RN sans en débattre sur le fond ? 

Pierre Vermeren : Par certains côtés oui, mais sans imagination puis qu’encore une fois, c’était déjà le même débat lorsque j’avais 20 ans ! En revanche, la question est fondamentale. Dans la déclaration des droits de « l’homme et du citoyen », la Révolution et la République ont longtemps privilégié le « citoyen » pour établir leur pouvoir et les institutions nationales. Le messianisme français des droits de « l’homme » était porteur d’utopies extérieures : la France des 130 départements, la conquête de l’Europe, le Royaume arabe, la création de l’Empire colonial, la plus grande France, la déclaration universelle des droits de l’homme etc.

Or sous la Ve République qui a été fondée par le général de Gaulle sur la base de la citoyenneté nationale, la gauche puis une partie du centre et de la droite ont peu à peu privilégié les « droits de l’homme » aux « droits du citoyen ». Ici commence le dénigrement de la citoyenneté nationale au profit ou bien d’une citoyenneté européenne (effective aux élections municipales, mais très relative aux Européennes quoi qu’on en dise puisque personne ne nous informe des équilibres politiques au sein du futur parlement européen, de sorte qu’on vote à l’aveugle), ou bien d’une citoyenneté mondiale. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, puisqu’on demande à nos gouvernants de respecter les droits de tout humain qui parvient à pénétrer sur le sol national, sans aucune contrepartie pour les autres gouvernements dans le monde, y compris les plus tyranniques.

La question de fond est fondamentale en effet : l’absence d’accord sur la nature et le périmètre de la nation, c’est-à-dire sur notre communauté politique nationale, ce n’est pas une coquetterie : c’est typiquement une discorde qui conduit à la guerre civile, non pas dans la bouche de vieux messieurs, mais avec la fougue de jeunes protagonistes dont on sait la cruauté dans une telle situation. Tel était l’enjeu de la Révolution : qui est le souverain ? Cela a produit quelques centaines de milliers de morts…

La classe politique a-t-elle une mauvaise compréhension de ce qu’est historiquement la préférence nationale ? Doit-on reconnaître certains aspects positifs à la préférence nationale ?

Pierre Vermeren : Si la préférence nationale fonde la citoyenneté et nos libertés politiques et publiques, elle est positive. Si elle finance la sécurité sociale et les retraites, même élargies aux travailleurs étrangers contributeurs, qui s’en plaindra ? Si la préférence nationale est, au sens de ses détracteurs, une course au racisme et aux discriminations, avouons qu’elle n’est pas très aimable. Alors il nous faudra collectivement décider ce qu’il en est. Il n’y a pas de sécurité sociale ni d’État-providence dans un système ouvert aux quatre vents. Les libéraux veulent que les assurances privées prennent à leur charge les fonctions de l’État social, mais ils n’osent pas le dire. Ils ont déjà détruit les services publics en les privatisant dans le même objectif ; que la France soit devenue une pétaudière en ces domaines n’est pas leur problème. Ils se contentent de laisser filer les déficits et la dette jusqu’à ce qu’à ce qu’un jour, les citoyens en tirent la conclusion que ce système a fait son temps. Mais le cas des cliniques privées ou de la SNCF qui ne survivent que grâce aux financements publics, et à d’immenses déficits parfois, devrait nous alerter. Tout cela est extrêmement sérieux, et les Français devront bien trouver a minima des accords pour éviter à la fois la guerre civile et la ruine. Hélas en France, les grandes controverses politiques se tranchent plus souvent dans la violence que par consensus.

Plus largement, sur ce sujet comme sur d'autres, le Conseil constitutionnel fait-il montre de biais idéologiques dans ses décisions ?

Anne-Marie Le Pourhiet : Les membres du Conseil constitutionnel ne sont pas, en eux-mêmes, des idéologues  mais ils sont sensibles aux sirènes du militantisme des officines associatives et de la doctrine juridique qui les inondent de QPC ou d’interventions dites « portes étroites » de toutes sortes et qui sont, elles, très marquées idéologiquement. En outre, si le Conseil n’est pas juge de la conformité des lois au droit européen, il n’en demeure pas moins qu’il louche beaucoup, dans ses interprétations, vers la jurisprudence des cours européennes. La décision de 2018 censurant une loi qui réprimait l’aide au séjour irrégulier des étrangers au nom d’un « principe de fraternité » inventé de toutes pièces, a clairement montré l’influence d’une partie de la doctrine et des normes européennes sur le Conseil.

Autre exemple : autrefois c’était le Conseil d’Etat qui était naturellement compétent pour examiner les recours contre les décrets que nécessite l’organisation des élections et référendums. Or le Conseil d’État avait jugé en 1962, que le décret par lequel le Président de la République décide d’organiser un référendum de l’article 11 est « un acte de gouvernement » dont il n’appartient pas au juge de connaître. Mais depuis que le Conseil constitutionnel s’est emparé du pouvoir de statuer sur les recours contre ces décrets, il se réserve la faculté de vérifier si le Président de la République respecte bien les conditions fixées par l’article 11. Or Laurent Fabius décrète qu’un référendum n’est pas possible en matière migratoire, ce qui ne résulte pas du tout du texte constitutionnel mais d’un simple point de vue émis en 1995 par le garde des Sceaux de l’époque et repris depuis par toute la doctrine hostile aux référendums. L’article 11 autorise le référendum sur la « politique économique, sociale ou environnementale » de la nation, ce qui est suffisamment large pour englober la politique migratoire. Tout est donc affaire d’interprétation et le Conseil constitutionnel choisit tout simplement l’interprétation qui lui convient.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !