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Poser la question de la qualité des emplois créés dans les économies développées est une ouverture essentielle sur l’évolution du travail dans un environnement façonné par trente ans de développement de l’économie numérique.
Poser la question de la qualité des emplois créés dans les économies développées est une ouverture essentielle sur l’évolution du travail dans un environnement façonné par trente ans de développement de l’économie numérique.
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Défi immense

Non seulement une réindustrialisation est-elle quasi impossible à environnement fiscal, social et environnemental équivalent mais la nature des emplois créés par l’industrie de demain n’a plus rien de comparable avec celle des Trente Glorieuses.

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou est directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Partners. Il est l'auteur de "Liberté, égalité, mobilié" aux éditions Marie B et "1,2 milliards d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?" (2012).

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Atlantico : L'administration américaine travaille à la réindustrialisation de la nation. Pourtant, souligne l'économiste Dani Rodrik, les pays développés sont aujourd'hui confrontés à une vraie problématique : ils ne savent plus créer des "bons" emplois dans les services ou dans l'industrie. Dans quelle mesure cette réalité rend-elle complexe la réindustrialisation de nos nations et tout particulièrement de la France ?

Jean-Pierre Corniou : Poser la question de la qualité des emplois créés dans les économies développées est une ouverture essentielle sur l’évolution du travail dans un environnement façonné par trente ans de développement de l’économie numérique. Dans la culture commune, l’industrie du XXIe siècle reste un monde de machines et d’usines beaucoup moins avenant que les bureaux contemporains où tout est fait désormais pour créer une ambiance chaleureuse de travail entre le baby-foot, la machine à café dernier cri et les bulles où l’on s’isole pour les visioconférences, images popularisées par la communication des grandes entreprises de la Tech. Les millenials sont exigeants en matière de qualité de travail et supportent mal les contraintes, ce qui fait de l’embauche un exercice très concurrentiel. L’industrie tire difficilement son épingle du jeu en véhiculant malgré elle des images désormais surannées. 

Comment réussir la réindustrialisation si les industriels ne parviennent pas facilement à embaucher ? Et embaucher pour quoi faire, quand tant d’emplois sont considérés comme des bullshits jobs ? En étant conscient qu’une industrie moderne, automatisée, numérisée, sera beaucoup moins créatrice d’emplois qualifiés directs, mais générera des emplois de service moins valorisés et moins qualifiés en périphérie du cœur technologique, il faut aussi traiter dans le politique industrielle la politique de qualité des emplois de services qui accompagnent soit directement soit indirectement le renouveau industriel. La réflexion de Dani Bodrik met l’accent sur cette dimension négligée de la réindustrialisation.

Faut-il penser que la réindustrialisation est possible en France ? A quel point le contexte social, l'environnement fiscal et la question environnementale peuvent-elles constituer des obstacles auxquels il faudra faire face et qui n'étaient pas aussi prégnants pendant les 30 glorieuses ?

Les Trente Glorieuses visaient à sortir d’un monde de pénuries et de privations. Le rationnement sur le sucre, le café et l’essence, et d’autres produits de base a duré en France jusqu’en 1949, le manque de matières premières de base, la vétusté des usines a différé le redémarrage de l’économie industrielle et il a fallu l’aide massive du Plan Marshall, conclu en 1948,  pour sortir l’économie européenne de son passé douloureux. Mais la reconstruction de l’Europe s’est réalisée sur un modèle d’économie industrielle classique, avec des machines-outils, des lignes de montage, des ouvriers spécialisés (OS) et une production de masse qui, grâce à l’abaissement des coûts, allait permettre à la quasi-totalité de la population européenne d’accéder à des logements sains, à l’automobile et à la société de consommation. Au sortir de la guerre et jusqu’en 1968, la dimension qualitative de l’emploi était secondaire par rapport à la participation à la société de consommation que la dynamique de l’emploi permettait de satisfaire. L’Europe s’est construire en 1958 sur la notion d’un Marché commun permettant de stimuler la concurrence et faire baisser les prix, plutôt que sur la mise en commun des actifs technologiques et industriels, en dehors du charbon et de l’acier. Il faut aussi prendre en compte le fait que l’Asie était alors inexistante sur le plan industriel et il a fallu que les constructeurs automobiles japonais abordent le marché européen avec d’excellents produits au début des années soixante-dix pour que l’Europe prenne conscience qu’elle pourrait être menacée dans son secteur industriel phare, l’automobile, au point d’être contrainte de conclure avec le Japon en 1993 un accord d’auto-limitation des exportation japonaises d’automobiles en Europe.

Le problème du XXIe siècle est différent : nous sommes dans un monde d’abondance, mais d’une abondance à laquelle la dématérialisation numérique a apporté des formes différentes. L’industrie reste omniprésente mais pour une large des produits courants elle a été massivement délocalisée en Asie. Cette évolution vers une consommation de produits dématérialisés a changé la donne économique. L’abondance de biens accessibles à travers les sites de e-commerce casse le lien physique qu’il existait dans le monde matériel des Trente Glorieuses où on allait flâner dans les hypermarchés et les centres commerciaux, où on se rendait en voiture, institutions symboliques d’un monde en disparition. Aujourd’hui ce sont les moteurs de recherche, à partir de son canapé Ikéa, qui alimentent l’inspiration. Amazon vend en propre 12 millions de références produits et on peut trouver plus de 300 millions de références sur sa market place. Ceci ne laisse aucune chance au commerce de proximité en dehors de l’alimentaire. Amazon est devenu une usine logistique planétaire de plus d’un million et demi de salariés, dont 18 500 en France.

Qu'est-ce qu'un "bon emploi" au sens de Dani Rodrik ? Pourquoi les avancées technologiques limitent-elles, aujourd'hui, la bonne intégration économique et sociale des travailleurs concernés ?

Dans un article de décembre 2023, l’économiste et professeur à Harvard Dani Rodrik insiste sur une dimension structurante de l’emploi dans la vie sociale que l’économie libérale tend à négliger. En effet, l’emploi n’a pas qu’une composante économique associée au revenu du travail, mais une dimension « contributive » au bon fonctionnement de la société. Les réactions de jeunes ingénieurs diplômés, sur leur refus de travailler pour des entreprises qui n’apportent pas, à leurs yeux, un contenu acceptable par rapport à l’environnement et à l’inclusivité, éclairent brutalement la prise de conscience d’une partie des jeunes entrants sur le marché du travail. Pour Rodrik, un bon emploi ouvre la voie à un niveau de vie de classe moyennes, mais doit aussi défendre les droits fondamentaux du travail tels que les conditions de travail sûres, la négociation collective et la réglementation contre le licenciement arbitraire. L’industrialisation, avec son environnement encadré de normes de sécurité physique, de respect des personnes, de négociation a été le vecteur historique dans les pays développés d’un développement cohérent visant un cadre d’intégration beaucoup plus large que l’accès à la consommation.

Mais la régression naturelle de l’emploi industriel par la productivité, la répartition internationale des systèmes de production et l’innovation, ne confère plus à l’industrie cette responsabilité structurante que l’économie de services ne peut fournir aussi efficacement. Aussi Rodrik plaide pour faciliter la normalisation du secteur des services en créant les conditions d’une meilleure sécurité de l’emploi et d’une amélioration des conditions de travail de ces travailleurs de premier rang dont la crise de la COVID a mis en lumière l’importance majeure.  Son message est que l’amélioration du traitement des travailleurs des services ne peur que servir l’intérêt général « avec une croissance de meilleure qualité, une inclusion sociale beaucoup plus grande et une classe moyenne plus large »

Si la réindustrialisation apparaît impossible (ou presque impossible) à mettre en place en France, faut-il en déduire que les discours politiques promettent et vendent une illusion sur ce sujet ?

Il s’agit vraiment d’une question existentielle. La COVID a mis en évidence notre extrême dépendance envers l’importation de produits étrangers que nous avons, par paresse, négligence et idéologie laisser filer vers l’Asie, essentiellement, au nom d’une économie sans usine, sans pollution et sans travailleurs. Nous devons retrouver au moins au niveau européenne le contrôle d’industries essentielles, comme les médicaments, les produits de santé, l’alimentation, l’énergie pour ne pas être mis en risque en situation de crise. Notre souveraineté européenne ne peut dépendre du bon vouloir de fournisseurs qui en cas de tension sur les marchés font le tri entre leurs clients en dépit des contrats signés.

Il s’agit aussi de produire la valeur ajoutée dont nos états sophistiqués, et nos opinions publiques exigeantes, ont besoin pour financer leurs modèles sociaux avancés. Pour que la base fiscale soit suffisante, il faut créer de la valeur et exporter. Ceci implique une industrie solide et diversifiée.

Donc, la vraie légitimité de la réindustrialisation ne réside pas dans la seule création d’emplois mais dans la consolidation des conditions de notre souveraineté, économique comme militaire, et de la robustesse du financement de notre modèle social. Dégager une valeur ajoutée est la condition de la prospérité et de l’équité de notre modèle social qui sans cela ne peut être redistributif.  La question de l’opposition entre un monde industriel qualifié, robotisé, décarboné tel que le dessine le Plan France 2030, et qui est effectivement attractif et utile pour créer les bases d’une économie industrielle moderne, ne peut laisser dans l’ombre les travailleurs des services laissés dans une situation précaire et non valorisante.

Or c’est là où précisément l’innovation technologique peut apporter aux travailleurs des services les bénéfices des outils industriels. Beaucoup de tâches de services, où la pénibilité se traduit par le port de charges lourdes, de longues distances à parcourir, l’exposition à des risques chimiques ou à des postures difficiles peuvent être allégées par des robots. De nombreuses start-ups françaises y travaillent. On peut citer, parmi d’autres, la société Enchanted Tools qui expérimente en milieu hospitalier des robots pour pousser des chariots et porter des charges pour alléger la tâche des aides-soignantes et infirmières. On peut aussi utiliser des robots pour faire des contrôles sur de vastes installations industrielles ou assister en « front line » les personnels dans des tâches difficiles comme le désamiantage. Pour répondre au défi de l’attractivité et de la qualité des métiers de service, souvent dépréciés car peu stimulants, l’usage de technologies de pointe est un facteur majeur pour attirer des jeunes.

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